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C'est à ce moment que le mari est entré.
— Il dort, enfin ! lança-t-il.
Il la vit, recroquevillée sur le canapé. Il s'est figé.
Je n'ai rien dit, saisie par cette scène singulière, cette épouse en larmes, et ce mari pétrifié. Je ne comprenais rien à ce qu'il se passait.
— Mais qu'est-ce que t'as ?
Elle hoquetait toujours, ses épaules rondes frémissaient.
Il m'a regardée.
— Qu'est-ce qu'elle a ?
J'ai esquissé un geste d'impuissance. Il s'est assis à côté d'elle. Il a voulu passer un bras autour de son cou, mais elle l'a repoussé avec une brutalité surprenante.
— Laisse-moi. Laisse-moi !
Il s'est impatienté, a soupiré.
— Qu'est-ce que t'as, dis ?
Je me suis sentie de trop. En même temps, j'étais fascinée par cette scène de ménage qui se tramait, même si j'en ignorais la cause. Elle a levé son visage, il était défait, bouffi, maculé de larmes.
— Il y avait une blonde au volant, Daniel. Une blonde aux longs cheveux bouclés. Des témoins l'ont vue.
Sa voix était cassée, éteinte.
— Oui, et alors ? a répondu le mari avec impertinence. Quel est le problème ? Tu n'étais pas à Paris, on le sait, tu étais à Barcelone avec le petit, tu l'as bien dit à la dame, hein ?
Elle s'est levée. Elle avait retrouvé ses gestes ronds, majestueux. Elle lui faisait face. J'ai remarqué qu'elle tremblait des pieds à la tête. Ses poings s'ouvraient et se fermaient spasmodiquement. Puis elle s'est penchée en avant, le visage contracté, la bouche ramassée, comme si elle voulait lui cracher dessus.
— Comment as-tu pu ? Comment as-tu pu ?
Elle a crié cette phrase plusieurs fois, avec la même voix éraillée, râpée. J'ai vu qu'il avait pâli, que ses yeux vitreux, mornes n'affrontaient pas son regard. Il était silencieux, transi.
J'ai tourné la tête, et j'ai vu que le petit garçon frisé s'était faufilé à l'intérieur de la pièce, à l'insu de ses parents. Il s'était assis à même le sol, comme il l'avait fait ce matin devant moi, et il se balançait d'avant en arrière, la tête enfouie entre les genoux.
Debout, Eva Marville bruissait de rage et de souffrance.
— Lisa. Tu étais avec Lisa.
Il secoua la tête, les lèvres blanches. Elle a surenchéri.
— Tu étais avec Lisa ! Lisa ! Lisa !
Sa voix n'était qu'un hurlement de douleur qui raclait mes oreilles.
Lisa. Ce prénom me disait quelque chose. Mais quoi ? J'étais certaine de l'avoir entendu récemment.
— Calme-toi, Eva !
Il s'est levé, lui a saisi le bras, fermement, comme on tente de raisonner un enfant turbulent.
— Tu as vu dans quel état tu te mets ?
Son accent le rendait presque comique.
Elle le repoussa encore une fois, durement.
— Lisa ! Lisa ! Tu étais avec Lisa. Dis-le. Avoue-le. Tu as attendu que je parte à Barcelone et vous avez pris ma voiture tous les deux, et vous êtes montés à Paris.
— Mais tu délires !
Je les observais, à la fois horrifiée et hypnotisée.
— Tu lui tournes autour depuis deux ans. Je l'ai bien vu, j'ai bien vu comment tu la regardes, depuis ce fameux été, tu penses que je suis aveugle, tu penses que je ne vois rien !
Le petit se balançait encore, en chantonnant à voix basse, les yeux fermés, comme en transe. Ses parents ne l'avaient toujours pas remarqué.
— Mais j'en ai rien à foutre de Lisa, qu'est-ce que tu racontes, tu inventes des trucs, tu as bu ou quoi ?
Elle s'est redressée, et jamais elle ne m'avait paru si grande, si menaçante, la jugulaire à vif, les mâchoires saillantes, le corps puissant.
— On va voir si j'ai bu. On va voir.
Elle se baissa, attrapa le téléphone sur la table basse. Pianota un numéro. Il la regardait, consterné.
— Lisa. Tu viens tout de suite. Non, tu ne discutes pas, j'ai à te parler, tu viens tout de suite. J'attends.
Elle raccrocha.
J'ai dit :
— Vous voulez que je parte ?
Ses yeux se posèrent sur moi, et j'ai eu la sensation qu'elle prenait tout à coup conscience de ma présence.
— Non. Vous restez. Vous voulez la vérité ? On va l'avoir. On va attendre Lisa. Elle sera là dans cinq minutes, elle habite en face.
Lisa. Je me souvenais maintenant. Quand le téléphone avait sonné. Pendant que j'étais ici, hier soir. Le répondeur s'était mis en marche. « C'est moi, c'est Lisa, y a quelqu'un ? » Une voix de jeune femme. Qui était-elle ? Ma curiosité me démangeait. Quel rapport avait-elle avec Eva Marville et son mari ?
Nous avons attendu dans le silence le plus absolu. Même le petit garçon était muet, il s'était caché derrière un fauteuil, on ne voyait que ses pieds nus.
Le mari était resté debout, il semblait déconfit, fébrile. Eva Marville fumait, stoïque, digne, sur le canapé.
La porte a claqué. Une voix.
— C'est moi !
Une femme est entrée. Toute jeune. J'ai d'abord cru voir Eva Marville avec vingt ans de moins. La même corpulence, la même haute taille. J'en ai eu le souffle coupé. C'était la jeune fille sur la photographie jaunie. Mais les yeux étaient clairs, d'un bleu singulier.
C'était sa fille. Lisa était sa fille.
— Alors ? Tu voulais quoi, maman ?
Elle m'a aperçue.
— Bonsoir, madame.
Un joli sourire, aussi joli que celui de sa mère.
Le mari avait pivoté vers la fenêtre, le dos voûté.
Elle était vêtue d'un jean taille basse qui laissait voir un ventre potelé, doré. Une chemise noire qui mettait en valeur une poitrine rebondie, appétissante. Un piercing au sourcil gauche. Une jolie blonde, grasse, dodue, dans toute la splendeur de sa jeunesse. Une Nana de Zola qui sentait le monoï.
— Assieds-toi.
Sa mère avait repris une contenance plus normale. Mais ses mains tremblaient toujours.
— Tu vois cette dame ?
Regard troublé de la fille vers moi.
Eva Marville se pencha. Effluve de Shalimar.
— Pardon, mais je ne connais pas votre nom.
Je lui ai dit.
Eva Marville a commencé à parler lentement d'une voix calme, trop calme.
— Justine Wright a un fils de treize ans. Et c'est son fils que tu as renversé le mercredi 23 mai. Quand tu étais à Paris, avec Daniel, pendant mon voyage à Barcelone. Non, laisse-moi parler. Vous avez pris ma voiture. Vous êtes montés à Paris. Vous avez fait transférer la ligne de la maison et ta ligne à toi sur vos portables pour que je ne me doute de rien. Tais-toi, je te dis.
Une pause. Elle a continué, plus fort.
— Pourtant, tu m'avais dit que tu partais chez ton jules, que tu passerais le week-end chez lui. Je ne me suis doutée de rien. Toi chez ton jules, Dan ici, tranquille. Mais non. Vous avez tout manigancé. Vous avez tout préparé, derrière mon dos. Tu n'as jamais été chez Denis. Vous êtes montés à Paris, vous avez dû passer une nuit là-bas, et le lendemain, sur le boulevard M., tu étais au volant, toi qui n'as même pas ton permis, et vous avez grillé un feu, et vous avez fauché son fils. Vous ne vous êtes même pas arrêtés. Vous avez eu peur, donc vous vous êtes dit, on ne s'arrête pas.
Le silence qui régnait dans la pièce était spectaculaire. Eva Marville a bu une gorgée du verre de vin posé sur la table.
Elle a repris son récit. Sa voix était plus forte, plus menaçante.
— L'enfant est toujours dans le coma. Cela fait plus d'un mois. Cela fait plus d'un mois que vous m'avez caché ça, l'un et l'autre. Plus d'un mois que vous vivez avec ça sur vos consciences, et que vous ne m'en avez jamais parlé. Tout ça pour me cacher votre liaison. Votre liaison qui a dû commencer bien avant, mais ce soir, je n'ai pas envie de vous poser des questions. Je n'ai pas envie de savoir depuis combien de temps mon mari baise ma fille. Je pense surtout à ce gosse qui est dans le coma. Mais qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous pour faire des choses pareilles ? J'ai l'impression de ne pas savoir qui vous êtes, de ne plus savoir qui vous êtes. Heureusement, Lisa, que ton père n'est plus de ce monde, qu'il n'est plus là pour voir ce que tu as fait de ta vie, et de la mienne !
Elle a hurlé les derniers mots. La pièce entière résonnait de sa haine, sa rancœur. Le petit garçon devait être terrorisé. On ne le voyait plus, il avait complètement disparu derrière le fauteuil.
La fille était blafarde, mais elle osait encore affronter le regard de sa mère. Le mari, lui, n'était que l'ombre de lui-même.
— Maman…
Eva Marville a levé une main. Elle chuchotait, et il y avait quelque chose qui brillait dans ses yeux.
— Ne me dis rien. Ne me parle pas. Lundi la police sera là. Daniel et toi, vous vous expliquerez avec eux.
Le mari s'était enfin retourné. Dérouté, penaud.
Comme un ballon dégonflé.
— Écoute, Eva…
Encore la main levée, tranchante. Le chuchotement.
— Tais-toi. Je ne veux plus entendre ta voix. Tais-toi.
Elle se tourna vers moi.
— Vous voyez, madame, je croyais que c'était un type bien. On se trompe sur les hommes. On se trompe souvent. Moi je me suis trompée une première fois avec le père de Lisa. J'étais jeune, je ne savais rien de la vie. C'était un type dur, son père. Sans cœur. Il m'a quittée. J'ai trimé pendant des années pour ouvrir ma boutique, élever ma fille. Il est mort dans un accident de moto. Il ne manque à personne. Puis j'ai cru que celui-là, c'était le bon. J'y ai cru. Plus jeune que moi. On a eu le gamin ensemble. Il ne s'occupe pas de son fils. Il ne fait rien pour son fils. Pour lui, Arnaud, c'est juste un pauvre petit autiste, je me demande même s'il l'aime.
Un long silence. La fille haletait.
Sa mère a repris, la voix grave, douloureuse.
— J'aurais dû me douter dès le départ que j'étais tombée sur un autre mauvais numéro. L'été des seize ans de Lisa. Il y a deux ans. Quand il a commencé à la regarder, à la reluquer. À la tripoter. Oui, ça a dû commencer à ce moment-là. Et moi je n'ai rien voulu voir. Cela me faisait trop peur, alors je fermais les yeux. J'ai bien remarqué comment il se comportait avec elle. Mais j'avais confiance en ma fille, voyez-vous. Comment ne pas avoir confiance en sa propre fille ? Elle avait un petit ami, elle était sérieuse. Je me disais que c'était une fille bien, ma Lisa, et que même si Dan lui tournait autour, elle n'aurait rien fait, puis elle avait son petit copain, elle avait sa vie. Je me suis trompée sur ma fille, aussi.
— S'il te plaît, maman !
La fille avait une voix larmoyante.
Mais Eva Marville ne la regardait pas. Ni son mari. Elle ne les regardait plus. Elle me regardait, moi.
— La vie. C'est ça, la vie. On ne se connaissait pas, et maintenant, je me souviendrai de vous pour le restant de mes jours. Vous pensiez que c'était moi, et en venant, vous avez trouvé une autre vérité. La pire. Les flics l'auraient trouvée aussi, en venant lundi. Mais c'est de vous que je me souviendrai. C'est votre visage. Vos yeux. Vous avez dit : « Je sais que c'est vous. » Je n'avais pas compris, sur le moment. Mais vous n'aviez pas tort. Ma fille, ma chair. Votre fils, votre chair. La vie. Ça bascule en quelques secondes, vous avez vu ? Votre fils, une voiture, le coma. Ma fille, mon mari, leurs saloperies. Quelques secondes. Comme ça.
Elle est sortie de la pièce en titubant, une main plaquée sur sa bouche, comme si elle allait vomir.
De sa cachette, le petit garçon frisé s'est mis à hurler, à hurler de toutes ses forces, un hurlement insupportable, mais ni son père, ni sa demi-sœur n'ont fait un geste vers lui. Sa mère n'est pas revenue. Il s'est enfin tu, brutalement, comme un disque qu'on interrompt en pleine chanson.