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J'avais mal dormi. La sonorité de la mer, étrange grondement sourd, avait investi mes tympans la nuit entière. Je me suis levée tôt, habillée sans bruit. Tout le monde sommeillait encore. J'ai laissé un petit mot sur la table : « Gone for a promenade, back later. » Il faisait beau, frais. Pas beaucoup de monde encore dans les rues. Je marchais vite, de grandes enjambées. Je me sentais nerveuse, agitée.
Marcher m'aidait, m'emportait dans un mouvement, m'empêchait de penser à ce que j'étais en train de faire. Je regardais autour de moi cette ville que je ne connaissais pas. Les couleurs, rose et blanc, vert, rouge. Le Palais, dans sa splendeur surannée. Platanes. Pins parasols. Tamaris. Relents salés de la mer qui s'insinuaient le long des trottoirs damés de petits carreaux beiges. Une longue place rectangulaire gansée de drapeaux qui flottaient dans la brise. Un grand magasin, le Biarritz Bonheur, encore fermé. Son nom m'a fait sourire.
Une petite rue qui montait, bordée de pâtisseries, boutiques, restaurants, commerces en tous genres. Je me suis arrêtée pour acheter un croissant. Il était encore chaud. En le mangeant, je pensais à mon fils, à mon mari. À Eva Marville, dont je me rapprochais inexorablement. En haut de cette rue, c'était la sienne, déjà, la Promenade des Basques. En haut de la rue, c'était chez elle. J'ai eu envie de faire demi-tour, de détaler. Je me suis arrêtée brutalement, le souffle court. Un homme m'a dépassée, et s'est retourné pour me dévisager. Je me suis sentie rougir. Pour me donner une contenance, je me suis avancée pour admirer la vue.
La mer s'étalait, immense. Au loin, vers le sud, on devinait un long bras sombre, le début de ce que j'imaginais être l'Espagne. À gauche, les Pyrénées, auréolées d'une épaisse brume grise. Tout en bas, la plage grignotée par la marée haute. Des petits points noirs s'éparpillaient sur la surface bleue. Des bateaux ? Non, trop petits. Puis j'ai compris en voyant un point suivre une vague. Des surfeurs. Je les ai admirés quelques instants. Derrière moi, un gros bunker tagué, vestige de la guerre, sans doute, enfoncé dans la falaise. Juste au-dessus, une rangée d'immeubles et de villas. La sienne devait être par là. C'était une de ces maisons. Laquelle ? Je me suis souvenue que je n'avais pas le numéro. Juste le nom. Etche Tikki. Je me suis mise à longer les villas et les immeubles, d'un air que j'espérais naturel, mais qui ne l'était certainement pas tant mon cœur battait fort.
Chaque fois que je tournais la tête vers les façades, j'imaginais qu'elle serait à son balcon et qu'elle me verrait. Qu'elle me trouverait louche. Bizarre. Qu'elle se douterait instantanément de qui j'étais. Mais je n'ai vu personne. Quelques volets étaient ouverts, j'apercevais l'intérieur. Chambres calmes, lits défaits, soleil du matin sur une serviette de bain, un pantalon. Juxtaposition étrange de villas désuètes et d'immeubles laids, carrés, hauts d'une dizaine d'étages. « Mar y Luz ». « Résidence Avelino ». « Irrinzenia ». Je continuais le long de la falaise, comme si de rien n'était, comme si je faisais ma petite promenade matinale, insouciante, indifférente. Où était sa maison ? Pourquoi ne la voyais-je pas ? Laurent s'était-il trompé ?
Je sentais la fébrilité me gagner. Mon ongle déjà rongé reprenait le chemin de mes incisives. Qu'allais-je faire si je ne trouvais pas la maison ? Repartir ? Rentrer ? Non, je n'étais pas venue jusqu'ici pour rien. Je n'avais pas fait tout ce chemin pour faire demi-tour. Même si j'en rêvais. Même si secrètement, j'aurais voulu prendre mes jambes à mon cou, fuir, redevenir la petite trouillarde en chasse-neige qui suivait sa sœur. Deux fois que je longeais la falaise, deux allers-retours, et toujours pas d'Etche Tikki.
Puis j'ai eu une idée. Regarder les voitures. Voir si on y débusquait une Mercedes couleur « moka ». Ancien modèle. Je n'ai pas mis longtemps à la trouver. Elle était dans un petit parking, cachée derrière un gros buisson d'hortensias. Mon cœur s'est arrêté.
La Mercedes marron. Celle qui avait failli tuer Malcolm. Je me suis approchée d'elle, un mélange de terreur et de fascination au creux du ventre. Elle était propre, rutilante même. J'ai vérifié la plaque. C'était bien elle. 66 LYR 64. Sur l'aile avant droite, un point d'impact. Petit, mais visible. C'était là qu'elle avait heurté mon fils. Je me suis mise à frissonner.
C'était là, à cet endroit précis, qu'elle avait frappé de plein fouet le corps de Malcolm. 66 LYR 64. J'ai regardé à l'intérieur. Psychologies Magazine, ELLE, Paris Match, sur la banquette arrière. Un sac de sport. Un stylo plume. Plusieurs boîtes en carton blanc, estampillées de codes-barres et de descriptifs. Mascara Haute Définition Volume Plus Châtain Mordoré. Brillant à Lèvres Pulpissimo Framboise Écrasée. Je me suis demandé ce qu'Eva Marville faisait dans la vie pour trimbaler ce genre de marchandises. Esthéticienne ? Maquilleuse ?
Je me suis détournée de la voiture pour tomber nez à nez avec un garçon. J'ai sursauté. Il devait avoir huit ou neuf ans. Blond. Frisé comme un mouton. Le nez couvert de taches de rousseur. Depuis quand était-il là à me surveiller en silence ? Il avait les bras croisés, le menton fier. Il portait un short beige et un T-shirt siglé. Il me regardait sans un mot, l'œil noir.
J'ai souri, marmonné : « Bonjour ! »
Il a ouvert la bouche.
— Pourquoi vous regardez dans la voiture de ma mère ? C'est la voiture de ma mère.
Sa voix était très forte, monotone, lente, sans inflexion. Je n'ai pas su quoi lui répondre. Il s'est avancé, l'œil toujours aussi soupçonneux.
— Mais vous n'avez pas l'air d'une voleuse, les voleurs ils ont du matériel pour fracasser les vitres, vous n'avez pas de matériel pour fracasser les vitres, vous.
Sa voix était étrange, pédante, comme celle d'un petit robot poussé au volume sonore maximum. Le fils d'Eva Marville. Elle avait donc des enfants. Elle avait renversé Malcolm, et elle ne s'était pas arrêtée. Elle, une mère de famille.
— Tu habites par ici ? j'ai demandé.
Il ne me regardait pas dans les yeux. Simplement dans ma direction.
— Les voleurs ils ont un matériel spécial pour rentrer dans les voitures et faire démarrer la voiture, ils ont des codes secrets et ils ont des ordinateurs pour cambrioler les banques et même parfois ils peuvent cambrioler le cyberespace.
Je lui ai reposé ma question, doucement. Mais il a fait volte-face, comme si je ne l'intéressais plus, pour se faufiler vers une villa qui ne donnait pas directement sur la mer, dissimulée derrière un immeuble moderne. J'ai pu déchiffrer le nom sur la façade.
Etche Tikki.