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– Oui. On se marie la semaine prochaine.
Bien entendu, il ne me croit pas. Mais quand Olive arrête de danser et se joint à nous, elle entre dans le jeu avec plaisir.
– Si, dit-elle en souriant, c'est vrai. Samedi prochain…
– … dans le village où elle a passé son enfance, je précise.
Nous prétendons même que nous avons décidé de faire un enfant le plus tôt possible. Au bout de quelques minutes, Denis ne sait plus que penser.
Nous mangeons au Wepler car la plupart des restaurants agréables du quartier ne servent plus à cette heure, puis nous rentrons directement. À quelques mètres de la porte de mon immeuble, les quatre jeunes qui l'ont entendue crier la nuit dernière et l'ont traitée de salope fument un pétard, adossés au mur. Je me demande le plus vite possible si je dois ou non leur rappeler sommairement les règles élémentaires de politesse envers les dames – et notamment envers celles qui sont avec moi, mes petits bonshommes. Ce serait bienvenu de ma part, mais d'un autre côté ces quatre lascars (trois grands et un petit) sont pleins de vie et de confiance en eux. C'est de la dynamite, à cet âge-là. Olive interrompt mes réflexions (à l'instant où je me dis «Trop tard pour continuer à hésiter, on rentre direct, tant pis, on verra une autre fois: je n'aime pas prendre des décisions à la légère») en s'arrêtant devant eux. «T'aimes ça, hein, salope?» n'est certainement pas le genre de phrase qui la laisse indifférente.
– Bonjour.
Ils paraissent interloqués, émus de voir cette grande fille en robe de soirée transparente les aborder ainsi, mais ils répondent à son salut avec un bel ensemble. Elle leur sourit bizarrement. Ils ont peur d'elle.
– Vous m'avez entendue, hier soir?
– Hein?
– Vous nous avez entendus baiser, hier soir?
– Ah… Heu…
– Ça vous a plu?
Ils rient bêtement, ne sachant le genre de réponse qu'elle attend d'eux. Encouragé par la désinvolture audacieuse d'Olive, et surtout par leur désarroi et leur lâcheté manifestes, je me lance.
– C'est pas bien galant, de traiter une jeune femme de salope…
– Oh non, m'sieur, c'était pour rire.
– Oui, je sais, mais bon.
Voilà, j'ai triomphé, ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient. Espérons que ça leur servira de leçon. Pour l'heure, en tout cas, ils font moins les fiers, ces terreurs qui sentent encore le pipi. Aucun d'entre eux n'ose plus lever les yeux vers Olive. Ils balaient tous les quatre le trottoir du regard ou me dévisagent, moi. Je ne pense pas qu'ils sous-estiment ma propension à la violence, qu'ils doutent de ma susceptibilité et des ravages qu'elle peut causer sur de jeunes corps encore tendres: ils sont simples mais ni aveugles ni sourds, ils ont bien compris de quel bois je suis capable de me chauffer quand j'arrive à retrouver ma hache. Simplement, je suis moins surprenant qu'Olive, donc moins intimidant. De plus, je crois que j'ai l'air assez sympathique.
Pour se faire pardonner, ils nous proposent leur pétard. Je décline, mais Olive n'hésite pas. Ils lui doivent bien ça (elle leur a généreusement permis de se taper une ou deux bonnes branlettes chacun, j'imagine). La fumée dilate et détend l'atmosphère entre nous, et l'un de nos quatre nouveaux amis, le plus petit, celui qui paraît aussi le plus rusé, le plus vicieux, s'enhardit. Il a compris l'ambiguïté de la situation plus vite que les autres. Une fille presque nue qui vient voir quatre voyous avec son bonhomme pour s'assurer qu'ils l'ont bien entendue jouir la veille et qui cherche à lier connaissance avec eux, ça peut cacher quelque chose, tout de même. Ce n'est plus un fantasme, c'est de la lucidité.
Quand il lui tend le pétard pour la deuxième fois, Olive, aussi polie que d'habitude, murmure:
– Merci beaucoup.
– Arrête, c'est normal. Faut tout partager, dans la vie.
– Tout le monde ne dit pas ça.
– Ben moi si. Je trouve qu'il faut tout partager, répète-t-il en se tournant vers moi. Non, m'sieur?
– Si, si, bien sûr.
– Tu vois, c'est pas parce que c'est à oim, le keusti, que je vais pas en faire profiter les autres. Vas-y, c'est trop nul, sinon. Vous êtes pas d'accord, m'sieur?
– Complètement d'accord.
– Les gens ils partagent plus rien, maintenant. Ils pensent plus aux autres, ils vivent que pour eux-mêmes. Sur ma vie, c'est de la folie.
– Oui, c'est vrai, c'est plus comme avant. On se replie sur ses…
– Mais ouais. C'est ça, tu vois. Quand c'est des gens cool, comme vous, comme nous, y a pas d'embrouille. Faut avoir confiance, quoi. Je veux dire, faut être comme ça pour tout. Sinon tu restes dans ton coin, c'est la mort, franchement. C'est pas vrai, m'dame?
– Si, tout à fait. Bon…
– On est pas de la racaille, sérieux. Même des gens que tu connais pas beaucoup, tu vois, c'est pas ça qui compte. Je veux dire, tu sens les gens. Même si tu les connais pas, c'est pas le problème. Nous c'est pas parce qu'on est là à zoner… Moi je vois tout de suite, vous êtes trop cool, sans déconner. C'est pour ça, je vais pas faire le rapiat.
– Ben… merci.
– C'est le partage, quoi.
– Merci beaucoup. On y va, Titus?
– Heu… Oui. Allez, salut les gars.
Tous les quatre nous accordent ensemble un sourire un peu crispé, vaguement déçu mais aimable, et restent en suspension dans la nuit. Interrompus en plein rêve, ils nous regardent nous éloigner. Derrière nous, je sens leurs huit yeux sur les fesses d'Olive, je vois leurs huit mains se porter à leurs quatre têtes. Pendant que je compose le code d'entrée de l'immeuble, le petit négociateur l'interpelle.
– Eh, m'dame… Bonne nuit!
Olive se brosse les dents, je m'accoude à la fenêtre. Nos amis surexcités me font un signe auquel je réponds avec une décontraction ahurissante pour un type qui va se ken une meuf trop bonne dans quelques minutes. De mon quatrième étage, je les vois frémir. Je suis un peu rapiat, certes, mais je suis grave winner de chez grave winner, quand même. Pour paraître encore plus inconscient de ma chance, je relève la tête et savoure l'air tiède et confortable de cette nuit d'été, comme un célibataire qui hésite entre Bach et Mozart pour conclure la soirée dans son fauteuil de cuir. En face, derrière la palissade blanc et vert, les deux gros lapins ont réapparu.
Nous sommes dans la chambre, qui donne sur la cour, mais Olive pousse de tels hurlements que les quatre auditeurs, comme on dit mateurs, doivent être couchés sur le ventre et frapper le bitume du trottoir du plat de la main en secouant la tête. Je me demande comment il est possible qu'un voisin ne soit pas encore venu s'enquérir de l'état de ma victime. Les gens ne vivent plus que pour eux-mêmes, sérieux.
Avant de s'endormir, les yeux déjà clos, elle me pose une question que je n'entends pas.
– On se marie quand? répète-t-elle en se serrant contre moi.
– Comment ça?
– On a dit à Denis qu'on se mariait…
– Hein? Mais c'était pour rire.
– Quoi?
Elle se redresse sur un coude et m'étrangle du regard.
– Tu plaisantais?
– Olive… Bien sûr, je plaisantais. Pas toi?