39205.fb2 N?fertiti dans un champ de canne ? sucre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 13

N?fertiti dans un champ de canne ? sucre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 13

En tout cas, il me semble n'avoir aucune raison de me plaindre. Pas plus que lorsqu'on termine un bon livre.

Si je ne peux pas lui reprocher d'avoir choisi de retourner auprès de Bruno, c'est aussi que je pressentais depuis le début que cette histoire ne pourrait pas durer, ou qu'elle finirait mal – même si je chassais cette pensée dès qu'elle me venait à l'esprit. Ce qui m'arrivait, disons ce qui nous arrivait, était à la fois trop dense et bien trop rapide. Olive bouleversait impétueusement ma vie. Ma chère petite vie facile, sans décisions cruciales, sans grands mouvements, sans remords, sans peur, sans souffrance, sans trop de matériel biologique. Elle était trop folle pour moi. Elle était trop istable, trop vive, trop pressée, trop tranchée, trop triste, trop franche, trop violente pour moi. Je suis un homme calme et timoré. Je ne pouvais pas la suivre. Je ne sais pas ce qui se serait passé, je me serais peut-être essoufflé tout seul, pitoyablement, je l'aurais laissée filer en soupirant d'un air las et irrité, en regrettant d'avoir couru pour rien; ou bien, après le mariage et quelques mois de grossesse, nous aurions réalisé, trop tard, que ce n'était qu'une passion d'adolescents attardés, vite consumée; ou nous aurions fini par nous taper dessus comme des sauvages poussés à bout; ou alors je serais devenu fou, je ne sais pas, quelque chose comme ça. Je ne saurai jamais. Une chose me paraît absolument certaine: si nous avions continué à nous voir, nous nous serions précipités droit vers une sorte de catastrophe.

Cela dit, j'irais bien donner quelques coups de genou lans les dents de ce Bruno. Mais ce n'est pas mon genre, je suis calme et timoré. Je me contente de le mépriser froidement. Sur le ton d'un homme qui lit l'annuaire, Jean Richard articule:

– Je vous arrête, Ledoux.

Maintenant, je ne fais plus grand-chose. Je ne passe plus au Saxo Bar. Non pas par peur de la croiser – car elle va changer de bistrot (elle m'a promis de ne pas me téléphoner, de ne pas m'écrire) – mais pour ne pas avoir à expliquer à tout le monde que la femme de ma vie m'a quitté au bout de sept jours. Je crains qu'on me prenne pour un pauvre type qui s'emballe pour un rien, ou pire, qu'on ait pitié de moi. De même, je laisse mon répondeur branché en permanence et ne décroche que lorsque la personne qui m'appelle n'est au courant de rien. Je ne veux ni qu'on me plaigne ni que mes amis s'exclament: «Ah, je me disais aussi… Ça ne m'étonne pas, allez. C'est pas demain que tu vas t'accrocher à quelqu'un. Toujours le même…» Car je ne pourrais pas mentir, contrairement à mon habitude, ça me ferait mal au cœur. Je dirais: «J'étais très amoureux d'elle, je voulais me marier et avoir un enfant, elle m'a quitté après une semaine, je ne suis plus amoureux d'elle» et tout le monde interpréterait ça de travers. Je me force tout de même à appeler Florence et Marie-Sophie pour qu'elles annulent respectivement le voyage et l'appartement. Ce n'est pas une démarche agréable. À leurs questions, je réponds que c'est terminé et que c'est mieux comme ça, mais que je n'ai pas très envie d'en parler. Elles comprennent. Qu'elles ne s'inquiètent pas, cependant, je ne vais pas mal. Elles me laissent tranquille. C'est bien. Je préfère faire le mort.

Je passe beaucoup de temps à marcher dans Paris. Surtout au bord de la Seine. Je longe les quais, près de millions de voitures parfois lentes, parfois rapides, et je traverse à chaque pont. Je dessine des créneaux de part et d'autre du fleuve. Je m'arrête toujours sur les ponts, à peu près au milieu. Car même si je ne souffre pas de l'absence d'Olive, il n'y a que là que je me sente réellement à l'aise: entre les rives. Personne ne peut m'atteindre. Il n'y a que sur les ponts que je puisse penser à elle en toute sérénité (ailleurs, j'évite – mais sans me forcer, par instinct). J'avance, je m'arrête, j'observe un quai, puis l'autre, et je m'accoude à la rambarde. J'y reste longtemps, je regarde devant moi, la Seine large et poignante, les bâtiments qui la bordent comme des falaises, leurs petites fenêtres, les autres ponts et les silhouettes minuscules qui les traversent. Bientôt, j'oublie les rives – ou du moins, j'ai l'impression qu'elles s'éloignent, que des kilomètres m'en séparent – et je me sens bien. Rassuré.

Toutes les pensées qui, avant ma rencontre avec Olive, s'agitaient dans mon esprit comme des gamins dans une cour de récréation me paraissent à présent bien puériles. Elles ne se posent plus, toutes les questions que je me posais: comment pourrais-je tomber AMOUREUX, c'est-à-dire comment pourrait-il exister une femme parfaite, idéale pour moi? Comment peuvent-ils décider de S'ENGAGER, comme on le fait par exemple dans l'armée? Et ensuite, comment les autres hommes peuvent-ils RESTER avec une femme? Et inversement? Comment font les COUPLES pour vivre ensemble? À quoi s'occuper pendant que l'autre regarde la télé? Avec Olive, je m'en foutais. Et maintenant, je m'en fous.

Tout ça, c'est de la foutaise. Olive était si bizarre que ces questions n'avaient plus aucun sens. Et peut-être que toutes les femmes dont les autres tombent amoureux sont, à leur manière, bizarres.

Je passe beaucoup de temps sur les ponts. Parfois trois ou quatre heures avant de rejoindre l'autre rive.

Olive a oublié chez moi une minijupe en velours côtelé vert pâle, avec une fermeture Éclair et un bouton devant. Je ne veux plus la garder, elle me fait mal au ventre. Mais je ne peux pas non plus me résigner à la jeter, par superstition ou sentimentalisme de circonstance. Alors je déterre la seule plante que je possède (je ne sais même pas ce que c'est, un truc avec des feuilles vertes, d'une trentaine de centimètres de hauteur), je tasse la jupe au fond du pot, remets la plante par-dessus et comble les vides avec la terre que je viens d'enlever (il en reste quelques poignées, que je jette au lieu de jeter la jupe). Je ne cherche pas à savoir pourquoi j'ai fait ça: c'est ce qui me semblait le plus naturel.

Le soir, je ne regarde plus la télé. J'essaie de lire ce qu'elle lisait – ce n'est pas toujours évident: outre les livres qu'on nous imposait à l'école, je n'ai déchiffré jusqu'à présent que quelques Agatha Christie et deux Boris Vian – et surtout je regarde par la fenêtre. Je m'assieds sur le rebord, je fume, je bois un peu de whisky, j'étudie l'immeuble d'en face. Les gens font tous les jours à peu près les mêmes choses aux mêmes heures. La grosse brune a acheté d'épais rideaux bleus qui sont désormais tirés en permanence, pour que je ne la voie pas s'engloutir dans son Minitel. Les quatre jeunes sont toujours postés au même endroit. Ils lèvent de temps en temps la tête vers moi.

Je m'attache aux deux lapins, le blanc et le noir. Jusque-là, je les considérais plutôt avec inquiétude, sans vraiment savoir pourquoi. Ce n'est plus le cas, peut-être tout bêtement parce qu'ils me rappellent Olive. Ou plus exactement, car la personne d'Olive n'existe plus, parce qu'ils me rappellent une semaine singulière. C'est con à dire, mais ces deux gros lapins évoquent pour moi l'amour.

Une nuit, alors qu'ils traînent dans leur vaste enclos, sautillent mollement et grignotent les rares touffes d'herbe sèche qu'ils trouvent ici ou là, je comprends soudain qu'ils risquent de ne pas tenir le coup longtemps. Ils sont gros et il y a peu d'herbe. Je ne sais pas ce qui me prend, je me sens responsable d'eux. Leur mort me serait insupportable, je ne sais pourquoi (il serait grotesque de penser qu'elle symboliserait à mes yeux la fin concrète de mon histoire avec Olive, ou je ne sais quoi de ce genre). Et j'en ai la certitude: je suis le seul être vivant sur cette planète à pouvoir les sauver. Sans chercher à comprendre pourquoi leur vie m'est brusquement devenue si précieuse, je me lance dans les escaliers tel un Superman pour lapins et me précipite jusqu'à l'épicerie du coin, sans courir mais presque, comme s'il leur fallait impérativement de la nourriture correcte sous peine de mourir dans la minute qui vient, tic, tac, tic, tac. Si j'arrive trop tard, je m'en voudrai pendant des années. Leurs petites bouches entrouvertes. Tic, tac, tic, tac.

Il est au moins quatre heures du matin. Quand je lui demande un kilo de carottes, Bachir me fixe d'un drôle d'air. Et quand je lui déclare que non ce sera tout merci, il reste un instant immobile. Il me connaît depuis longtemps, il ne m'a jamais rien vendu d'autre que des boîtes de bière, du camembert, du taboulé ou du jambon pour le chat. Voilà que je viens chercher des carottes en pleine nuit, manifestement pressé, le regard affolé. Il est debout derrière sa caisse, près du vieux téléphone gris. Je me demande s'il ne l'observe pas du coin de l'œil, du moins mentalement. Comme s'il hésitait sur la conduite à tenir. Je l'imagine me jauger une dernière fois puis bondir sur le combiné pour appeler les flics. Bien entendu, je n'ai plus le choix. Je dégaine mon flingue et lui loge trois balles dans le crâne. Désolé, Bachir, je ne voulais pas en arriver là. Mais il me fallait ces carottes.

Je retourne vers chez moi, plus lentement cette fois (car je sais que mes protégés ne risquent plus rien, maintenant). En chemin, je me dis que j'ai acheté des carottes instinctivement car on imagine toujours un lapin en train de croquer une carotte, mais quand on y réfléchit, ce n'est pas si évident. Je ne me suis jamais posé la question: comment les lapins pourraient-ils dénicher des carottes en forêt, par exemple? Si ça se trouve, c'est une légende, ils vont me rire au nez. Tant pis, je n'allais tout de même pas leur acheter des saucisses ou des haricots verts.

Je m'arrête devant la palissade et je jette mes carottes une à une par-dessus, en prenant soin de varier la puissance et la direction de mes lancers pour qu'elles se répartissent un peu partout sur le terrain, et en priant le ciel pour qu'aucune d'elles ne tombe sur la tête d'un lapin.

Ma mission charitable accomplie, je me retourne et découvre un homme sur le trottoir d'en face, médusé. Il tient à peine debout, n'ayant visiblement pas bu que du Fanta cette nuit, et me considère avec de grands yeux ébahis (comme s'il voyait une créature de l'espace). Je ne lui en veux pas. Tomber à quatre heures du matin sur un type qui ouvre un sac de carottes et les lance méthodiquement dans un chantier, ça doit secouer.

Je remonte et m'assure que mes bienfaits ont été correctement dispensés. Parfait: il y a des carottes dans tous les coins, mes lapins vont se croire au paradis. («Non mais je rêve ou quoi? Mais…? C'est IMPOSSIBLE! Cécile, viens voir! Merci Dieu tout-puissant!») De plus, aucun des deux ne paraît assommé. Ils n'ont pas l'air de s'intéresser follement à mes cadeaux pour l'instant, mais ils sont sans doute à moitié endormis, à cette heure.

Deux jours plus tard, les carottes sont toujours là. Soit le coup du lapin qui grignote une carotte est une sacrée connerie, soit celles que vend Bachir ne valent pas tripette. Bon, j'aurai fait ce que je pouvais. De toute évidence, ils n'ont pas besoin de moi pour vivre. Peut-être même qu'ils ne veulent pas de mon aide. Ils ne m'aiment pas ou quoi?

Les jours passent.

Je n'ai pas de nouvelles d'Olive, c'est plus simple ainsi. Elle ne me manque pas. Je n'ai eu envie de lui téléphoner qu'à deux reprises, et à chaque fois j'ai réussi à me retenir au dernier moment. Je retourne parfois au Saxo Bar, où on ne l'a plus revue. Je n'ai plus peur de parler de notre séparation. La plupart des gens sont stupéfaits. «Vous alliez si bien ensemble… Qu'est-ce qui s'est passé?» Je ne triche pas trop, je leur dis qu'elle est retournée avec Bruno après une semaine seulement, qu'elle lui a obéi par automatisme, mais qu'au bout du compte ça me convient plutôt car elle était trop cinglée, c'était impossible pour moi, ça se serait terminé en explosion. Je n'ajoute pas que j'aurais bien tenté le coup quand même. Seul Rocco, quand il apprend la nouvelle par Mapie, ne manifeste ni étonnement ni compassion. Il m'explique que c'est la meilleure chose qui pouvait m'arriver, qu'il se méfiait de cette gonzesse depuis le début, que non seulement elle est malade de la tête mais qu'en plus elle est débile, qu'elle m'aurait fait cocu tous les deux jours et qu'elle ne sait pas se tenir, bref: elle ne vaut rien et j'ai eu bien raison de la quitter. (Lâchement, je ne corrige pas cette petite erreur.) Pour conclure et me convaincre, il m'explique que ce n'était vraiment pas la peine de continuer car on était exactement l'opposé l'un de l'autre. «Toi, tu es un mec bien.» Il tend sa main et la tourne plusieurs fois («Tu vois ce que je veux dire?») pour me faire comprendre que l'un de nous deux était la paume et l'autre le dos. CQFD. Crétin.

De même, je n'hésite plus à avouer notre rupture brutale aux amis qui me téléphonent. Certains me disent que je suis fou de ne pas avoir tenté de la retenir, d'autres que je ne devais pas être si amoureux que ça pour prendre la chose avec tant d'indifférence apparente. Comme prévu, j'ai droit à «Tu ne changeras jamais…» et ça m'énerve. Je suis le célibataire.

Je n'ai plus envie de baiser toutes les filles dont les fesses m'excitent ou dont les yeux m'intriguent. Quand j'étais petit, j'avais la certitude (je me le suis même juré très solennellement) que je continuerais à lire le Journal de Mickey et Picsou Magazine toute ma vie. Eh bien non. J'ai autant envie de passer une nuit avec la première venue que de me lire un bon Picsou.

Je rappelle quand même Françoise. C'est une jeune, sage et consciencieuse catholique que j'ai rencontrée dans un dîner de bienfaisance auquel participait généreusement la boîte de pub qui me nourrit, quelques jours avant de croiser Olive pour la première fois. Ayant remarqué que je ne la repoussais pas, je n'ai pas hésité une seconde, lui ai proposé de la revoir, oui, et lui ai demandé son numéro de téléphone, le voilà. N'importe qui aurait fait comme moi car elle est très typique: chignon strict, regard timide, chemisier blanc, petite croix en argent, broche, jupe écossaise, collant bleu marine presque opaque, chaussures à boucles; jolie, modeste et maladroite. Elle prie sans arrêt. J'en frétillais d'avance. Je lui aurais demandé de garder son chignon et sa croix. Je l'imaginais coupable, les yeux fermés. Évidemment, dès que j'ai rencontré Olive, je n'ai plus pensé à entraîner la pauvre Françoise dans la spirale onctueuse du péché de chair. Mais maintenant, après tout, il faudrait être intégriste pour se priver de ce plaisir.

Je lui téléphone, elle semble contente de m'entendre («Je croyais que tu m'avais oubliée»), nous prenons rendez-vous pour le soir du 21 juillet, dans un restaurant près de chez elle. Ça m'évitera de culpabiliser en l'entraînant dans le lit où dormait Olive il n'y a pas si longtemps. Comme d'habitude, en inscrivant son prénom dans mon agenda, je jette un coup d'œil au nom du saint. Cette fois, en outre, c'est agréablement stimulant. Je ne peux résister à l'envie de lui en faire part.

– Mardi 21 juillet, d'accord. Tiens, c'est la fête nationale belge. Et c'est la Saint-Victor.

– Oh, c'est bon signe! Enfin, je veux dire, c'est marrant, quoi. C'est le nom de mon lapin.

Allons bon.

Je continue à avoir mal au ventre. Ce n'est pas une douleur à se tordre olivâtre, mais ça gêne. J'ai la sensation d'avoir les intestins noués en permanence. Un truc qui me ronge. Si ce qui me ronge est le manque d'amour, c'est trop simple, j'ai honte. Eh bien non, ce n'est pas cela. Dans un sens ça m'arrange, dans l'autre pas tellement: le samedi soir, avant de tirer la chasse, je découvre un machin immonde dans la cuvette. Même pas immonde, non. Un machin qui ne devrait pas se trouver là si les règles de la vie sur terre étaient davantage respectées. Je n'ai pas trop envie de le décrire, car j'ai ma dignité, alors disons que ça ne ressemble à rien. Je l'observe un long moment, ahuri, pris de vertiges, en essayant de me souvenir de ce que j'ai mangé la veille. Une salade de tomates et un magret de canard avec des pommes sautées. Rien à voir avec cette chose. C'est blanc. De toute façon, aucun aliment ne pourrait traverser mon corps aussi impunément. Ce n'est pas abîmé du tout, on dirait que quelqu'un l'a déposé dans la cuvette pendant que j'avais le dos tourné. Je n'ai pas la moindre idée de ce que ça peut être. Si, une, mais ce n'est pas possible. Ça ne peut pas avoir cette forme-là. Soyons logique (c'est le secret de la réussite en ce monde, et ma spécialité, je le répète), ce truc blanc et plat qui flotte ne peut pas être… VIVANT.

Poussé par une force mystérieuse, je me vois me diriger vers le vieux Robert qui est rangé sous la télé. Pourtant je ne veux pas y aller, mais je ne suis plus maître de moi-même. Je l'ouvre malgré moi, obéissant à cette puissance occulte à laquelle je me refuse éperdument de donner un nom, et un instant plus tard je m'évanouis. (C'est en tout cas ce que j'aurais fait si je n'étais pas si coriace.) La description est précise et correspond exactement à ce que j'ai vu dans les chiottes. Ce que je redoute depuis que je sais que les animaux existent m'est arrivé. Un envahisseur. Non. Non. Non. J'ai une grosse bête dans le ventre. Non. Une bête sournoise et affamée, munie de ventouses ou de crochets de fixation et qui peut mesurer plusieurs mètres, me précise l'impitoyable Robert. NON! Le ver est en moi.

Au secours!

À l'aide!

Terrifié, pâle comme une feuille et tremblant comme un linge, j'ai envie de m'ouvrir le ventre au couteau pour en extirper ce monstre pervers, le jeter par terre et le piétiner en hurlant des formules d'exorcisme jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'une bouillie gargouillante. Mais je ne le fais pas. Je résiste même à la tentation d'appeler SOS Médecins pour qu'on vienne à ma rescousse en urgence, il me reste un brin de discernement malgré la panique. Le type poserait une main sur sa tête et repartirait aussitôt sans me dire au revoir. Mais comment vais-je faire pour vivre jusqu'à lundi avec cet immense animal dans le ventre? Comment vais-je faire pour ne pas mourir de trouille? Il est en moi, il a réussi à entrer par je ne sais quel moyen diabolique – à présent je ne peux plus le faire ressortir, il me possède et me bouffe les entrailles. Son contrôle sur moi est total. Il a même réussi à me faire ouvrir un dictionnaire.

Je voudrais perdre connaissance et ne me réveiller que dans une chambre d'hôpital, toute blanche. Derrière un voile de brouillard, une jeune infirmière se pencherait vers moi et murmurerait en me caressant les cheveux: – Ne vous en faites pas, monsieur Colas. Nous avons extrait la bête de votre corps. Elle est morte. C'est fini.

C'est ignoble et, accessoirement, c'est cynique. Un ver géant. Quel bon partenaire pour tromper ma solitude.

Le lendemain, en sortant de chez moi après une nuit quasiment blanche passée à me demander si l'envahisseur n'allait pas profiter de mon sommeil pour remonter jusqu'à ma gorge, je me dirige sans détour vers le Saxo Bar avec l'intention de me saouler le plus rapidement possible pour me propulser jusqu'à lundi sans penser à rien. Si je peux enivrer l'animal par la même occasion, le gorger de whisky jusqu'à le faire verdir d'écœurement, ce sera du bonus.

Sur le trottoir, je lève la tête. À deux cents mètres de moi environ, une silhouette sombre se tient debout à l'angle de la rue Gauthey et de la rue de La Jonquière. C'est une femme, son visage est tourné vers moi. En approchant, je la distingue mieux: elle est blonde, vêtue d'une robe noire qui lui arrive aux genoux, et c'est bien moi qu'elle regarde, d'un drôle d'air d'ailleurs. Elle semble avoir un problème. Bourrée ou défoncée, peut-être. En mauvais état, c'est sûr. Je suis à une cinquantaine de mètres d'elle. De petits boutons brillants ferment sa robe du cou à la taille, autour de laquelle est noué une sorte de cordon noir. Elle porte des bottes rouges qui me font penser à Olive. Elle me sourit étrangement. Elle est défigurée. À dix mètres, je sens mes jambes fondre. À la fois parce que c'est Olive et parce que je ne peux pas admettre de ne l'avoir pas reconnue plus tôt.

J'aurais dû y penser: on a toujours une deuxième chance.

Elle a l'œil gauche au beurre noir – un petit œil rouge comme une plaie, humide et gonflé, submergé par un gros cocard noir et violet, avec un peu de mauve, un peu de vert, un peu de jaune. Juste en dessous, sa pommette enflée, sanguine, semble sur le point d'éclater à tout moment. Elle a un autre hématome sur la mâchoire. Ses lèvres sont tuméfiées, difformes et fendues comme des fruits trop mûrs et maltraités.

Elle n'a besoin que de répondre par oui ou par non pour me faire comprendre ce qui lui est arrivé: Bruno s’est énervé sur elle.

Ce n'est plus la même fille. Au-delà des transformations dues aux coups, qui ont changé son visage en caricature douloureuse, elle paraît vidée de toute personnalité. Sa voix est à peine audible, elle garde la tête basse et le regard sur ses chaussures, ses bras pendent morts le long de son corps. Lorsqu'elle lève les yeux vers moi, j'ai l'impression qu'elle fait un effort considérable. Elle a une voix de paille. On dirait qu'elle n'éprouve plus rien, ni colère ni honte, mais c'est probablement faux. Il reste un peu de vie en elle: elle tremble.

Je l'invite à boire un café au Saxo. Nous allons nous asseoir dans le fond de la salle, en essayant de répondre le plus brièvement possible aux questions que les habitués nous posent au passage.

– Qu'est-ce qui t'est arrivé?

– Rien, ce n'est pas grave.

– Qu'est-ce qu'elle a?

– On n'a qu'à dire qu'elle a eu un accident de voiture.

Brisée, elle me raconte qu'elle a parlé de moi plus longuement à Bruno, pour être honnête avec lui et expliquer son amertume et sa tristesse manifestes. Étant donné que ce n'était pas la première fois qu'elle s'éloignait vers un autre, et qu'elle revenait toujours à lui quand il le lui demandait, il s'est contenté, après sa petite crise de fureur paternaliste lors de l'annonce de la nouvelle, de faire la gueule pendant quelques jours, de l'humilier dès que l'occasion se présentait et de lui faire sentir sans finesse qu'il acceptait charitablement de la reprendre mais qu'elle pouvait considérer qu'elle avait de la chance. Il fallait maintenant faire pénitence. Pomponnette, etc. Beurk.

Cependant, il s'apercevait qu'elle ne réagissait pas tout à fait comme les autres fois. Il insistait, redoublait de froideur et d'autorité, la traitait d'indigne et de petite putain, lui appuyait à deux mains sur la tête pour l'enfoncer. Sous son emprise depuis quatre ans, Olive se laissait gronder comme une gamine devant son père, elle encaissait tout, approuvait toutes ses critiques, culpabilisait, déclinait. Elle a dû augmenter ses doses de médicaments.

Un jour qu'elle tripotait distraitement une barrette que je lui avais donnée (un vieux truc assez kitsch, en émail coloré, que j'avais trouvé sur un siège du métro – elle conserve, je crois l'avoir déjà dit, tous les objets qu'on lui offre), il la lui a prise des mains et lui a demandé d'où elle venait. Aussi sincère quand personne d'autre ne le serait qu'elle peut être menteuse quand ça l'arrange, elle lui a répondu: «C'est un cadeau de Titus.» Sans hésiter, Bruno a mis rageusement la barrette en morceaux et l'a balancée dans un coin de la pièce. Choquée, elle l'a giflé par réflexe. Ce n'était pas la première fois qu'elle le frappait, mais les circonstances étaient bien différentes. Depuis son retour au berçail, elle était censée faire profil bas et se repentir à genoux devant le maître. Ivre de colère et de jalousie refoulée, il s'est jeté sur elle et a soulagé ses nerfs sur sa tête, ce porc.

C'était avant-hier. Le médecin qui l’a examinée quelques heures plus tard l'a prévenue qu'elle garderait les traces de cette charge punitive pendant un mois environ.