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Les jours suivants ne sont pas agréables à vivre. La joie de me sentir à nouveau près d'Olive est éclipsée par son état physique et mental. Elle paraît sombre, lasse et extrêmement nerveuse. Son visage tuméfié ne l’aide pas à retrouver un semblant d'équilibre: elle s’observe tristement dans les miroirs; dix ou quinze fois par jour, on lui demande: «Qu'est-ce qui t'est arrivé?» Elle prend beaucoup de cachets qui ne semblent pas l’aider non plus, au contraire. Au lieu de la calmer, de la soutenir, j'ai le sentiment qu'ils la dérèglent. Elle passe de l'abattement total à la surexcitation – pendant la majeure partie de la journée, on dirait que le moindre geste réclame des efforts considérables, elle ne prononce pas un mot, ne sourit pas, ne s'intéresse à rien, soudain elle devient rouge, brûlante, ses yeux s'injectent de sang, il faut qu'elle baise ou bouge, qu'elle parle fort, qu'elle marche à toute vitesse, qu'elle danse jusqu'à ruisseler de sueur, et seules ses lèvres restent froides. Je l'embrasse dans l'espoir idiot de l'apaiser, sa bouche est glacée. J'en ai des frissons. Souvent, à la tombée de la nuit, elle paraît même proche de perdre tout à fait la raison. Pendant une ou deux heures, Olive Sohn disparaît et laisse la place à une créature incontrôlable qui s'isole au milieu du monde et qu'on ne peut plus atteindre, qui évolue ailleurs, dans un état voisin de la démence. Elle fait n'importe quoi et n'en a manifestement pas conscience, elle devient méchante et brutale, égoïste, ou démesurément exubérante. Dans ces moments-là, je ne peux rien faire pour l'arrêter. Quand je l'interroge, quand j'essaie de lui montrer avec le plus de prudence et de diplomatie possible qu'elle se comporte de manière étrange, elle semble toujours étonnée, parfois agacée, et me donne invariablement la même explication de ses actes extravagants:
– J'ai trop d'énergie dans le corps, il faut que ça sorte.
La crise passée, elle retombe dans l'apathie, le silence et la mélancolie. Alors plus rien ne peut la réveiller, ni même la distraire un instant de cet abattement lugubre. Dans l'ensemble, entre la désolation et la violence, elle donne l'image d'un fille plus qu'égarée, plus que triste: elle agit comme un être désespéré. Et je n'arrive pas à comprendre pourquoi.
Je ne peux que rester près d'elle, lui raconter n'importe quoi, l'empêcher de mon mieux de déjanter pour de bon. Je me pose des questions. Je me demande comment arranger les choses. Je me demande ce qui la rend si morose et si agressive. Je me demande si ce n'est pas sa rupture définitive avec Bruno, dont l'attachement paternel, la dévotion et l'autorité la maintenaient debout comme un tuteur maintient une plante fragile. Je me demande si elle n'a pas besoin de se sentir à la fois vénérée et rabaissée – je ne peux lui apporter ni l'une ni l'autre de ces sensations. Je me demande si elle ne me ment pas quand elle me dit qu'elle est allée lui parler le lendemain de la première nuit que nous avons repassée ensemble, cette nuit où elle m'a donné son cul, et qu'elle ne veut plus jamais le revoir. Je me demande si elle ne va pas coucher avec tous ceux qui voudront se servir d'elle. Je me demande si ce n'est pas à cause de moi, de ce que je ne pourrai jamais lui donner, qu'elle est si malheureuse. Je me demande si, après tout, je fais bien de prendre le risque de plonger moi aussi dans la confusion et la détresse. Je me demande si je vais pouvoir supporter de me poser tant de questions.
Une nuit, devinant sans mal mon désarroi, elle me dit:
– Ne reste pas avec moi, je vais te détruire la vie.
Elle a peut-être raison. Je pourrais faire un grand pas de côté et la laisser partir vers des hommes plus solides ou plus disposés à se laisser démolir – ou la laisser retourner vers Bruno. Depuis qu'elle l'a quitté, quelque chose a changé. D'abord, évidemment, parce qu'elle est sortie métamorphosée des trois semaines durant lesquelles je ne l'ai pas vue. Ce n'est pas la même personne que celle que j'aimais – et pourtant je l'aime. Mais je réalise que, de mon côté aussi, l'insouciance enivrante des sept premiers jours a disparu. Peut-être à cause de leur séparation, paradoxalement. Je me sens peut-être dorénavant seul face à elle, face à cette fille déroutante et dangereuse. J'ai peut-être l'impression puérile mais pesante d'avoir pris le relais de Bruno de manière officielle. Ma vie devient peut-être trop sérieuse, trop grave. Elle est peut-être trop excessive et exigeante pour moi. Je me souviens peut-être de ce j'ai pensé à la fin de notre semaine ensemble pour me consoler de son départ. Mais toutes ces interrogations ne servent qu'à m'enfoncer plus profondément dans le malaise et l'inquiétude. Il suffit que je la regarde, que je m'imagine durant quelques secondes accepter sa «proposition», me détourner d'elle et reprendre une existence solitaire plus paisible et plus sûre, il suffit que je me voie sans elle, seul et vide, que je la voie sans moi, seule et déséquilibrée, ballottée dans d'autres histoires, pour que je sursaute et lui réponde:
– Si, je reste avec toi. Tant pis si tu me détruis la vie.
Je dis ça sur le ton de la plaisanterie, mais je sais que c'est définitif. Nous ne passerons qu'un mois ensemble, ou un an, mais de mon côté, je sens presque physiquement que la décision est à présent ancrée en moi comme une partie de ma personnalité: je resterai avec elle quoi qu'il arrive. C'est comme ça. Elle peut devenir folle, elle peut me faire souffrir, elle peut m'entraîner dans tous les pays du monde ou m'obliger à me raser la tête, tant pis.
Je ressens des émotions inédites pour moi: le doute, la peur, le désir insatiable. Ces tourments ne me lâcheront plus, désormais, je ne pourrai plus jamais regarder Olive sereinement. Quoi qu'elle fasse, j'aurai toujours besoin de plus. Quoi qu'elle fasse, je craindrai toujours qu'elle me méprise ou me quitte. Quoi qu'elle fasse, je serai toujours en état de manque. Je lui parle sans arrêt, j'ai envie de lui en dire plus. Je baise avec elle trois ou quatre fois par jour de toutes les manières possibles, j'ai envie de toucher son corps plus intimement. Je la vois jour et nuit, j'ai envie de la voir plus. Même quand je la regarde dormir, même quand je me concentre de toutes mes forces sur son visage, j'ai envie de la voir plus. Mon envie d'amour sera toujours inassouvie.
Un après-midi, en sortant de chez moi, je fais un bond d'un bon mètre en arrière en face de la boîte aux lettres. Je viens de l'ouvrir et j'ai trouvé un lapin à l'intérieur.
Pas un vrai lapin, je ne serais sans doute plus là pour le raconter, mais un lapin en photo. Le choc a été formidable. J'ai la sensation, depuis plusieurs semaines, d'une présence constante et malsaine de ces bestioles autour de moi, j'essaie de garder la tête froide en me répétant que ce n'est pas possible car ça ne s'est jamais vu et donc ce serait bien le comble, la notion de lapin ne peut pas s'attaquer à un homme, surtout s'il n'a rien à se reprocher dans ce domaine (je ne sais même pas lequel, c'est dire), je descends tranquillement dans le hall de mon immeuble pendant qu'Olive est encore dans la salle de bains, j'ouvre en toute décontraction la petite porte familière de ma boîte et j'y découvre un lapin noir qui me fixe de ses gros yeux ronds, les oreilles dressées comme s'il n'était pas content, mais pas content du tout de ma conduite.
Je recule vivement, par réflexe de légitime défense. Au vieux Turc du premier qui passe à cet instant et me demande ce qui m'arrive, j'hésite à répondre. Si je m'exclame: «Il y a une photo de lapin dans ma boîte aux lettres!» il risque fort de ne pas saisir l'aspect dramatique de la situation. Si je prétends avoir découvert une facture ou un rappel de loyer, il va se dire que les jeunes d'aujourd'hui sont bien émotifs et n'ont plus de tripes. Je me contente donc d'un «Non, rien» qui le laisse probablement tout aussi perplexe. Il sort en dodelinant de la tête.
C'est une carte postale d'une amie que je n'ai pas vue depuis plusieurs mois, Isabelle. Elle me demande ce que je deviens, me souhaite bonne chance et m'embrasse. Je voudrais bien savoir pourquoi elle a choisi une photo de lapin. Il doit y avoir vingt ou trente mille sujets possibles, pour une carte postale. Je l'appellerai demain. Mais je ne crois pas que j'oserai lui poser la question: «Dis donc, pourquoi tu m'as envoyé une photo de lapin? Dis, saleté?»
Le soir, nous sommes invités chez Stéphanie, qui habite une sorte de petit pavillon dans le XIIIe. Nous pensions que c'était une fête, mais il s'agit juste d'un repas dans le jardin. Ils ne sont que cinq lorsque nous arrivons: Stéphanie la maquettiste et son mari, Gilles le gynécologue, un autre couple original et gai comme une paire d'espadrilles, et un type seul qui doit être aide-comptable dans une entreprise de pompes funèbres. Sur la table, il y a de la salade de riz, des chips, des rondelles de Justin Bridou, une quiche, une tarte aux poireaux, de la 33 Export à bouchon dévissable, du Coca-Cola et plusieurs bouteilles de gamay.
Stéphanie et Gilles sont relativement sympathiques mais passer plus de deux heures avec eux devient impossible si l'on a déjà rencontré d'autres personnes au cours de son existence. Ils savent vivre et s'amuser autant que des perruches – je voulais tout de même leur présenter Olive, par goût du contraste. Quand ils ont ouvert le cadeau qu'elle a apporté pour les remercier de leur invitation (une vieille soupière cassée et recollée), ils ont paru déconcertés, gênés, et elle abasourdie face à leur réaction, presque vexée par ce manque d'enthousiasme incompréhensible.
Dès les premières minutes, je comprends que j'ai eu tort de l'amener là. La crise a commencé dans le taxi, un peu plus tôt que les soirs précédents. Ses mains devenaient moites, elle serrait les dents, riait sans raison, exaltée par n'importe quoi – un passant qui frappait dans ses mains et parlait tout seul en marchant, par exemple. Quand Stéphanie et Gilles ont accusé réception de la soupière, j'ai cru qu'elle allait fondre en larmes ou s'énerver («Ben quoi? Elle vous plaît pas, ma soupière? C'est tes amis, ça, Titus?»). Maintenant, elle est assise près de moi et n'ouvre pas la bouche. Sa cuisse tremble sous ma main. Je commence à la connaître, je sais que rien ne la révolte davantage que les gens sérieux et ennuyeux – les gens impolis, peut-être. Ici, c'est le bagne, pour elle. Nous dînons dans un jardin agréable par une chaude soirée d'été, comme on dit quand la vie est belle, mais l'atmosphère est métallique et crispante. On ne parle pas beaucoup, on se contente d'échanger de manière presque administrative quelques propos creux sur le métier de chacun, la nouvelle Lancia ou les vacances à venir. Je pense que c'est elle qui les embarrasse. Elle porte une impressionnante robe de satin rouge et bleu à manches bouffantes et une toque de fourrure noire (avec ses cheveux blonds que le chapeau plaque de chaque côté de son visage, on dirait une espionne russe irrésistible déguisée en Belle au bois dormant). J'étais chez elle lorsqu'elle a choisi cette tenue, elle en a essayé sept ou huit autres avant de se décider. Elle voulait sincèrement leur faire plaisir. Mais à mon avis, ils la prennent pour une pouf arriérée qui se sait belle. D'autre part, il suffit de l'observer quatre secondes pour deviner qu'elle n'est pas au mieux de sa forme mentale: elle a les joues et les yeux rouges, elle fixe quelque chose d'invisible droit devant elle, ses mains se crispent sur le satin bleu de sa robe, elle se mord les lèvres – heureusement, ils ne savent pas qu'elles sont froides. Son cocard, sa pommette gonflée et sa bouche abîmée complètent le portrait. Elle fait peur. D'ailleurs, lorsque nous sommes arrivés et qu'elle a salué aimablement tout le monde, comme à son habitude et malgré sa tension extrême, la femme espadrille, qui est vendeuse chez Habitat, et le célibataire funèbre, qui est informaticien, ne lui ont pas répondu – pris de stupeur, je suppose. Sans rien faire et sans rien dire, elle met tout le monde mal à l'aise. Moi compris.
Je ne sais pas ce qui va se passer, mais c'est imminent. J'ai l'impression d'avoir la main sur le capot d’une voiture de course qui patine à plein régime. Les autres le sentent aussi, d'ailleurs. Ils la surveillent du coin de l'œil et parlent de moins en moins, comme s'ils craignaient de rater le début du spectacle par inadvertance. Ça va démarrer d'une seconde à l'autre, ça va exploser. Je donnerais mon bras droit pour être instantanément téléporté avec elle chez moi. Colas au capitaine Kirk, Colas au capitaine Kirk. Répondez, capitaine. Deux téléportations en urgence… Qu est-ce qui se passe, nom d'une pipe? Colas à la passerelle! Vite!
– Vous vous êtes déjà fait lécher par un chat? demande-t-elle d'un ton poli et désinvolte à la vendeuse de chez Habitat.
Vous me paierez ça, Kirk.
– Euh… Oui, bien sûr.
– Lécher la chatte, je veux dire.
Personne ne moufte. Personne ne songe même à s'indigner, ni à rire. Les mâchoires pendent, j'aperçois des rondelles de saucisson à demi mâchées, de la bouillie de chips. La vendeuse est pourpre, congestionnée. Je pense que mon rôle est d'intervenir pour relancer la soirée.
– Ah elle est directe, hein? C'est pour ça que je l'aime.
– Oui, elle…, balbutie Stéphanie en cherchant le regard de Gilles en soutien. Ça surprend, quoi.
– Vous n'avez pas essayé, Stéphanie? C'est très agréable. C'est râpeux, mais juste ce qu'il faut. Il suf fit d'écarter les jambes et d'installer le chat, il comprend vite.
– Ah…
– Avec un chien, c'est marrant aussi, mais moins bien. Ils ont de grosses langues toutes molles, c'est plus dégoûtant. Mais ils adorent ça.
L'ambiance se dégrade, c'est indéniable. Les cinq convives la regardent comme si elle venait de déclarer qu'elle vouait un culte à Hitler, à son bon sens et à ses méthodes ingénieuses. Ils émettent des sons indistincts et commencent à se comporter de façon singulière: l'informaticien verse du gamay dans son Coca, la vendeuse ne lâche pas ses genoux des yeux (soudain minuscule, elle ressemble à une élève qui ne veut surtout pas être interrogée aujourd'hui), Gilles le gynécologue fronce douloureusement les sourcils en mâchant un morceau de tarte aux poireaux qu'il semble trouver infecte. Seul le mari de la vendeuse, un petit vicelard qui travaille chez Castorama (et qui, d'ailleurs, a une tête de castor), engage le dialogue avec Olive, pour l'éperonner, la chauffer comme il faut et pouvoir raconter ça demain à ses potes du rayon matériel électrique, ou pour montrer à sa femme ce que c'est qu'une vraie gonzesse comme il en aurait voulu une (je m'attends à le voir se retourner vers la vendeuse recroquevillée et lui lancer «Tu vois, je suis sûr qu'elle suce, elle, au moins!»). Manifestement, Olive ne peut plus se retenir. Le paroxysme de la crise est proche. Elle ne tient plus assise sur sa chaise en plastique blanc et se met à raconter n'importe quoi: elle donne beaucoup de précisions sur sa vie sexuelle à qui veut l'entendre (le type de chez Casto) et aux autres, mais elle lance aussi de temps en temps des phrases qui n'ont rien à voir avec ce dont elle parlait l'instant d'avant.
– Un jour, un médecin qui me prenait en photo nue m'a fait jouir simplement en m'effleurant les jambes du bout des doigts, je n'en revenais pas. C'est une technique chinoise, je crois. Ce que je préfère, dans un hôtel, c’est le bar. On y est toujours tranquille. Pour dessiner, c'est parfait.
Personne ne sait que la séance de photos avec ce médecin se déroulait dans un grand hôtel, qu'ils sont allés boire un verre au bar ensuite et qu'elle y est revenue plusieurs fois seule pour dessiner.
– Je vais offrir un dessin à ma cousine, pour son mariage. Je n'arrive pas à le terminer. C'est moi qui lui ai appris à se masturber, quand on était petites. J'espère qu'elle aimera mon cadeau. Ce n'est pas parce que c'est cassé et réparé que ça ne vaut rien.
Elle parle de la soupière. Ils la dévisagent sans rien dire, comme un tueur imprévisible qu'il vaut mieux éviter de contrarier. Ils la croient gravement malade – moi je sais que non, mais je sais également que pour l'instant je ne peux rien faire pour l'arrêter. Seul le castor continue de la relancer en s'évertuant, le front buté, bovinement concentré sur un seul objectif, à l'orienter de nouveau vers le cul dès qu'elle s'en éloigne. Elle ne s'adresse bientôt plus qu'à lui, mais tout en répondant docilement (et bêtement, en apparence) à ses questions ou à ses remarques, elle l'enfonce petit à petit dans sa misère. Plus elle sent qu'il s'excite, plus elle voit les muets se ratatiner sur leurs sièges, plus elle insiste. Mais au bout d'un moment, ça ne l'intéresse ou ne l'amuse plus. Les quatre muets sont atterrés, vidés de leur substance, et la bave du castor ruisselle dans sa salade de riz. Il a décroché un rendez-vous avec elle pour mercredi prochain à dix-neuf heures au bar du Grillon – à sa droite, sa femme est dans le coma.
Olive vient s'asseoir sur mes genoux et m'embrasse fougueusement, sans tenir plus compte des autres que si nous étions déjà rentrés à la maison. J'ouvre la bouche, laisse entrer sa langue, je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même pas si j'ai envie de rire ou de m'enfuir. J'aime bien Stéphanie, et Gilles par conséquent, je ne veux pas gâcher leur soirée. J'aime Olive, je ne veux pas la repousser, me ranger du côté des coincés et la laisser seule dans son trouble. Je lui ôte sa toque et lui caresse les cheveux pour la calmer mais je vois bien, à ses yeux vitreux, à son sourire détraqué, qu'elle est désormais inaccessible, que ses nerfs (ou les médicaments, je n'en sais rien) ont pris le dessus sur sa raison. Elle passe les mains sous mon tee-shirt, me griffe les flancs et le dos, me mord sauvagement, comme si elle voulait me manger un morceau de joue ou de cou, et murmure plusieurs fois dans mon oreille:
– J'ai envie de baiser. J'ai envie de baiser.
Elle part à la dérive. Je regarde Stéphanie en haussant les sourcils. Elle me sourit d'un air impuissant et tourne les yeux vers Gilles. Le plus sage serait de rentrer tout de suite, mais nous sommes là depuis à peine plus de vingt minutes. Je m'écarte un peu d'Olive pour pouvoir tendre le bras et attraper une bière sur la table. S'estimant rembarrée, elle se lève brusquement et s'en va marcher dans le jardin, derrière moi, en caressant les arbres du plat de la main. Une petite fille qui rêvasse ou chantonne dans la forêt. Je sens qu'elle va hurler.
À table, ils essaient laborieusement de se remettre à discuter – je pense à des gens entassés dans une cave pendant une alerte aérienne, ils parlent le plus naturellement possible pour se sentir à l'écart, pour se faire croire qu'ils sont maintenant à l'abri du danger. Le castor est perdu. Il a voulu se frotter à elle, elle l'a appâté, l'a pris à son jeu, l'a retourné comme une peau vide, et à présent elle se promène dans un autre univers en le laissant flasque et miteux sur sa chaise. Il sait déjà qu'elle ne sera pas au Grillon mercredi prochain. Stéphanie ne me lâche pas des yeux, à la fois inquiète et compatissante.
Il est temps de partir. Tant pis pour les convenances, la situation devient grotesque. Je me retourne vers Olive, elle se met à quatre pattes dans l'herbe. Au même moment, je sens quelque chose m'effleurer le mollet.
– Titus? fait-elle.
Je me retourne, baisse la tête et aperçois une grosse forme noire qui disparaît sous la table.
– Titus?
– Je crois qu'elle t'appelle, marmonne le castor.
– Oui Olive, attends. Tu as un chat, Stéphanie?
– Hein? Non, pourquoi?
– Je viens d'en voir un à mes pieds.
– Quoi? Ah…
– Titus!
– Oui, qu'est-ce qu'il y a?
– Tu veux parler de ce monstre? fait Stéphanie en reculant son siège et en se baissant sous la table.