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Mes parents voulaient venir dîner. Je ne le souhaitais pas, mais ma mère a insisté. Elle apporterait le vin et le dessert. J'ai capitulé. Comme d'habitude, ils sont arrivés dès dix-huit heures trente. Andrew n'était pas rentré. Depuis la retraite de mon père, et son hypocondrie, les dîners avec eux avaient lieu de plus en plus tôt. Malcolm en avait même inventé un nom : le « goûneur », une contraction de goûter et de dîner. Mon père, engoncé dans sa parka, avait son visage allongé des mauvais jours. Ma mère, trop maquillée, trop parfumée, s'activait dans la cuisine avec Georgia. Elle en faisait trop. Ses gestes appliqués. Ses vêtements apprêtés, ses foulards bon genre. Ses mocassins vernis. Pourquoi ce soir la regardais-je comme si c'était la première fois, avec une sorte d'horreur secrète et consternée ? Pourquoi me faisait-elle pitié alors qu'elle était venue pour nous aider, pour nous apporter son soutien ? Je rêvais qu'elle s'en aille, qu'ils partent tous les deux, qu'ils nous laissent. Vite, maintenant. Et Andrew qui n'était toujours pas là. Discrètement, j'ai envoyé un texto à mon mari : « Hurry up ! » Puis je suis allée retrouver mon père dans le salon. Je ne savais pas quoi lui raconter, à vrai dire, je n'avais vraiment pas envie de lui parler. Mais il était venu, lui aussi, comme maman, il voulait me voir, nous voir. Alors je me suis assise à côté de lui. C'était étrange. Mon père, là, tout près, et je n'avais ni envie ni besoin de sa présence, de son amour qu'il me montrait si peu. Il était à jamais fermé pour moi, cadenassé, fortifié, comme une statue du Commandeur rouillée, usée, fatiguée par les années.
Mon père ne savait pas aimer, donner. L'avait-il jamais su ? Il n'avait fait que nous engueuler, Emma, Olivier et moi. Il n'avait fait que brailler, critiquer. Emma avait fui à Marseille. Olivier et moi, nous subissions en silence. Mais pour combien de temps ? Déjà, il entamait son discours, sans me regarder, la lippe mauvaise, des plis dans le bas du menton, déjà sa voix prenait de l'ampleur, il disait qu'il fallait qu'on se bouge, Andrew et moi, que ce n'était pas possible de laisser ce chauffard comme ça dans la nature, libre, que ce n'était pas possible que cet homme ne soit pas inquiété, mais que foutions-nous, enfin, Andrew et moi, il fallait ne pas les lâcher, les flics, il fallait insister, les emmerder, encore et encore, aller au commissariat tous les jours, les emmerder, encore, encore, ne pas lâcher prise, les forcer à faire leur boulot, comment pouvait-on rester là, plantés, bras croisés, à ne rien faire ?
J'ai cru que j'allais l'étrangler. Mon père avait le don de me mettre hors de moi. J'ai senti mes oreilles devenir rouges, chaudes. Pouvait-on frapper son père ? Le gifler ? Même à quarante ans ? Non. Alors j'ai subi, comme toujours, j'ai fermé les écoutilles, j'ai débranché le son, je n'entendais même plus sa voix, je ne voyais même plus son menton fripé qui s'agitait, je contemplais le visage embarrassé et faible de ma mère, marbré de fard rose, ma mère qui était arrivée avec son plateau d'apéritifs et de cacahouètes salées et qui ne savait pas quoi en faire.
Puis la porte d'entrée a claqué, il y a eu un bruit de clefs jetées sur le guéridon, et mon grand sauveur de mari a débarqué dans des effluves de Sandalwood de Crabtree & Evelyn, avec la petite qui a crié : « Daddy ! », et je savais que mon supplice était terminé. Devant Andrew, mon père s'écrasait. L'entente cordiale avait du bon.