39161.fb2
Maman avait pris Georgia chez elle pour la nuit. Je leur avais téléphoné sur le chemin du retour. J'ai dit à Georgia que son frère était dans un grand sommeil, qu'on ne savait pas quand il allait en sortir. Il fallait attendre. Elle n'a pas bien compris. Mais c'était sûrement moi qui expliquais mal. À maman, j'ai dit la vérité. Elle a eu cette phrase affligeante : « Mon Dieu, ton pauvre père, ça va l'achever. »
Mon père. Mon père qui voyait tout en noir. Qui m'avait dit, lorsque j'étais enceinte de quatre mois de Malcolm, hospitalisée en urgence pour une menace d'accouchement prématuré : « Ne t'attache pas à cet enfant, tu vas le perdre. »
Mon père qui, à soixante-dix ans, avait décidé qu'il était un vieillard ratatiné, que le moindre rhume handicapait. Mon père qui s'était mis à marcher comme un petit vieux, qui ne savait pas quoi faire de ses journées depuis qu'il était retraité, sauf rendre ma mère folle.
J'ai explosé. Andrew, au volant, a sursauté.
— J'en ai rien à foutre de ce que ça va faire à papa, tu m'entends ? Tu as pensé une seconde à ce que ça nous fait, à moi, à Andrew ? Comment tu peux sortir des conneries pareilles, tu m'emmerdes, maman, avec tes conneries, tu me fais chier, tu m'emmerdes, papa aussi.
J'ai raccroché. Je tremblais, mais toujours pas de larmes. Andrew a dit : « Was that necessary ? »
Je me suis recroquevillée vers la vitre, loin de lui. Je n'ai rien dit. Je me sentais vidée, comme si quelqu'un avait passé un aspirateur dans mon ventre. Tout était sorti de moi, tripes, boyaux, estomac.
L'appartement était calme, vide, sans les enfants. Je suis allée dans la cuisine, j'ai ouvert le frigo, me suis versé un verre de vin blanc d'une bouteille déjà ouverte. Je n'en ai pas proposé à Andrew. Il était au téléphone dans le salon. Il parlait en anglais. Ses parents, certainement, à Londres. J'ai bu le verre de vin d'un coup. Je m'en suis versé un autre. Je me suis assise à la petite table en demi-lune. Devant moi, à même le sol, les cochons d'Inde des enfants dans leur cage. Deux femelles, Nabou et Elyon. On s'était fait avoir, Andrew et moi. Les enfants avaient promis qu'ils s'occuperaient de ces bestioles. Mais au bout d'un an, c'était toujours moi qui changeais la cage, qui donnais le foin, les granulés, l'eau fraîche. Les enfants, eux, les câlinaient, les brossaient, organisaient des courses de cochons dinde dans le couloir que je retrouvais invariablement maculé de petites crottes dures, comme des grains de riz sombres. J'ai regardé Elyon, celle de Malcolm. Elle était grosse, ronde, douce. Des yeux noirs et brillants. Elle mâchouillait tranquillement un brin de foin. J'ai ouvert la cage et je l'ai attrapée. Les enfants m'avaient montré comment. Sous le ventre, d'un geste précis, rapide. Je l'ai posée sur mes genoux, et je me suis versé un nouveau verre de vin. Je l'ai caressée. Elle a ronronné, comme un chat. On avait été étonnés, émerveillés de ce ronronnement, au début. On ne savait pas que les cochons d'Inde faisaient ce genre de bruit.
Andrew était toujours au téléphone. Il devait être avec sa sœur, maintenant. J'ai continué à boire, tout en caressant Elyon. J'avais oublié d'appeler ma sœur, mon frère. Trop tard, à présent. Andrew profitait de l'heure de décalage avec l'Angleterre. Il n'était que vingt-trois heures, outre-Manche. Je n'avais pas le courage d'appeler mon frère, ma sœur, de prendre le risque de les réveiller. Mais après tout, j'aurais pu. C'était grave. Malcolm dans le coma, c'était grave. J'aurais pu aussi appeler une de mes amies, Laure, ou Valérie, ou Catherine. Mais je ne pouvais plus bouger. J'étais presque bien, sur la chaise, le cochon d'Inde qui ronronnait sur mes genoux, le vin qui me trouait l'estomac. Presque bien, à m'alcooliser doucement dans la nuit.
Mes yeux se sont posés sur le jean de Malcolm qui séchait sur le radiateur. Son jean. J'ai ressenti un choc violent. Son jean. Son cochon d'Inde sur mes genoux. Mon fils entre la vie et la mort, et son jean qui séchait, et son cochon d'Inde qui ronronnait sur mes genoux. Quelque chose d'énorme, de monstrueux est monté en moi. Une sensation d'étouffement, d'injustice, de panique. Et si Malcolm ne se réveillait pas. Et s'il mourait pendant la nuit. Il allait mourir, et j'allais rester avec tous les objets de sa vie quotidienne. J'allais devoir rester avec tout ça sur les bras, ses vêtements, sa brosse à dents, ses cahiers d'école, ses rollers, son ordinateur, ses tennis, son cochon d'Inde, tout ça, et pas lui. Plus lui. Vivre sans lui. Vivre avec sa mort. Répondre aux questions. Dire : j'ai deux enfants, mais mon fils est mort. Dire : mon fils est mort. Dire ces mots-là.
Les larmes sont arrivées, enfin, mais jamais je n'en avais connu d'aussi douloureuses, d'aussi dévastatrices. J'ai pleuré longtemps, le visage brûlant, gonflé, les yeux meurtris. J'ai pleuré une éternité. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de larmes, jusqu'à ce que les spasmes de mon ventre cessent. Je me suis levée et j'ai remis le cobaye dans la cage. J'ai fini la bouteille de vin, au goulot. Je me fichais si la voisine d'en face m'épiait, de l'autre côté de la cour. Je ne voyais plus qu'une Mercedes marron, longue et sombre, qui roulait dans la nuit. Avec, au volant, quelqu'un qui ne s'était pas arrêté. Quelqu'un qui s'était levé ce matin, qui s'était habillé, qui avait pris son petit déjeuner, vaqué à ses occupations, travaillé, parlé au téléphone, fait des courses, quelqu'un qui avait emprunté le boulevard M. à quatorze heures trente, quelqu'un qui était pressé, qui avait brûlé le feu devant l'église, qui n'avait pas vu le gosse surgir devant le bus. Quelqu'un qui, à ce moment même, pendant que je me tenais devant la fenêtre, la bouteille de vin encore à la main, vivait sa vie, quelque part, près ou loin d'ici. Quelqu'un qui avait pris la fuite, qui se pensait à l'abri. Quelqu'un sans visage.
Quelqu'un qui avait peut-être tué mon fils.