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– Aucune idée. J'ai repéré les premiers anneaux qu'il a abandonnés avant-hier. Mais je ne surveille pas ce genre de chose de très près, en général.
– Mouais… On ne peut pas savoir, donc. C'est très vorace et ça grandit vite, ces bestiaux-là. S'il est sur les lieux depuis un moment, il peut mesurer jusqu'à trois mètres. Dans ce cas-là, j'aime mieux vous dire, ça va être une vraie boucherie dans la cuvette, demain soir.
– Oh non. Je ne pourrai jamais.
– Mais si, mais si. Un petit conseil, toutefois: ne regardez pas derrière vous avant de tirer la chasse, si vous avez le cœur sensible.
– Quelle horreur. J'ai le cœur sensible depuis peu, oui.
– Allez, du nerf. C'est spectaculaire, ça donne des frissons par où ça passe, mais c'est radical. Ces deux cachets vont lui faire sauter la cervelle aussi sûrement qu'un obus de mortier. Avant d'aller vous installer sur sa dernière demeure, vous pouvez mettre le requiem de Mozart sur votre chaîne hi-fi…
Épouvanté mais épaté par son assurance, je le regarde rédiger l'ordonnance et signer l'arrêt de mort de l'étranger. Puis je le paie en liquide (je me sens ridicule, avec mes francs minables, je devrais payer ce gars-là en dollars). Je m'apprête à me lever quand le téléphone sonne.
– Oui, j'écoute. Merci Agnès, passez-la-moi. Allô? Oui, bonjour madame. Que puis-je pour vous? Oui… Bien. Comment ça? Attendez, attendez. De quand datent vos dernières règles, madame? Vos règles, oui. Vous ne savez pas? Grosso modo, disons. Non? Vous… Pardon? Vous êtes enceinte depuis sept mois? Ah mais dans ce cas-là ça change tout. Où est le hic, alors? Que dit votre médecin? Vous… Quoi? Vous voulez dire que vous n'avez consulté personne depuis que… Non, je sais bien que ça se voit, que vous êtes enceinte. Ce n'est pas la question. Vous n'avez pas pensé à vous faire suivre par quelqu'un? Mais non, je ne dis pas qu'il y a un problème… Je n'ai pas dit ça, non. Enfin tout de même… Vous n'avez pas passé une échographie, rien? À sept mois, ce n'est pas très sérieux, ma bonne dame. Écoutez, il faut vite vous rendre dans une clinique et… Vous n'aimez peut-être pas les hôpitaux mais… Bon, d'accord, d'accord: Voyons, passez me voir demain à dix heures, on va discuter tranquillement de tout ça. Pardon? Non, dix heures du matin, bien sûr. Je ne… Allô? Allô?
Il repose le combiné, le fixe un moment d'un air las, puis dodeline tristement de la tête, soupire et pose sur moi le regard de celui qui en a vu d'autres mais ne comprend toujours pas ce qui amuse tant cette chienne de vie.
– Elle a raccroché. Il y a de la misère et de la douleur dans ce monde, vous savez, monsieur Colas. Je ne vous raccompagne pas, ne m'en veuillez pas. Vous connaissez le chemin.
Je le salue en le regardant au fond des yeux, reconnaissant et admiratif, et quitte son bureau avec la créature qui m'habite depuis moins de sept mois j'espère. Dans le couloir, je l'imagine en train d'allumer une Lucky, d'ouvrir l'un des gros tiroirs de son bureau et de s'envoyer une longue rasade de Jim Beam. En passant près de sa secrétaire, je la vois d'un autre œil. Je sais ce qu'il y a sous sa jupe: un porte-jarretelles et des bas, un boxer de satin, forcément. Au fond de moi, le ver opine énergiquement de la tête.
Je vais acheter mes armes dans une pharmacie et avale aussi sec le premier cachet – je n'ai rien mangé ni bu depuis le réveil (en revanche, j'ai absorbé pas mal de choses hier soir, les conditions de combat ne sont donc pas idéales, mais je me vois mal attendre demain pour entamer la procédure d'expulsion). Il est seize heures dix. À dix-huit heures dix, j'assènerai donc le coup de grâce. En attendant, nous allons marcher n'importe où dans la ville pour ne pas penser au drame qui se noue (ou se dénoue, plutôt) dans mes entrailles.
Nous passons presque par hasard devant le Saxo Bar et je jette un œil à l'intérieur. Il n'y a pas grand monde. Thierry et Chang jouent aux cartes, Taouf lit le journal, Pedro joue du pinceau sur la fresque murale qu'il a commencée voilà plus de huit mois, Olive discute avec Denis au bout du comptoir. Elle porte une combinaison noire à manches longues, en tissu synthétique élastique et brillant, dont le bas du pantalon est rentré dans de hautes bottes rouge vif. Elle ressemble à un agent secret des années 60 spécialisé dans l'intervention rapide et les missions risquées. J'entre et dis bonjour à tout le monde. Au sempiternel «Ça va?», Denis répond:
– Moi oui. Elle non, apparemment.
Quand je tourne les yeux vers elle, elle incline la tête sur le côté avec une petite moue. Elle est toujours aussi massacrée, bien sûr, et toujours aussi belle. Je ne pose pas de questions, je ne veux sans doute pas savoir ce qu'elle vit avec l'autre. D'ailleurs je ne reste que très peu de temps car au moment où le patron Nenad est venu me saluer, je me suis souvenu que je ne devais rien ingurgiter entre les deux cachets. Or passer du temps dans un bar sans boire m'est impossible. Quand je la quitte, Olive me presse brièvement la main au passage, fort. Je la regarde. Ses yeux sont faibles, implorants.
Ils ne disent pas: «Pardonne-moi, j'ai fait une erreur, laisse-moi revenir en arrière.» Ils ne regrettent rien, ils n'évoquent ni remords ni soumission. Ils disent seulement: «Aide-moi.» Électrifié entre ses yeux et ses doigts, je me sens parcouru d'une onde d'amour fulgurante et je presse moi aussi sa main en réaction, fort.
Mais dès que je reviens sur le trottoir, je regrette ce geste. Qu'est-ce qui m'a pris? Je ne vais pas repartir dans une histoire avec elle dans le seul but de l'aider, de la remettre sur pied. Je ne suis plus amoureux d'elle. Si je souffre en la voyant, ce n'est pas à cause de notre séparation. C'est une personne que j'aime, et la voir dans cet état me fait mal. Je n'aurais pas dû serrer sa main. J'espère qu'elle ne l'a pas mal interprété.
Jusqu'à dix-huit heures dix, nous marchons n'importe où sauf rue de La Jonquière. Je contemple toutes les jolies filles que nous croisons, dans l'espoir d'oublier ce qui vient de se passer avec Olive. Je commence à sentir des remous dans mon ventre. J'avale le deuxième cachet et nous rentrons précipitamment chez moi pour attendre dans l'angoisse la conclusion, annoncée comme explosive, de cette offensive chimique. Mais il ne se passe rien de déterminant, je n'ai pas encore envie d'aller sur la tombe de mon invité – j'essaie une fois, sans autre résultat que des tremblements et des palpitations de terreur. Pourtant, la douleur est de plus en plus vive. La guerre fait rage à l'intérieur, le ver se débat courageusement.
A une heure du matin, nous allons nous coucher.
Je suis réveillé à l'aube (la vraie, cette fois) par des contractions violentes. Il jette toutes ses forces dans la bataille, c'est le ViêtNam dans mes intestins. Il faut agir vite et oublier la peur. Je bondis hors du lit, bute contre une chaise et me casse la gueule car je dors encore, repars à quatre pattes sous l'œil affolé de mon chat qui s'est réfugié dans un coin et couche les oreilles, me redresse en franchissant la porte de ma chambre et pénètre le cœur battant dans la salle de bains. J'ai le temps d'apercevoir mon reflet dans la glace de la petite armoire, je ressemble à Stallone aux moments critiques de Rambo. Je suis sur le point d'envoyer l'ennemi au diable lorsque la voix du détective généraliste me revient à l'esprit. Négligeant toute prudence, je me précipite dans le salon en serrant les fesses, allume la chaîne et renverse la moitié des compacts par terre en voulant les passer en revue un à un. Je m'énerve. C'est le seul que je ne trouve pas, comme par hasard! Je vais devenir fou, je grogne comme une bête, éparpille furieusement les disques autour de moi et mets enfin la main sur celui que je cherche, à l'instant où le nécessaire allait l'emporter sur le beau.
Le jour se lève derrière les fenêtres et les premières notes du Requiem de Mozart retentissent dans l'appartement.
Je retourne en zigzaguant vers les toilettes, m'assieds en catastrophe et ferme les yeux. Nous laissons le destin faire le reste.
La musique va réveiller tous les voisins.
Sous moi, c'est l'apocalypse. Je ne pense plus à rien.
Lorsque je sens que tout est terminé, je vide un rouleau de papier Lotus pour sortir intact de ce duel à mort, laisse tomber pathétiquement les feuilles rosés sur le cadavre de mon adversaire, me relève les yeux toujours fermés, baisse le couvercle et tire la chasse.
C'est ainsi qu'a été emporté mon ver. Il a péri au petit matin, avec les honneurs. Le grand Requiem emplit tout l'immeuble. Debout devant la cuvette, je me sens enfin seul. J'ose à peine le dire, mais je suis triste. Je l'ai tué.
Je vais me recoucher solitaire, dors profondément six heures et me lève de bonne humeur. La vie recommence, je ne vais pas m'apitoyer sur la mort d'un ver qui me dévorait la flore intestinale. Ce soir, mardi 21 juillet, j'ai rendez-vous avec une jeune catholique qui semble enfin prête à succomber à la tentation. Le Seigneur se chargera ensuite de remettre cette brebis égarée sur le droit chemin, c'est sa passion.
Dans l'après-midi, je passe au Saxo pour me venger d'hier et célébrer mon intégrité retrouvée. Je bois quatre whiskies d'affilée, on me demande d'un bout à l'autre du comptoir ce qui me rend si jovial (Thierry, Youssef, Lucie, Anne-Catherine, Henri, Jacky, Nassima et Lenda veulent savoir) et je ne sais quoi répondre. Je me contente de sourire niaisement et de payer des verres à tout le monde. Je n'ose pas leur avouer que je fête le décès de mon ténia – je tiens à garder une certaine image ici. De toute manière, je mentirais en leur disant que c'est la seule raison de ma soudaine gaieté. Je sais bien qu'il y a autre chose. Mais quoi? Je n'en ai aucune idée, pour l'instant.
Je sens une main sur ma hanche droite, je me retourne, Olive abîmée me sourit. Elle n'est manifestement pas dans son état normal. Elle a peut-être beaucoup fumé, ou forcé sur les calmants et les anxiolytiques. Je lui offre une bière – elle n'en boit jamais, mais elle n'est plus à ça près. J'oublie les gens autour, nous discutons simplement, comme si nous nous retrouvions après un ou deux ans de séparation, sans tension et sans amertume. Je suis calme et ouvert, j'ai envie de l'embrasser, de sentir à nouveau ses lèvres molles et fraîches contre les miennes. Tant pis: je sais déjà qu'aucune pensée raisonnable ne parviendra à me retenir. Cela dit, j'ai le temps. Elle me parle, pour le moment, Ça me suffit.
Je me tourne vers la grosse horloge à néons bleus et roses, il est dix-huit heures cinquante. Dans à peine plus d'une heure, je dois être rue Monge, je dois dîner bien gentiment avec une jeune femme tremblante, lui servir du vin et la regarder dans les yeux, je dois lui parler de mon travail et de ce que j'aime dans la vie, jouer le bon garçon inoffensif pour pouvoir monter chez elle et baisser sa culotte en espérant qu'elle rougisse.
Je m'approche d'un pas vers Olive, lui passe une main dans les cheveux et l'embrasse – à cet instant, j'ai le sentiment de ne rien pouvoir faire de plus naturel. Elle ne me repousse pas.
Je me sens enfin normal. Dans la confusion du plaisir qui m'enveloppe, j'essaie de réfléchir à ce qui m'est arrivé ces derniers jours. Comment ai-je pu penser que je n'étais plus amoureux d'elle? Si j'avais cru fermement, pendant trois semaines, que j'étais un épagneul breton, je ne serais pas plus déconcerté aujourd'hui en réalisant mon erreur. Comment ai-je pu la dissocier si facilement de moi? Comment ai-je pu avoir pitié d'elle et la considérer comme une amie malheureuse, évoluant dans un autre monde que le mien et pour qui je ne pouvais pas grand-chose? Comment ai-je pu regretter d'avoir pressé sa main hier, comment ai-je pu rester si stupidement aveugle à cet unique éclair de lucidité? Je suis taré, il n'y a pas d'autre explication possible. Je suis un être primaire qui ne voit rien, qui ne comprend rien, une girouette sans cervelle dont le vent fait ce qu'il veut. Vers le nord, d'accord; vers le sud, pas de problème; vers l'ouest, pourquoi pas? Heureusement, je suis tout de même capable de me rendre compte que le vent persévérant vient de m'orienter dans la seule direction qui puisse me permettre de prendre vie. Je ne suis pas aussi bête que j'en ai l'air: j'entends le clic.
Je demande une pièce de deux francs à Thierry et téléphone à Françoise pour lui expliquer que je me suis foulé la cheville cet après-midi en voulant m'essayer au roller – les plus gros mensonges sont ceux qui passent le mieux, on l'apprend avec l'expérience, après quelques tentatives timides, petit bras, et quelques échecs humiliants. Elle glousse, sans doute pour ne pas me donner l'impression qu'elle est déçue par l'annulation d'une soirée insidieusement appétissante, elle rigole avec un peu trop de zèle, me prie de l'excuser mais c'est plus fort qu'elle, ce n'est pas drôle, bien sûr, pardon, ça doit faire mal, je suis désolée, et profitant de cette situation stratégique inattendue et favorable, je parviens à lui dire au revoir et à raccrocher en douceur avant que nous n'ayons parlé d'un éventuel report de la rencontre. Près de son téléphone, elle doit se demander si elle n'en a pas un peu trop fait dans l'insouciance forcée. Elle qui se montre si prudente et si réservée d'habitude, «Qu'est-ce que je suis gourde.»
Ma pirouette n'est certainement pas très glorieuse, mais je n'avais pas d'autre solution pour ne pas la vexer. Quant à la possibilité de passer la soirée avec une autre fille le jour où je rejoins Olive, je n'y ai pensé qu'afin de pouvoir récarter. Surtout une fille dont c'est aujourd'hui la fête du lapin. Je ne saurais dire pourquoi, mais ça me semblerait dangereux. Il ne faut pas tirer le diable par la queue, il n'attend que ça.
Sur le coup, il ne me vient pas à l'esprit que, moi, je viens de lui en poser un, de lapin. Et que le diable, grand joueur devant l'éternel et donc logiquement amateur de jeux de mots, ricane en rajoutant quelques bûches dans ses brasiers.
Olive et moi ne mangeons pas ce soir-là. Elle ne danse pas, probablement trop disloquée, je bois beaucoup, nous restons au Saxo jusqu'à minuit pour retarder le plaisir et nous donner le sentiment que nous avons tout le temps, puis nous nous dépêchons jusqu'à chez moi (pour une fois je ne suis pas à la traîne derrière elle), les quatre jeunes veilleurs de nuit ne sont pas à leur poste, tant pis pour eux, elle porte une robe rayée bleu blanc rouge et pas de culotte, je lui enfonce deux doigts dans la chatte et deux doigts dans le cul en même temps, devant la porte de l'immeuble, je compose le code d'une main trempée, elle la lèche devant les boîtes aux lettres, nous baisons une première fois dans l'escalier, entre le deuxième et le troisième étage (elle mord de toutes ses forces son sac de skaï noir pour ne pas hurler, et le déchire), puis comme j'ai réussi par miracle alcoolique à ne pas jouir et que je n'ai même pas remonté tout à fait mon pantalon, nous recommençons à peine entrés dans l'appartement, sur la table de la cuisine, violemment malgré sa fragilité évidente, couchée sur le dos entre des boîtes de conserve et des factures, elle écarte les jambes le plus largement possible, elle s'agrippe aux bords de la table, serre les dents et donne de grands coups de reins pour s'empaler, le transistor tombe par terre, puis un paquet de petits pains grillés suédois (blonds dorés) et un verre qui éclate sur le carrelage, elle semble sur le point de s'évanouir de faiblesse, elle veut que je vienne jouir dans sa bouche.
Ce corps exsangue et ce visage meurtri, ensanglanté de l'intérieur, m'attristent profondément. Mais je contourne la table de Formica, je soutiens d'une main la tête blessée d'Olive et j'éjacule sur sa langue, contre son palais, au fond de sa gorge. En reprenant mon souffle, je frotte doucement ma bite sur ses lèvres froides.
Elle reste un long moment inerte, les yeux fermés, comme morte au milieu des conserves, sous la lumière blanche et dure du plafonnier. Je la touche du bout des doigts. Sa peau a la texture et la couleur du savon.
J'ai retrouvé Olive, le corps d'Olive est posé sur la table de ma cuisine.
Je ne comprends toujours pas comment j'ai pu me passer d'elle. Pendant son séjour importun dans mon ventre, le ver solitaire et glouton devait me pomper mon matériel biologique.
Je n'éprouve plus de pitié envers elle, j'ai de la peine. Je l'aime et je la vois déjà usée, tremblante en bout de parcours. Je la vois sur le point de disparaître. Je vais essayer de l'aider, puisque de toute façon je ne peux rien faire d'autre, mais j'ai peur de ne pas pouvoir grand-chose pour elle. Elle est trop loin pour revenir, trop déstabilisée pour se raccrocher à quoi que ce soit. Mais je la connais mal, peut-être.
Plus tard dans la nuit, sur le lit, elle me dit:
– Je te donne mon cul, tu peux en faire ce que tu veux, quand tu veux.
Je la baise aussitôt, par-derrière. Tandis que mes ongles s'enfoncent dans la chair de ses hanches et que je la maintiens immobile pour mieux la prendre, je me dis que j'ai bien de la chance. Pour m'offrir ça, c'est qu'elle m'aime un peu. À partir de maintenant, ce cul est à moi, je peux en faire ce que je veux, quand je veux. Mais dès que c'est terminé et que je m'effondre comme une baleine tuberculeuse à côté d'elle, ses paroles résonnent différemment dans mon esprit détendu mais lourd. Il me semble qu'elle a dit cela comme un mourant dirait à un proche qu'il aurait appelé à son chevet: «Je te donne ma propriété en Sologne.»
Quelques instants après, elle se tourne sur le côté et se laisse entraîner par le sommeil en tenant ma bite dans sa main. Désormais, elle s'endormira ainsi toutes les nuits, accrochée à mon sexe mou. Toutes les nuits que nous passerons ensemble, jusqu'à la fin.
Je voudrais dormir, moi aussi. Je m'efforce de ne pas réfléchir, de ne pas me dire que ces retrouvailles ne servent à rien. Je ne suis pas assez fort pour la sortir de là.
Je suis coriace, pourtant. Mais à mon échelle, seulement dans un monde où rien n'est important, où rien ne fait mal. Je m'efforce de ne pas me dire que nous sommes si différents, presque à l'opposé l'un de l'autre, comme disait Rocco. Elle bouge de toutes parts sans pour autant dévier de sa route cahoteuse, je pivote vainement sur moi-même sans quitter mon clocher; elle est téméraire mais lâche, je suis craintif mais plutôt courageux, elle est anxieuse, je suis insouciant; elle se méprise et ne se pardonne rien, j'évite soigneusement d'examiner ma conscience, ne me juge que lorsqu'on me plaque le nez sur un miroir et toujours avec une indulgence scandaleuse; dans tous les domaines, si on nous demandait de choisir entre deux choses disposées devant nous (des choses qui pourraient être des chaises, des vêtements, des couleurs, des paysages, des envies, des comportements, des mots, des idées), on peut être sûr qu'il n'y aurait pas de bagarre. Mais, ami Rocco, n'as-tu pas remarqué – si toutefois il t'est arrivé de réussir à te concentrer suffisamment – qu'une main est composée d'une paume et d'un dos? Tu avais pourtant l'évidence sous les yeux, l'autre jour, quand tu me faisais ce geste… Ta main, c'est le truc qui est au bout de ton bras, tu n'avais qu'à suivre les os en partant de l'épaule pour te rendre compte de ta bêtise. Sans vouloir exiger de toi un effort d'imagination qui risquerait de te faire sauter le cerveau, peux-tu te représenter une main à deux paumes ou à deux dos? Pas terrible, hein? Et ce serait dommage. C'est intéressant, une main. C'est beau et mystérieux. Non?
Je m'endors, sans doute en souriant, la bite protégée par la main d'Olive.
Le lendemain après-midi, je prépare le café pendant qu'Olive est dans la baignoire. Je sais qu'elle n'en prendra que pour me faire plaisir, une ou deux gorgées. Elle avait probablement envie de sortir en boire un en bas, sans s'être lavée. Je regarde machinalement par la fenêtre.