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À partir de là, je n'éprouve plus aucune douleur mais j'entends, et je sens. Le forcené en blouse se met à massacrer ma dent par tous les moyens possibles, il change d'arme sans arrêt, des trucs qui poncent, des trucs qui creusent, des trucs qui pulvérisent, des trucs qui soufflent, il me détruit l’émail avec rage, me charcute la pulpe, me découpe les nerfs, me taillade la gencive, il m'écartèle les mâchoires pour s'ouvrir la voie vers le cratère. Il est penché sur moi, son nez touche presque le mien, il a mangé de la choucroute à midi (en plein été…), il fronce les sourcils et serre les dents, deux belles rangées de dents blanches et régulières. De temps en temps, à l'aide d'une pédale, il modifie l'inclinaison du siège, il fait de moi ce qu'il veut. Je lève les yeux vers la grosse lampe pour ne pas plonger mon regard dans le sien, je cherche la fuite dans la lumière vive. (La lumière c'est l'espoir – mais c'est aussi la mort: tout ceux qui ont failli y passer et sont revenus in extremis parmi les vivants racontent qu'ils approchaient d'un grand disque lumineux…) Les vibrations que provoquent ses engins hystériques en démolissant ma dent résonnent dans tout mon corps. Je tremble. Des flots de salive et de sang coulent dans ma bouche, les roulettes et foreuses les font gicler et projettent quelques gouttes sur le visage crispé de mon ennemi. Il ne s'en trouble pas et continue à me détruire, implacable. Une odeur insoutenable se dégage de ma pauvre cavité buccale livrée à sa fureur dévastatrice: ça pue le brûlé, ça pue l'antiseptique altéré, ça pue la maladie, et surtout ça pue la pourriture. Postée debout près de mon oreille droite (si je n'avais pas déjà les narines bien prises, je sentirais probablement les relents fétides de sa vieille chatte de cuir), la répugnante Andrée passe à son héros les instruments qu'il réclame avec un plaisir manifeste, à peine dissimulé sous un masque grotesque de concentration, d'impassibilité professionnelle. Lorsqu'elle lui tend la pince – le tumulte cesse, le sang et la salive baignent ma langue, stagnent dans ma bouche -, je ferme les yeux.
J'entends d'horribles craquements. Les nerfs qu'on arrache, la gencive qu'on déchiquète. Je le sens entre mes lèvres grandes ouvertes: il tourne, comme pour sortir un gros clou d'un mur. Mais avec les grincements, le couinement déchirant des ligaments et les ondes qui se répercutent dans tout mon corps, j'ai plutôt l'impression qu'il essaie de me séparer le mollet de la cuisse en faisant jouer la rotule jusqu'à ce qu'elle cède. Dès qu'il me relâchera, je lui mettrai une claque.
CRAC.
Sale type. Vicieux.
Bravo, doc.
– Et voilà. Qu'elle repose en paix.
– Erchi.
Je me rhabille mentalement, me rince trois ou quatre fois la bouche avec un liquide rosâtre, crache du sang qui charrie quelques morceaux de moi, les derniers restes terrestres de ma molaire, j'empoche une ordonnance d'antibiotiques et d'antalgiques («Vous risquez de souffrir un peu, dans les jours qui viennent»), signe un chèque en vitesse et sors en évitant de croiser le regard possédé de la harpie ricanante, je ne veux plus jamais revoir ces malades.
Sur le trottoir, en passant ma grosse langue engourdie dans le trou lisse et sanguinolent de ma gencive inférieure gauche, une pensée accablante me traverse l'esprit. Je ne viens pas seulement de passer un mauvais moment que j'aurai oublié dans quelques jours. Ce n'est pas comme si j'avais pris dix coups de pied dans le ventre, disons. Ce trou restera béant jusqu'à ma mort. Rien à voir avec une quelconque préoccupation esthétique, je m'en fous. Mais cette dent que le dentiste a jetée dans sa poubelle, dont j'ai craché moi-même les derniers débris, je ne la retrouverai jamais. On peut souvent oublier, voire revenir à l'état dans lequel on se trouvait avant tel ou tel acte, tel ou tel épisode de notre vie. Si on se coupe les cheveux et que c'est raté, on peut patienter jusqu'à ce que ça repousse. Si on ne mange pas pendant une semaine, on peut espérer gagner de l'argent plus tard pour se goinfrer. Si quelqu'un nous quitte, on peut chercher ou attendre quelqu'un d'autre. Même si un ami meurt, on peut supposer – tristement, c'est vrai – qu'on l'aura oublié dans trente ans. Mais la perte apparemment dérisoire de cette molaire est définitive. Et j'y penserai jusqu'à la fin, à chaque fois que je passerai ma langue dans ce trou. Il vient de m'arriver quelque chose d'irréversible: j'ai fait un pas, bien malgré moi, et je sais qu'il m'est impossible de revenir en arrière. Pour la première fois je crois, je prends réellement conscience de ma mort prochaine. Une dent de moins.
Je veux revoir Olive, vite. Malheureusement, ce qui caractérise les calamités, c'est leur capacité à poursuivre leur action néfaste même après qu'on a réussi à leur échapper. Je suis dans la rue, j'ai fui le dentiste et son assistante perverse mais ils m'ont jeté un sort et continuent à me persécuter à distance: pendant au moins trois heures, je vais avoir la moitié de la mâchoire et des lèvres paralysée, et donc l'air d'un demeuré.
J'ai senti ce matin que plus rien ne me séparait d'Olive, que je pouvais me comporter avec elle comme avec moi-même (ça, j'ai l'habitude, j'ai toujours été entièrement seul). C'est sans doute naïf et prématuré, mais c'est vrai. Dans l'absolu, je pourrais donc aller lui montrer ma tête de vache folle, l'embrasser avec ma bouche empotée, lui murmurer des mots d'amour en compote. Mais de toute manière, je ne sais pas où elle est. (Elle est chez elle, elle dort, puis elle lit, elle téléphone à un ancien client mateur qui lui propose un rôle dans un «vrai film» qu'il va mettre en scène et l'invite à dîner ce soir «pour en parler», puis elle écoute une cassette qu'a enregistrée Bruno – qui sent probablement qu'elle commence à se détacher de lui – pour lui expliquer combien il tient à elle.) Elle est peut-être au Saxo, mais si elle n'y est pas je vais imaginer tout un tas de trucs. Je préfère attendre dehors.
Je passe l'après-midi à marcher jusqu'à Pigalle, puis jusqu'à la place des Ternes. Coincé de la bouche, je n'entre dans aucun bistrot, par crainte de ne pas me faire comprendre du serveur ou de baver la moitié de ma bière sur la table à la manière des faibles, j'évite même de fumer dans les rues trop passantes – on penserait que c'est la première cigarette de ma vie. Lorsque la paralysie s'estompe, je m'achète un sandwich poulet-mayo-crudités dans une boulangerie de l'avenue de Courcelles. Je m'en fous partout. Quand je croise quelqu'un sur le trottoir, les lèvres et le menton dégoulinants de mayonnaise, de tomates et d'œufs que je n'arrive pas à contrôler et à guider vers l'intérieur, je fais semblant de m'intéresser au mur que je suis en train de longer. C'est une excellente technique, que j'emploie même lorsque ma bouche fonctionne à merveille (car toujours j'ai honte qu'on me voie manger). Si l’on détourne la tête, on a l'impression, fausse mais réelle, que l'autre ne nous regarde pas. C'est ce que font les enfants qui, pour se cacher, se contentent de plaquer leurs mains sur leurs yeux, égocentriquement persuadés que personne ne peut les voir. C'est absurde mais rassurant. Et n'est-ce pas ce qui compte, d'être rassuré?
J'entre au Saxo vers vingt heures. Olive est là, au comptoir cette fois – elle commence à connaître suffisamment les hommes d'ici pour les supporter dans son dos. Elle boit un café et un verre d'eau, et lit Lolita. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui lisait aussi vite.
– Ça n'a rien à voir avec le film de Kubrick, dit-elle simplement.
Elle porte un pantalon de marin, en grosse toile bleue, un polo rouge en éponge, son petit chapeau de maçon et des chaussures de cuir noir. Elle est donc passée chez elle pour se changer.
– Je vais passer chez moi, dit-elle, pour me changer. Je suis assez nerveuse, j'ai besoin de faire quelque chose. Tu veux venir?
– Pourquoi pas? Si ça ne t'ennuie pas.
– Non, pas du tout. Mais tu verras, ce n'est pas très bien rangé.
Nous sommes sur le point de partir quand le juke-box diffuse une chanson qu'elle aime. Elle se met à danser près du comptoir, sous le regard ébahi de ceux des clients qui ne la connaissent pas. Comme la veille, elle s'enflamme aussitôt. En admiration béate devant elle, je me souviens d'un mot que j'ai trouvé un jour dans le dictionnaire, un mot qui m'avait intrigué, presque envoûté, qui m'a poussé à courir de tous côtés pendant des années (sur toute la surface de la terre, si j'avais pu), qui m'a donné du courage quand j'en voulais à l'humanité autant qu'à mon gros con de père ou quand je me réveillais boueux, enchevêtré dans les bras d'une petite dinde prétentieuse qui chassait mon chat du lit, le mot «Almée». Danseuse égyptienne lettrée, dit le dico.
Quand elle cesse de danser, elle revient vers moi en souriant, m'embrasse pour la première fois en public, longuement, langoureusement, et me serre la queue à pleine main, manifestement surexcitée. Ses joues sont bouillantes et ses lèvres glacées.
Elle habite un studio de vingt mètres carrés dans une rue voisine, au sixième étage sans ascenseur. Il se compose d'une pièce principale, d'une kitchenette et d'une sallé de bains. Si quelqu'un peut vivre là-dedans, un homard peut faire du poney: il n'y a pas un meuble, pas un appareil électroménager, pas l'ombre d'un produit alimentaire, pas une chaise, pas un lit, et pas un centimètre carré de sol visible. C'est un grand placard, un amoncellement de vêtements, de chapeaux, de chaussures, de livres et d'objets inutiles. Ce n'est pas sale, c'est encombré – comme on pourrait dire que le Sahara est… dégagé. Il semble impossible qu'elle puisse passer plus d'une demi-heure là-dedans – quant à y recevoir quelqu'un ou à y dormir, rions un bon coup.
– Pourtant je dors ici, souvent. Le mois dernier, je suis même restée enfermée pendant une semaine, sans sortir, en dormant tout le temps et en ne mangeant que du Nutella, sans me lever une fois du divan, sauf pour aller aux chiottes.
Le divan? Allons, il n'y a pas de divan ici, soyons raisonnable – ça se verrait. Elle déblaie une dizaine de robes, des livres, des photos, des sacs pleins de je ne sais quoi, et apparaît en effet un vieux récamier de cuir rouge.
– Assieds-toi, j'en ai pour deux minutes.
Pendant qu'elle enlève ses chaussures et son pantalon de marin (elle n'a pas de culotte), j'essaie de regarder autour de moi d'un œil froid et méthodique. Je respire profondément par le nez pour ne pas me laisser emporter dans ce tourbillon de foutoir. Plus de deux cents tenues différentes doivent être entassées dans la pièce principale. Une trentaine de robes font ployer un portant (des robes de toutes les époques, des robes de bal, de petite fille, d'ouvrière, de chanteuse yéyé, de princesse, de danseuse, de paysanne, de pute, de vedette du music-hall, de secrétaire de direction), cinq vieilles et grosses valises de cuir râpé débordent d'autres robes, de jupes, de pantalons, de chemisiers, de tee-shirts, de pulls, plusieurs grands sacs de chez Tati ou Yves Saint Laurent déversent des dizaines et des dizaines d'autres affaires sur le sol, des fripes ou des vêtements de marque, de toutes les couleurs et de toutes les matières, l'un d'eux est rempli de culottes, de soutiens-gorge, de collants, de bas, de porte-jarretelles, de dentelle, de Lycra, de coton, de satin, de soie, de synthétique, d'éponge même, des culottes d'adolescente ou de grand-mère, des soutiens-gorge de sportive ou de femme de notaire, et des tas de choses froissées traînent un peu partout ailleurs. Un grand carton est rempli à ras bord de chaussures en tout genre, usées ou neuves, peut-être cinquante paires. Un autre contient une bonne vingtaine de sacs à main, petits ou grands, chics ou pratiques, rutilants ou défraîchis. Je compte une quinzaine de chapeaux de toutes formes éparpillés dans la pièce. D'innombrables livres sont empilés le long des murs, d'autres ont été laissés n'importe où par terre – je vois Céline, Maupassant, Steinbeck, Mishima, Bukowski, Guy des Cars, Sterne, Voltaire, Stephen King, Topor, Duras, Kafka, San Antonio, Albertine disparue, Demande à la poussière, Manon Lescaut, Baise-moi, La Reine des pommes, American Psycho, des guides pratiques de bricolage ou de chasse, des manuels d'histoire ou de grammaire, des biographies de n'importe qui, des pièces de théâtre, des ouvrages de psychanalyse ou des récits de voyage. Il y a également de nombreuses photos éparpillées, quelques paysages, des immeubles, des rues, des monuments, des foules et des natures mortes, mais la plupart représentent Olive, nue sur certaines. Elles me mettent mal à l'aise. S'apercevant que je les ai vues, et probablement qu'elles me remuent, elle me dit:
– Personne ne vient jamais ici.
Quelques-unes des photographies retiennent plus particulièrement mon attention. Sur l'une d'elles, Olive est debout, entièrement nue, entourée de sept ou huit pompiers en uniforme qui sourient d'un air à la fois fier et malsain. Elle sourit aussi. Sur une deuxième, elle est devant un avion de chasse. Deux pilotes sont en train de la déshabiller: l'un déboutonne son chemisier, l'autre baisse sa culotte. Ils rient tous les trois. La dernière qui me trouble est prise en plus gros plan. Olive a la tête posée sur un torse poilu. Elle paraît triste. Sous la photo, quelqu'un a écrit: «Je ne suis pas le genre d'homme à qui l'on donne son amour pour le reprendre ensuite.» Pauvre nouille.
Je ne connais pas encore celles que Bruno a prises d'elle depuis quatre ans, dans toutes les positions imaginables. Celles-ci, les premières que je vois, insinuent en moi un sentiment amer, comme si la vie, qui peut être nauséabonde, m'injectait en ce moment de la bile dans les veines – un sentiment de colère, de douleur et d'impuissance mêlées. Olive est un joli jouet dont ces hommes profitent, dont ils se sentent le droit de disposer sans gêne et sans scrupules. Le corps d'Olive est à eux, puisqu'elle est une femme, puisqu'elle est belle, puisqu'elle ne proteste pas, le corps d'Olive est un objet sans âme (ils semblent y croire), pas plus important ni respectable qu'une poupée gonflable avec laquelle on s'amuse entre beaufs. Quelle aubaine, une gonzesse qui se laisse faire. On n'a qu'à la mettre à poil, les mecs, on va bien se marrer. Putain, quand on va raconter ça aux autres.
Je la connais à peine, mais je sais, je devine à son regard de fillette qu'on fait poser en robe du dimanche que même si elle paraît se prêter de bonne grâce à leur jeu, même si elle sourit, elle les hait. Tous. Elle se sent avec eux au fond d'un marécage, entraînée dans la vase, elle ne se débat pas et pour cela elle se déteste, elle aussi. Elle est trop fine et sensible pour ne pas se rendre compte que ces braves messieurs aux mines réjouies se servent d'elle comme d'une photo de magazine de cul sur laquelle on se branle en prenant bien soin de répandre son foutre sur la gueule de la salope. Ces braves messieurs ordinaires, Dans son cœur, elle doit haïr tous les hommes de la terre.
Elle ramasse une à une toutes ces images d'elle, calme mais honteuse, et les range sous une pile de lettres, de factures et de dessins.
J'ai envie d'ôter le casque de tous ces pompiers et de leur broyer la tête (pourtant j'aime bien les pompiers), d'aller réduire ces deux aviateurs en poudre (pourtant j'aime bien les aviateurs), d'extraire avec mes doigts les yeux du photographe de leurs orbites, d'arracher de mes mains les viscères de ce poilu qui n'est pas le genre d'homme à qui l'on fait ci ou ça – bien entendu, le photographe et le maître poilu ne font qu'un: Bruno. C'est une envie littéralement irrépressible, que pourtant je n'assouvirai jamais. Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour me rendre fou.
Olive est nue, le dos vers moi, penchée au-dessus d'une valise dans laquelle elle fouille. Je vois son cul et sa chatte.
Disséminés dans la pièce, je remarque encore des cahiers, des chemises pleines de papiers, des enveloppes qui lui sont adressées, des feuilles volantes sur lesquelles je reconnais parfois son écriture, et une multitude d'objets divers qu'elle a dû ramasser partout où elle est allée, dont certains sont cassés et dont beaucoup paraissent ne servir à rien: de vieux verres, des bougeoirs, des cendriers, des boîtes d'allumettes vides, des coffrets à bijoux (le plus gros est ouvert, bourré de colliers, de bracelets, de bagues, de boucles d'oreilles et de broches), des assiettes et des tasses ébréchées, des fragments de statuettes, un siège rouge pour installer un enfant sur le porte-bagage d'un vélo, une chaise à trois pieds, une théière sans anse, plusieurs lampes sans ampoule, des bouteilles anciennes, un boa jaune, des plumes et des encriers, une vieille poupée qui ressemble à une pute, des coupures de journaux, un petit godemiché blanc.
Elle a choisi une robe blanche en soie ou en satin (je suis nul), longue et si simple qu'on dirait un déshabillé. Elle l'enfile sans rien mettre en dessous, se glisse dans des chaussures vernies violettes à talons aiguilles et se retourne vers moi.
– Ce n'est pas trop transparent?
– Euh… Un peu. On devine ta chatte, disons. Et on devine assez bien tes seins, oui. Tourne-toi, pour voir. Bon, on devine aussi tes fesses. Il faut vraiment avoir la tête ailleurs pour ne pas deviner.
– Ah. Mais si je mets une culotte là-dessous, ça va
être laid. Allez, je m'en fous. Je n'ai rien à cacher, de
toute façon.
En me levant pour aller aux toilettes, je m'approche de la fenêtre. Elle donne sur la cour, petite et sombre. On se sent au-dessus d'un puits profond. Deux des carreaux sont cassés. Olive m'explique que c'est le résultat de ses crises de furie nerveuse. La première fois, elle a donné un coup de poing et s'est ouvert la main. La deuxième fois, elle a frappé avec le pied d'une lampe de chevet. Maintenant, pour épargner les quatre carreaux restants et éviter de se trancher les veines, elle tape dans les murs. Avec la tête, aussi.
Je m'approche de la salle de bains avec une certaine appréhension. Vu l'état de la pièce principale, je me demande si je vais réussir à ouvrir la porte, ou à repérer la cuvette.
J'entre, c'est remarquablement propre. Tout est blanc et brillant, on se voit dans le carrelage du sol, on pourrait boire l'eau des chiottes, pas une trace de savon, de calcaire ou de crasse ne macule la baignoire et le lavabo, pas un flacon ne traîne. Quand Olive nettoie, c'est avec une frénésie maladive. (Le lendemain de notre arrivée à Veules-les-Roses, elle décide de laver la salle de bains – qui n'est pas bien grande – car elle ne supporte pas la saleté (elle ne marche jamais pieds nus à l'intérieur d'une maison, nulle part, même sur un sol propre: le matin, elle enfile et lace ses chaussures en descendant du lit).
– D'accord, je dis, je sors acheter du pain, pendant ce temps.
Elle reste exactement deux heures quarante dans cette pièce de six mètres carrés. Inquiet, je vais de temps en temps voir ce qu'elle fait. Je la trouve toujours à peu près dans la même position, penchée au-dessus de la baignoire ou à genoux par terre. Elle frotte, elle astique, elle décape, elle refrotte et rastique. Je ne comprends pas ce qui se passe, comme si je la trouvais en train de repeindre soigneusement un mur au pinceau, sans peinture. Par curiosité, je l'observe à son insu pendant une vingtaine de minutes. Elle me tourne le dos. Elle nettoie chaque centimètre carré du lavabo, puis le rince comme si le Monsieur Propre était un poison mortel, le nettoie encore, le rince encore – en tout, elle répète cette double opération quatre fois. Je la regarde hébété passer longuement l'éponge propre sur le robinet plus que propre. Elle termine par trois rinçages successifs, avant de s'attaquer à la baignoire. Quand je reviens jeter un coup d'œil près d'une heure plus tard, elle nettoie de nouveau le lavabo. J'éprouve une sensation de malaise.)
Je pisse, je tire la chasse, je sors de la salle de bains, je prends Olive par la taille, je retrousse sa longue robe blanche et je la baise en levrette sur le vieux récamier qui menace de s'effondrer à tout instant.
Au moment où nous mettons les pieds sur le trottoir, devant la porte de son immeuble, je me sens mal. Quelqu'un sur qui je n'ai aucun pouvoir déclare et répète dans mon esprit: «À partir de maintenant, je ne veux plus être séparé d'Olive Sohn.»
Mon absence de dent se réveille de mauvaise humeur, c'est douloureux.
Sur le chemin qui nous ramène au Saxo, elle marche très vite, à grandes enjambées échassières. Je n'ose pas lui demander de ralentir mais la suis à grand-peine.
Dans le bar, Olive danse et je bois. Tout le monde semble s'intéresser à nous. Ils portent sur nous un regard curieux, presque admiratif – on dirait qu'ils n'ont jamais vu une femme et un homme ensemble, que notre liaison relève du miracle. Je crois ça aussi.