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– Tu… Attends, je ne comprends plus, là. Tu parlais sérieusement à Denis?
– Oui.
– Mais enfin… Ça va pas.
– Tu ne veux pas te marier avec moi?
– Ben non. Enfin, j'en sais rien… C'est un peu rapide.
– Tu ne veux pas te marier avec moi.
– Olive, arrête.
Elle fait la gueule, vraiment. Pire, elle boude. Comme un enfant à qui on a promis d'aller au manège et qu'on repousse d'un revers de main à l'heure dite. Je suis embarrassé.
Je lui explique que la décision de s'unir devant les lois terrestre et divine lorsqu'on a couché ensemble pour la première fois l’avant-veille est prématurée. Elle grommelle qu'elle s'en fout, que ce soit prématuré. Je lui explique que je suis célibataire dans l'âme et que c'est le moins qu'on puisse dire. Elle grommelle que je n'ai qu'à la mettre à la porte tout de suite, à ce compte-là, je serai plus tranquille. Je lui explique, et là je m'enfonce un peu, que ces réticences, loin de signifier que je ne l'aime pas, me paraissent tout bonnement NORMALES. Elle grommelle que ce n'est pas son rêve ni son principal but dans la vie, d'être normale. J'encaisse puis riposte en lui expliquant que, justement, il n'y a aucune raison de vouloir à tout prix faire comme tout le monde et que de toute façon je ne comprends pas pourquoi elle semble attacher tant d'importance au mariage, ce n'est qu'un bout de papier qui ne veut rien dire – emporté par l'ivresse du triomphe, j'ai commis une erreur grossière. La faute, le truc bête. Car alors elle grommelle que, puisque ce n'est qu'un papier qui n'a aucune importance, elle ne comprend pas pourquoi je me braque ainsi, si je l'aime.
Score final: désorienté, confondu, ne sachant plus ce que je fais, j'accepte. Nous nous marierons dès que possible. Après tout, ça m'arrange.
Le lendemain, mercredi, elle téléphone à sa mère (ce qu'elle ne fait que très rarement) et lui annonce la nouvelle. Du côté de Rennes, ce n'est pas l'enthousiasme. «Tu es vraiment cinglée, ma fille, gronde la mère. Tu ne changeras donc jamais? J'en ai assez, de tes bêtises.» Olive tente alors sa chance auprès de sa chère grand-mère, à la recherche d'un appui parfois opportun dans ces moments-là, mais l'accueil est tiède: «Au nom du ciel, Olive! Tu vas nous en ramener un tous les mois?» Je n'aime pas trop cette phrase.
Jeudi, après avoir choisi de nous marier malgré tout (qu'importe l'avis de deux Bretonnes?), nous décidons le partir une quinzaine de jours à New York. Disons du 20 juillet au 5 août, pour nous laisser le temps de trouver des billets d'avion et un endroit où loger là-bas – et de nous marier avant, pourquoi pas? Ce sera une sorte de voyage de noces, il faut respecter la tradition. Si l'Église et l'Administration ne nous permettent pas le convoler en justes noces avant le départ, nous convolerons tout de même au-dessus de l'Atlantique à la date prévue et considérerons ces quinze jours aux Etats-Unis comme de simples vacances, ce qui n'a rien d'insensé.
Je téléphone aussitôt à mon amie Florence, qui travaille à Nouvelles Frontières. Elle jette un coup d'œil sur son ordinateur, bidouille je ne sais quoi en tant qu'amie bienveillante, et: «Pas de problème, Titus. J'ai deux places pas chères pour la saison. Départ le 20 juillet, retour le 4 août. Je vous réserve ça.» Je raccroche et compose dans la foulée le numéro de mon amie Marie-Sophie, qui vit depuis un an à New York et connaît tous ses habitants par leur prénom. Tout à mon ardeur organisatrice (c'est à moi de faire ça, je suis l'homme, t'occupe de rien ma princesse), j'oublie le décalage horaire. Il est sept heures du matin là-bas. Elle me traite d'assassin parce qu'elle vient de se coucher, mais dès qu'elle a réussi à décoller sa jolie tête de l'oreiller: «Pas de problème, Titus. Je devrais pouvoir te trouver un appartement vide. Personne ne reste à New York, en été.»
Le soir, nous allons boire deux ou trois verres dans un bistrot situé à quelques centaines de mètres à peine de notre quartier, de l'autre côté de l'avenue de Clichy, au cœur d'un autre monde – on se croirait à des milliers de kilomètres de nos rues sobres et familières, aux antipodes du Saxo Bar. Ça change. C'est un endroit à la fois calme et plutôt branché, où je ne vais que très rarement et où Olive n'a jamais mis les pieds. Elle porte une grande robe de mousseline rouge qui l'enveloppe de bruissements désuets. Entendant un air qu'elle aime, elle se met aussitôt à danser. Le patron l'observe d'un mauvais œil. À la chanson suivante, elle me prend par la main et m'entraîne malgré mes réticences dans un genre de valse andalouse. Je n'aime pas me donner en spectacle, mais quand je suis avec elle, je ne vois qu'elle. Un couple attablé nous applaudit. Un homme qui boit de la vodka au comptoir nous prend en photo.
Vendredi, j'appelle ma banquière et amie Marie-Ange pour savoir où en est mon compte. Pas de problème Titus. Les quelques slogans à gros sabots qui me sont passés par la tête ces derniers mois ont laissé pas mal de pièces d'or derrière eux. J'en profite pour lui apprendre que je suis amoureux et que je vais me marier d'un moment à l'autre. Elle est heureuse pour moi, me dit que je suis taré mais qu'elle m'aime bien comme ça («Si tu voyais ma future femme, dans le genre tarée…») et m'annonce qu'elle a un nouveau compagnon, elle aussi. Il s'appelle Léon. Son fils est enchanté et son mari n'y voit pas d'inconvénient. C'est un lapin. Le soir, dans un petit restaurant du quartier, je me décide à parler de ces mammifères envahisseurs à Olive. Ce n'est pas que le fardeau soit devenu trop lourd pour moi, je suis un coriace et ne crois pas tellement à la sorcellerie, mais je trouve cette éruption de rongeurs assez amusante. Et intrigante, tout de même, non? Elle m'écoute avec une attention louable mais paraît toutefois se demander entre deux bouchées de saumon si je ne suis pas en train de déjanter imperceptiblement ou si je ne fabule pas pour l'épater – bien qu'il n'y ait rien d'épatant à se faire cerner par les lapins. À l'instant même où je viens de conclure sur Léon, le lapin de ma banquière, après lui avoir parlé le plus calmement possible de tous ses prédécesseurs, un couple s'installe à la table accolée à la nôtre. Je les ai vus entrer, ils discutaient déjà en ouvrant la porte. Visiblement, l'harmonie n'est pas parfaite, ils se querellent à propos d'un truc. La femme s'assied la première, après que j'ai avancé ma chaise et trempé ma chemise dans la sauce de mes tomates pour la laisser passer. L'homme est encore debout, il ôte son pardessus, lorsqu'il dit:
– Mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'un lapin à la maison?
Je reçois le coup stoïquement (j'ai de la pratique) mais Olive manque d'en tomber de sa chaise. Elle me fixe droit dans les yeux, la bouche ouverte. Si un lapin géant était entré et avait mugi: «OÙ EST TITUS?», elle n'aurait pas été plus abasourdie.
Heureusement, lorsque j'ai commandé mon plat principal, j'ai pris soin de laisser le civet de lièvre tranquille, pour ne pas froisser les dieux à grandes oreilles. Comme peu de choses me tentaient, j'ai choisi une sorte de miniplateau de fruits de mer, sans oublier de demander a la serveuse s'il contenait des machins à antennes. Non parce que je craignais que ça me rappelle vaguement la fête d'un lapin (je suis encore sain d'esprit) ni que j'aie quoi que ce soit contre les antennes, mais parce que les crevettes, les homards, les langoustes, quand on dirait que ça sort à peine de l'eau, je ne peux pas. Avec leur carapace, leurs anneaux, leurs pinces, leur bouche de sadique sans merci, leurs yeux énormes et opaques, j'ai l'impression de devoir m'attaquer à des monstres préhistoriques. Et lorsque je les décortique, les craquements, les déchirements me terrifient, comme si je coupais un iguane ou un tatou en deux. Aussi, j'ai répondu à la serveuse:
– Des langoustines? Mais… elles sont décortiquées?
– Non. Non, des langoustines, quoi.
– Ah, zut. Excusez-moi, ça ne vous ennuie pas de les… Non parce que, c'est idiot, mais j'ai vraiment un problème avec les antennes et tout ça…
Elle m'a dévisagé un moment d'un œil ahuri, presque soupçonneux, puis a noté quelque chose sur son calepin – avec l'air de se dire: «Il vaut mieux que je la ferme.»
Elle m'apporte mon miniplateau de fruits de mer. Je découvre avec effroi deux langoustines qui régnent sur mon assiette, deux énormes et hideux scolopendres paléolithiques. Le cuisinier, qui a suivi à la lettre les instructions notées par la serveuse sur la fiche – et s'est sans doute demandé s'il n'y avait pas un dangereux névropathe en salle -, s'est contenté de couper soigneusement les antennes des deux bêtes, au ras de la tête, sans toucher au reste. Elles sont encore plus abominables comme ça. À prendre les autres (moi) pour des cinglés, on le devient parfois soi-même. Je dépose les animaux dans l'assiette d'Olive, qui les démembre, les dépèce et les dévore.
Plus tard, dans le lit, nous en rions encore. Nous imaginons ce cuistot décontenancé qui refuse de chercher à comprendre, les gens sont tellement bizarres, hausse les épaules et prend ses ciseaux pour amputer docilement les langoustines de leurs antennes. Je me rends compte alors, en riant sur le matelas, que je n'ai jamais ri. Enfin si, bien sûr, mais toujours tout seul. En présence de quelqu'un, même de ma meilleure amie, je n'ai pas encore réussi à franchir le cap du sourire. Je suis avec Olive comme seul. Elle fait partie de moi. Ou bien près d'elle je m'oublie, je ne sais pas.
Dans la demi-heure qui suit, nous décidons de faire un enfant. Je comprends bien que tout ça va trop vite, mais je n'ai plus envie de réfléchir, de calculer. Les choses sont simples. Olive en est à son quinzième jour, en pleine ovulation. De toute manière – elle ne prend plus la pilule depuis deux mois et nous apprécions autant les capotes l'un que l'autre -, nous n'avons jamais pris de «précautions». Autant avoir conscience de ce qu'on fait. Ce soir-là, par esprit civique, nous baisons presque normalement. Je m'endors, lyrique, en pensant que je suis peut-être devenu père. Lyrique, je ronfle.
Samedi, je me lève avec une drôle de douleur dans le ventre. Je mets ça sur le compte des fruits de mer. Pendant qu'Olive va rendre visite à son amie Tatiana, qui peint et la prend parfois pour modèle, je téléphone à mes meilleures amies pour leur dire que je suis amoureux, que je vais me marier et avoir un enfant – elles s'étouffent de surprise. C'est également ce que je déclare, fièrement, à tous ceux qui m'appellent. Quand on me demande de parler d'elle (c'est toujours le cas, car personne n'arrive à croire à un tel retournement de situation), je ne sais quoi dire. Je n'arrive pas à la décrire, les mots glissent sur elle et retombent bêtement, vides, orthographiques, sans rien avoir transmis à mon interlocuteur de ce que je veux exprimer. Pour ne pas rester muet, je me contente de répondre que c'est une fille «extraordinaire». Dès que j'essaie d'expliquer pourquoi, je me sens au ras des pâquerettes, superficiel et impuissant. Comme un enfant qui, dans une rédaction sur la lune, ne pourrait rien écrire d'autre que: «C'est haut dans le ciel, c'est rond, c'est blanc.»
– C'est une fille… extraordinaire.
– C'est-à-dire? Qu'est-ce qu'elle a de si particulier, pour que tu sois dans cet état-là?
– Écoute, je ne sais pas. C'est une fille extraordinaire.
Le soir, j'ai rendez-vous avec elle à dix-neuf heures au Saxo Bar. Je suis en avance, elle n'est pas encore là. Thierry m'embrasse pour la première fois et me donne un cheval sûr pour demain à Longchamp, Shining Boy. Taouf me prête un livre, Moravagine. Le patron Nenad m'offre un double whisky. Nassima et Lenda, les deux sœurs magnifiques, m'invitent à leur table pour me poser quelques questions et me proposent une partie de rami. Denis vient me demander si nous étions sérieux, mardi soir. Je réponds oui.
Olive arrive un peu en retard. Elle porte un chemisier bordeaux trop court, un pantalon de velours côtelé vert sombre, des chaussures de cuir noir à bouts renforcés, et un collier qui dépose un petit miroir ovale entre ses seins. Elle tient d'une main son sac noir de docteur, et de l'autre Sombre Printemps, d'Unica Zürn.
– C'est un livre étrange, me dit-elle.
Elle m'annonce qu'elle vient d'appeler Bruno et qu'elle va passer la soirée avec lui pour le prévenir qu'elle le quitte définitivement car elle est amoureuse de moi. Une mauvaise nouvelle et deux bonnes – j'y gagne. Je n'osais pas pas trop la presser de clarifier cette situation quelque peu hippy, afin de ne pas avoir l'air d'un macho réactionnaire, mais depuis que nous avons décidé de nous marier, il m'est quand même arrivé de m'interroger furtivement à ce sujet, à mes moments perdus.
Je lui fixe rendez-vous demain à quinze heures ici: si j'attends son retour cette nuit chez moi, couché contre la porte d'entrée, je vais m'avaler une phalange à chaque fois que je baisserai les yeux sur ma montre. Elle m'embrasse, me dit qu'elle m'aime et quitte le Saxo sans avoir terminé son café.
Je ne mange pas, je reste au bar jusqu'à la fermeture, à boire comme trois Polonais heureux, à discuter avec tout le monde, au comptoir ou aux tables, à embrasser Lenda et Nassima dans le cou, à jouer aux cartes (je gagne six cents francs à la belote de comptoir, contre Messaoud), à distribuer à la cantonade le cheval que Thierry m'a donné pour demain, à programmer dix fois sur le juke-box les chansons qu'aimé Olive et, avec l'enthousiasme propre aux joyeux ivrognes, à répéter inlassablement à tous ceux avec qui je trinque que je suis amoureux, que je vais me marier et avoir un enfant.
En rentrant, je trouve un message de Marie-Sophie sur mon répondeur. Elle a trouvé un appartement dans l'Upper East Side, libre jusqu'au 15 août. Elle me donne l'adresse. Je suis trop saoul pour noter quoi que ce soit, j'écouterai tout ça demain.
Dimanche, je me réveille à seize heures, le corps et l'esprit en pâtée pour chien. J'ai mal partout. À la tête plus qu'ailleurs. Au ventre, aussi. Je parviens à louvoyer jusqu'au salon en m'aidant des murs. Il fait beau. Cinq messages sur mon répondeur.
Celui de Marie-Sophie (je recopierai l'adresse plus tard, pour l'instant je ne pourrais même pas tenir assez fermement le stylo), un d'Olive qui me confirme le rendez-vous de quinze heures, un de Sabine à qui Diane a appris la nouvelle renversante de mon prochain mariage, un de Hedi (qui le sait par Catherine) et le dernier d'Olive, qui se demande où je suis passé, qui veut me voir et m'attend toujours au Saxo.
La course dans laquelle Thierry m'a donné un cheval imbattable est arrivée depuis plus d'une heure. Chiotte. Pour une fois que j'avais un tuyau garanti. Je téléphone à Geny Courses pour avoir les rapports. Je me trompe deux fois de numéro avant de tomber enfin sur celui des résultats. Shining Boy n'est ni premier, ni deuxième, ni troisième. Il doit être encore sur la piste à essayer de finir son parcours. J'ai de la chance.
Je me lave et m'habille à la vitesse d'une mouche, bzzz, bzzz, vrooouuum, dévale les quatre étages en réussissant par miracle à garder une position à peu près verticale et fonce jusqu'au Saxo Bar, non sans percuter en route un poteau de stationnement interdit.
Assise en salle, Olive est triste. Je m'excuse de mon retard, elle me répond que ce n'est pas grave et me dit qu'elle va me quitter, qu'elle a décidé de rester avec Bruno.
Le soir, je suis assis devant la télé. C'est une enquête du commissaire Maigret, avec Jean Richard. Je ne bouge pas, je pèse près de huit cents kilos. J'ai envie de pleurer mais je ne pleure pas. Je ne peux vraiment pas bouger.
Je me souviens d'un jeu qu'aimait beaucoup ma mère. De nombreux parents, oncles ou proches en tout genre le trouvent très amusant, sans se rendre compte de sa petite cruauté, des traces de frustration qu'il laisse dans le cœur de la victime. Tout le monde a vu ça: on approche lentement un objet de l'enfant, mettons un trousseau de clés en plastique, on dit: «Tu as vu les clés? Elles sont belles, les clés. Tu les veux? Tu veux les clés? Il veut les clééés?» et au moment où le gamin lève une main pour les prendre, on les retire vivement. Il reste ahuri, les yeux fixes, la bouche ouverte et la main tendue. Autour de lui, les adultes rient comme des tordus car c'est très drôle. Ils sont persuadés que le petit prend lui aussi beaucoup de plaisir à cette bonne farce. Il se gondole aussi, d'ailleurs, puisque c'est apparemment ce qu'il convient de faire. On répète l'hilarante opération trois ou quatre fois, pour bien étudier la réaction comique du jeune, puis on finit par lui donner les clés car à la longue c'est moins marrant. On a été bien gentil de jouer avec lui mais les meilleures choses ont une fin. C'est le jeu le plus con du monde.
Olive n'est pourtant pas comme ces parents sans cervelle (elle est même l'opposé: une fillette douée d'intelligence). Si je n'avais pas peur de l'allégorie à deux balles, je dirais que c'est plutôt la Vie, ce gros beauf qui se fend la poire en agitant sous notre nez de belles clés en plastique de toutes les couleurs pour nous les retirer au dernier moment. Mais je ne le dis pas car j'ai peur de l'allégorie à deux balles.
Olive m'a raconté ce qui s'était passé: lorsqu'elle est allée chez Bruno pour lui faire part de sa décision de le quitter, tous ses fusibles ont sauté. Il lui a joué la grande scène de l'amoureux incompris, lui a juré qu'il voulait se marier et avoir des enfants avec elle (preums!), et comme ça ne semblait pas suffire, il a éclaté en sanglots puis a parachevé sa démonstration de douleur en cassant tout chez lui et en se projetant de toutes ses forces contre les murs pour lui prouver qu'il ne reculerait devant rien. Il l'a aimée et soutenue pendant quatre ans, il a enduré ses crises de nerfs, de déprime, de démence, il l'a aidée à tous les niveaux pendant quatre ans, elle ne peut pas lui faire ça maintenant.
Olive la sauvage est docile. Il a sans doute raison: si elle le quittait, elle pourrait définitivement se considérer comme une ordure, une salope, une merde. Elle se hait déjà assez comme ça. Elle a déjà commis assez de bassesses et de trahisons dans sa courte vie. Elle hésite, elle ne l'aime plus, mais elle se soumet. Elle ne peut pas faire autrement. C'est ce qu'elle m'a expliqué au Saxo Bar cet après-midi. Mais comme elle pense ne pas être capable de s'exprimer clairement avec des paroles, de me faire comprendre cette décision lâche, elle m'a écrit une lettre de quatre pages en sortant de chez lui, quelques heures plus tôt. Je relis dix fois certaines phrases.
«Je suis triste, je m'en veux.»
De son bon regard bêta, Jean Richard dévisage un grand type sec comme une trique (avec un visage en lame de couteau). C'est sûrement le suspect. Curieusement, je ne suis pas triste. Abasourdi, oui, sonné, oui, abattu, oui, effondré, oui, mais triste, non. Je n'en veux pas à Olive. J'éprouve même un sentiment confus de reconnaissance envers elle. D'abord parce que, grâce à elle, j'ai vécu une semaine parfaite, une semaine vivante et pleine, d'un dimanche à un dimanche. Grâce à elle, je n'ai plus pensé à moi, j'ai été amoureux, entièrement amoureux, pendant une semaine. Je ne le suis plus et j'en ai presque honte. Ce n'est pas beaucoup, une semaine. Mais c'est toujours ça.
Je ne me marierai pas avec elle, je n'aurai pas d'enfant avec elle, mais ce n'est pas si important. Elle est venue contre moi, puis elle a voulu partir et elle est partie, c'est simple. La joie d'avoir vécu cette semaine avec elle l'emporte sur la tristesse de la voir s'achever. Je ne sais pas si c'est normal.