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Le lendemain, je me réveille avec la même douleur à l'épaule que la veille, mais je n'ai pas l'esprit à m'en soucier: une tâche importante et délicate m'attend, entreprendre sérieusement sa remise en état. Dès le café servi («Non merci…»), je lui propose d'interrompre son traitement, peut-être quelques jours seulement, pour voir ce que ça donne. Elle hésite, se gratte énergiquement le menton, puis refuse. Elle préfère ne pas trop jouer avec la susceptibilité de ses nerfs, redoutant les réactions qu'elle pourrait avoir dans l'univers hasardeux de la vie quotidienne sans cette protection chimique. Moi aussi, à vrai dire, je redoute. Mais il faut bien tenter quelque chose. (Sous sa peau fine, ses nerfs m'observent d'un mauvais oeil.) Je me demande pourquoi on dit toujours qu'il faut bien tenter quelque chose. Ce n'est pas obligatoire, il me semble.
Finalement, c'est Bruno qui nous vient en aide, malgré lui – il pensait même nous jouer un sale tour, mais on se trompe parfois dans ses calculs. Depuis qu'Olive l'a quitté, il passe quotidiennement chez elle (car il possédait et a gardé un double de ses clés, bien entendu) et y reste quelques heures. Il ne l'y trouve jamais, du moins je crois, car elle dort toutes les nuits chez moi et ne remonte ses six étages qu'une fois par jour, pour se changer et redescendre aussitôt. À chacun de ses passages, il lui laisse des lettres, des mots qu'il disperse partout, des cassettes audio, des photos qu'il colle aux murs ou qu'il pose sur ses affaires et au dos desquelles il inscrit toujours un texte court pour la culpabiliser, la supplier de revenir ou la traiter d'ingrate et de petite pute. (Sur l'une des photographies, Olive pose dans un champ, appuyée contre une clôture. Sa chemise est déboutonnée, elle se touche un sein. Derrière elle, dans l'herbe, on voit un lapin.) Il ne repart jamais les mains vides. Peu à peu, il lui reprend tout ce qu'il lui a offert depuis quatre ans, en particulier les vêtements (il en emporte même certains qu'elle s'est achetés elle-même – tout est bon pour qu'elle se sente nue et perdue sans lui). On dirait qu'il a investi dans une affaire qui ne peut plus rien rapporter et qu'il décide à présent de reprendre ses billes. Sur l'un des mots qu'il lui écrit, il explique que c'est pour éviter que je mette mes doigts sales sur ces robes et les souille de mon sperme malsain (ces tenues sont sacrées, je suppose, car elles symbolisent l'amour, le beau, le pur). En réalité, je crois que c'est plutôt pour faire comprendre à Olive qu'elle lui doit tout – il a donc le droit de tout lui retirer s'il juge qu'elle n'est plus digne de sa bonté. Ça empeste le fameux «Je t'ai ramassée dans le caniveau, je peux t'y renvoyer quand je le décide».
Olive me raconte que, lorsqu'ils se sont rencontrés, il a jeté d'autorité, un jour qu'elle était sortie, tous les vêtements qu'il ne trouvait pas convenables, trop vulgaires pour celle qu'il allait désormais promener à ses côtés – une robe trop transparente, un short trop court. Ce qui signifiait clairement: «Maintenant tu m'appartiens, tu vis selon mes règles. Et ne te méprends pas: si je fais ça, c'est pour ton bien.» Il s'est débarrassé également de toutes les photos que d'autres avaient faites d'elle jusqu'alors, dont certaines auxquelles elle tenait. Pendant quatre ans, il a tenté de la façonner comme il le désirait, distribuant punitions quand elle fautait et bons points quand elle semblait enfin raisonnable, alternant savamment les interdictions strictes et les permissions généreuses, l'encourageant à devenir plus adulte, plus indépendante, plus active, tout en lui faisant constamment sentir qu'elle était puérile, oisive, inconstante, et qu'elle avait besoin de lui. Pour lui mettre les points sur les i, il a même poussé la bassesse jusqu'à noter méticuleusèment chaque franc qu'il lui «avançait» en guise d'argent de poche. Aujourd'hui, tout en sachant qu'elle n'a pas un sou, il lui réclame le remboursement de la somme totale, vingt-huit mille francs. Manifestement, elle l'a déçu. C'est du moins ce qu'il tente pitoyablement de lui faire croire.
J'ai du mal à comprendre qu'elle ait pu se laisser manipuler par ces ficelles grossières. Celle qu'on a piégée ainsi ne peut pas être la même personne que celle que je connais. Quand je lui en parle, elle me dit:
– J'avais peut-être besoin qu'on me domine, qu'on me réprimande et qu'on m'encourage. Cette histoire du père… Mais ne crois pas non plus que j'étais sa chose. Tu ne le connais que par ce que je te raconte, et j'ai sûrement tendance à rejeter les torts sur lui. En fait, j'ai été souvent odieuse, avec lui. Il se comportait parfois durement avec moi, mais je le méritais.
Elle me reparle des crises de rage qu'elle piquait et qui pourrissaient la vie de Bruno. Elle m'explique qu'elle se mettait dans de tels états par impuissance, pour avoir le sentiment d'exister.
– Je me sentais si inférieure à lui…
Je respire lentement par le nez et fouille avec le plus d'objectivité possible dans mon petit réservoir de psychologie, mais je n'y trouve vraiment pas grand-chose qui puisse m'aider à ôter cette expression ahurie que j'ai sur le visage. Car si on va par là, si elle est inférieure à ce lourdaud, tout est possible dans le monde, les moutons courent plus vite que les guépards et on n'a plus qu'à ranger ses affaires.
Mais n'étant pas très futé, Bruno ne comprend pas qu'en lui retirant tout ce qu'elle avait avec lui, il ne lui fait pas regretter de l'avoir quitté – elle s'en moque, de ses robes, et penser qu'elle va se sentir désemparée sans elles au point de faire marche arrière est bien naïf. Au contraire, elle peut désormais s'éloigner de lui plus librement et recommencer ailleurs, comme un serpent qui vient de muer.
Peu de temps après le concert à la Villette, Olive oublie chez elle la trousse qui contient ses médicaments. Le lendemain, elle a disparu. Beau geste. Quand il a senti qu'il ne réussissait plus à la maîtriser, Bruno lui a tapé dessus. Maintenant, avant qu'elle ne soit définitivement hors d'atteinte, il essaie carrément de la débrancher. Pour qu'il en arrive à une telle abjection, il doit réellement souffrir (à ma place, certains penseraient sans doute quelque chose d'assez trivial, comme «Bien fait pour sa gueule»; étant donné que j'ai pour une fois l'occasion d'y être, à ma place, je ne vais pas me gêner).
Grâce à lui, Olive se retrouve donc brusquement livrée à elle-même. En quelques jours à peine, son état s'améliore. Ce n'est qu'une apparence, mais elle paraît recouvrer un peu de gaieté et d'insouciance, ses débordements d'énergie se font de moins en moins spectaculaires et inquiétants, elle parle davantage, elle semble de nouveau avoir envie de regarder autour d'elle. Le psychiatre qui lui a prescrit le traitement était certainement un faux (en caleçon dans le placard, ligoté et bâillonné, le vrai devait gémir et se tortiller en ouvrant de grands yeux affolés, mais elle ne l'a pas entendu).
Au bout de trois jours, Bruno rapporte la trousse chez elle, montrant ainsi un soupçon d'humanité déconcertant (me serais-je trompé sur son compte?), mais il est frop tard: le bien est fait. D'une certaine manière, il a effectivement réussi à la débrancher. Nous allons pouvoir partir à New York dans de meilleures conditions. J'ai de plus en plus mal à l'épaule, la douleur descend dans le bras et ne s'estompe qu'une ou deux heures après le réveil, mais ce n'est pas ça qui va m'empêcher de profiter de notre séjour là-bas. J'ai de drôles de petits boutons rouges sur les jambes mais ça peut arriver à tout le monde. J'ai vu plus d'une centaine de lapins dans un dessin animé à la télé, mais c'est courant. Deux des six fourchettes à manche vert sombre que j'ai achetées il y a dix ans viennent de disparaître en quelques jours (c'est pour le moins mystérieux car: comment peut-on perdre une fourchette? – surtout quand on ne va jamais, absolument jamais en pique-nique), mais je ne vois pas le rapport. Je vais passer quinze jours à New York avec la femme que j'aime, c'est le principal. Je n'attends rien de plus de la vie.
Si, quand même. Je voudrais que la vie, qui ne manque ni de moyens ni d'influence et à qui ça ne coûterait pas grand-chose (moi ou un autre, je ne vois pas ce que ça change pour elle), manigance un truc pour qu'Olive aille de mieux en mieux et que, portée par son enthousiasme et par mon amour pour elle, elle m'aime elle-même. Ce serait impeccable. J'ai l'impression que ce n'est pas mal parti car elle a calculé qu'elle était en période d'ovulation et m'a proposé de la baiser quatre fois hier. Et pas une seule «dans les fesses», ce qui veut tout dire. Elle veut un enfant de moi ou je ne m'y connais pas. Elle me le dit, d'ailleurs. Ce n'est pas une preuve, mais tout de même un indice.
À chaque fois que je passe devant ma plante verte, je pense à la jupe en velours côtelé qui se trouve en dessous. Mais je n'en parle pas à Olive.
Deux jours avant notre départ, je décide d'aller consulter le détective du corps car je suis à présent couvert de points rouges du haut des cuisses jusqu'aux chevilles. Je n'ai aucune idée de ce que ça peut être, mais je pense que si une centaine de moustiques japonais avaient choisi mes jambes comme décor pour jouer un remake miniature de Pearl Harbor en costumes d'époque, le résultat serait à peu près identique. Ce n'est ni douloureux ni particulièrement alarmant, mais tout est prêt pour le voyage, les billets sont dans nos poches, l'appartement d'une institutrice en vacances nous attend dans l'East Village (361, 10"' Street, between Avenue B and Avenue C, mélodieuse adresse), il serait dommage de tout gâcher sur place pour quelques malheureux moustiques amateurs de grand spectacle. De toute manière, même si l'on ne tient compte que de l'aspect esthétique, ce n'est pas ce que je recherche. Je vais passer quinze jours aux États-Unis avec une bombe (dans tous les sens du mot, d'ailleurs), je me représente parfaitement l'appartement climatisé, sanctuaire d'ombre et de fraîcheur au cœur de l'enfer irrespirable de New York en plein été, je me vois déambuler nu dans le vaste salon, me diriger d'un pas nonchalant et lascif vers le grand frigo blanc, proposer un soda glacé à Olive, qui lit Faulkner alanguie sur le divan de cuir, nue elle aussi (orange ou cactus amer, le soda?), la porte du frigo se referme presque toute seule avec un clapotement cotonneux, je passe une main dans mes cheveux, je m'approche d'elle, sans me presser, les jambes toutes rouges – non.
En pénétrant chez le médecin, je croise une mère en pleurs avec une petite fille qui porte un tee-shirt Buggs Bunny, mais j'en ai vu d'autres. La secrétaire m'accueille avec un sourire élastique, se lève sans contracter un seul de ses muscles, m'étourdit d'opulence crémeuse et me mène par le bout du nez jusqu'à la salle d’attente, déserte. Parfait. Je peux enfin m'emparer d’un Elle. Je choisis celui sur lequel Linda Evangelista figure en couverture. Je l'ouvre au hasard, tombe sur la recette du lapin en gibelotte, le referme, le repose sur la table basse et me tapote les lèvres du bout des doigts. Le médecin arrive vite, élégant et détendu, prêt à résoudre sa dixième énigme de la journée.
– Alors, monsieur Colas, on a descendu la fripouille? Mais on n'en finit jamais, hein? Qu'est-ce qui vous tracasse, aujourd'hui?
Quand je lui montre mes jambes, allongé sur la table d'auscultation, il reste un long moment perplexe et se masse le menton d'un air soucieux. Je ne sais pas quoi faire, je n'ose pas interrompre ses réflexions, je fixe la lampe posée sur son bureau mais elle n'a rien de spécial. Finalement, il secoue la tête et déclare d'un ton affligé:
– Je sèche. Rien, le vide. Vous avez de la moquette, chez vous, monsieur Colas?
– Non…
– Manqué. Ça doit quand même être le boulot de parasites quelconques, ça. Une allergie, peut-être?
– Je ne sais pas. Jusqu'à maintenant, je n'ai jamais rien eu de ce genre.
– Hum… Là, je vous avoue que ça ne vient pas. C'est un métier usant, vous savez. Je n'ai peut-être plus le… Bref, vous n'êtes pas venu pour m'entendre pleurer. Je vais vous dire ce que je pense: l'important n'est pas de connaître le problème, mais de connaître la solution. Je vais vous arranger ça.
À peine arrivé chez moi, je me badigeonne copieusement les jambes de la lotion qu'il m'a prescrite en m'adressant un clin d'œil complice pour me garantir qu'on allait les avoir, même s'ils sont très malins. C'est un liquide violet. Je dois me peinturlurer ainsi chaque matin et chaque soir jusqu'à disparition totale de toute trace ennemie. Quand je refermerai le grand frigo blanc, il me faudra une bonne dose de flegme pour me diriger le plus naturellement possible vers Olive avec son soda, car j'aurai les jambes violettes.
La veille du départ, Olive reste l'après-midi chez elle à choisir ce qu'elle va emporter, je fais le tour de tous les bars du quartier, puis nous passons une heure au Saxo pour saluer une dernière fois tout le monde avant de traverser l'Atlantique et d'aller nous frotter aux Américains – même si je sens que, là-bas, ce n'est pas eux qui me feront le plus peur. Thierry le barman, qui ne vit pas dans des conditions idéales actuellement, logera chez moi avec Taouf pendant deux semaines et prendra soin de mon chat.
De nombreux habitués sont là et boivent à notre départ. De toutes les personnes présentes, il y en a une seule que je ne connais pas: un Tamoul à l'air féroce, debout au comptoir près de la porte. Quand je propose de lui offrir un verre, il plisse les yeux sans dire un mot et refuse d'un mouvement sec de la tête, comme s'il se débarrassait d'une mouche venue se poser sur son front. Olive lui fait remarquer que ce n'est pas une réponse très polie, mais Taouf lui pose une main sur le bras et nous conseille de ne pas nous occuper de lui: ce Tamoul est armé.
En quelques mots, Taouf nous résume la situation. La veille, le gros Chang n'était pas dans son assiette. Chang est un Chinois (même si personne n'en est vraiment sûr) qui ressemble à deux sumotoris ligotés l'un l'autre. Il est extrêmement sympathique mais, l'intérieur de son crâne ayant subi quelques opérations de chirurgie minutieuse (probablement bâclées par un type très nerveux), on ne comprend jamais ce qu'il dit et ses actions sont parfois inattendues. Assez souvent, à vrai dire. Quand quelque chose l'effraie, en particulier, il contrôle maladroitement ses réflexes. Un jour, surpris par le puissant coup de klaxon d'un camion qui passait dans la rue, il a lancé une bouteille contre la baie vitrée du bar, qui a explosé. Terrifié à la vue d'un sabre de collection que lui montrait Nenad, le patron, il est parti en courant et en hurlant – il est revenu peu de temps après, en nage, avec trois policiers. Épouvanté par le cri que venait de pousser Youssef dans son oreille, il lui a instinctivement jeté un verre en pleine tête.
Hier, il discutait avec Valérie, une habituée. Soudain, en réponse à une remarque amusée de la jeune femme, il s'est mis à parler très fort, visiblement furieux ou angoissé selon les témoins de la scène. Ne comprenant pas un mot de ce qu'il disait, et sans doute d'humeur blagueuse, elle a continué sur sa lancée. Alors Chang, se sentant poussé dans ses derniers retranchements, a levé le bras comme si un ressort venait de céder et a abattu son poing sur le crâne de Valérie. Bien qu'elle ne soit pas elle-même de constitution fragile, elle s'est effondrée sans connaissance. Jean-Marie, qui pèse moins lourd qu'une jambe de Chang et lui arrive à peu près à la ceinture, s'est senti pousser des ailes et, n'écoutant que son courage (c'est-à-dire sans réfléchir un dixième de seconde), s'est jeté sur lui comme un ouistiti sur un éléphant. Alors Chang, se sentant picoté, a relevé le bras et a abattu son poing sur le crâne de Jean-Marie, qui est resté un moment sans réaction, foudroyé en plein vol, avant de s'effondrer sans connaissance. Pendant ce temps, un Tamoul qui passait par hasard devant la porte du bar et n'a pas supporté l'image de Valérie détruite s'est précipité à l'intérieur et a bousculé Chang (certainement à la manière tamoul, ce qui doit être quelque chose). Alors Chang, se sentant en péril, a levé le bras une troisième fois et a abattu son poing redoutable sur le crâne du Tamoul, qui s'est effondré sans connaissance.
Tous ces gens qui souffrent…
Aujourd'hui, le Tamoul est revenu pour se venger. Un long couteau à peu près dissimulé dans sa veste, il attend patiemment. Pour l'instant, Nenad ne fait rien pour le chasser du bar: en partie pour éviter un carnage, mais surtout parce qu'il sait que Chang n'est pas fou. On ne le reverra pas au Saxo pendant plusieurs semaines (les nouvelles se propagent vite, dans le quartier: il doit déjà savoir que le Tamoul est à l'affût).
(En revenant de New York, j'apprends que le chasseur s'est découragé au bout d'une semaine de planque. Chang n'est toujours pas réapparu. Ayant déjà survécu à plusieurs battues, il sait qu'il faut toujours laisser une marge de temps avant de se risquer à sortir de son trou.)
Olive danse une dernière fois entre le comptoir et le juke-box – sur une chanson d'Aretha Franklin – pendant que je m'envoie les trois verres de whisky d'usage avant chaque départ: rincette, pousse-rincette et coup de pied au cul. L'avion part tôt demain.
Au milieu de la nuit, ne parvenant pas à m'endormir, je repense à ce pauvre Tamoul qui guettait dans l'ombre avec son couteau. Je me dis que notre existence est bizarre et inquiétante: tout va très vite et change sans qu'on ait le temps de s'en rendre compte. Il marchait paisiblement sur un trottoir, il a vu une femme se faire assommer dans un bar, il est intervenu (jusque-là, tout paraît s'enchaîner de manière logique) et, disons quelques heures plus tard, il se retrouve seul dans ce bistrot où il n'avait jamais mis les pieds et va dorénavant y passer toutes ses journées en ruminant des pensées criminelles. En outre, ça ne sert à rien, car il est trop tard: Chang ne reviendra plus.
On marche, on tourne la tête, on fait quelques pas dans une nouvelle direction, on traverse une zone de turbulence et soudain on en ressort métamorphosé – et confondu car on n'a rien compris. Ensuite, la vie devient un cauchemar, en général. On se met, par exemple, à hanter jour et nuit un bar qu'on ne connaît pas, armé d'un grand couteau.
L'avion est parti avec quatre heures de retard, à cause d'une invraisemblable série de problèmes (cette compagnie charter pourrait se lancer du jour au lendemain dans la fabrication de mitraillettes ou l'industrie textile, elle ne serait pas moins compétente que dans le domaine de l'aviation). L'embarquement a eu lieu avec deux heures de retard, puis nous avons dû patienter deux heures assis dans l'avion. Sans le droit de fumer à l'arrêt, sans rien à manger, immobilisée sur son siège, Olive devenait de plus en plus nerveuse. Je voyais ses pommettes rougir, ses doigts se crisper, je redoutais l'explosion. Je nous imaginais expulsés de l'avion. Je concentrais toute mon énergie télépathique sur le moteur, sur le commandant de bord, sur la tour de contrôle, sur l'espace aérien – je sentais bien que je n'étais pas à la hauteur. Je commençais à m'agiter, moi aussi. Olive réussissait à endiguer la pression, nous ne serions pas rejetés sur le tarmac, mais je finissais par être persuadé que le vol allait être annulé. Je nous imaginais restant à Paris.
Au-dessus de l'Atlantique, Olive est pensive. Sa tête est tournée vers le hublot, derrière lequel on ne voit rien – le ciel, qui n'est plus le ciel puisqu'on est dedans. Sur ses conseils, je lis Récits d'un jeune médecin, de Boulgakov, c'est facile et agréable. Elle n'a pas ouvert la bouche depuis un quart d'heure lorsqu'elle se retourne vers moi et me demande:
– Qu'est-ce que ça veut dire, exactement, versatile?
Je lui réponds brièvement et fais mine de replonger dans mon livre. Sans qu'elle ait besoin d'ajouter quoi que ce soit, je comprends qu'elle a vu Bruno hier après midi, quand je croyais qu'elle passait de longues heure à faire ses valises. J'aurais dû penser qu'Olive n'est pas le genre de personne à choisir ce qu'elle va emporter, lorsqu'elle s'en va quelque part.
Ces deux semaines à New York se mettent d'elles-mêmes entre parenthèses. Loin de Paris, tout se passe bien. Pour la première fois, j'ai l’impression de vivre calmement avec Olive. Elle semble paisible et épanouie, toujours aussi excentrique mais de manière moins brutale. Quand nous nous promenons dans les rues de Manhattan, tout le monde se retourne sur elle. Je croyais les Américains fantasques et indifférents, ils ne le sont qu'en surface, enrobés dans une fine pellicule d'originalité – New York, du moins, est une ville remplie de comptables déguisés en clowns. Dans le livre de Bukowski que je commence dès notre arrivée, il écrit: «New York était blasée, fatiguée, cette ville méprisait la chair.» Mais partout où nous allons, les gens la regardent, lui parlent, la complimentent ou lui posent des questions. Elle observe tout ce qui se trouve autour d'elle, elle répond à tout le monde, elle rit à propos de tout et offre à ceux et celles que nous rencontrons tous les objets qui leur plaisent – elle rayonne. Les traces laissées par Bruno sur son visage ont disparu beaucoup plus rapidement que ne l'avait prévu le médecin. Elle s’habille en femme du monde, en hippy, en lycéenne, en Tzigane (Catherine lui a fait cadeau d'un costume qu'elle a créé pour un spectacle d'Arnaud), en homme ou en pute. Je marche à côté d'elle comme un stagiaire à côté d'une star de cinéma.
Elle a ses règles. (La déception de ne pas être enceinte ne parvient pas à l'assombrir – nous essaierons de nouveau dans quinze jours, à notre retour.) Quarante-huit heures après notre arrivée dans l'appartement que nous a trouvé Marie-Sophie, nous l'avons marqué de notre empreinte, comme des animaux. Sur le lit dans lequel nous dormons, sur celui de la room-mate de l’institutrice, sur le divan de tissu crème du salon, sur le fauteuil assorti et même sur le parquet, nous avons laissé des traces de sang, de merde et de sperme. Ça ne correspond pas exactement à la vision que j'avais de notre intérieur depuis Paris, mais comme de toute façon j'ai les jambes violettes (et que nous ne sommes pas assez tordus pour acheter des sodas), autant se laisser vivre. Il faudra tout porter au pressing avant de partir, mais pour l'instant ça ne nous dérange pas. C'est même plutôt troublant: durant ces quinze jours, nous ne nous séparons pas de plus de vingt mètres ni pendant plus de cinq minutes, nous marchons côte à côte toute la journée, nous mangeons tous les soirs face à face, et lorsque nous retournons nous isoler dans cet appartement que nous nous sommes rapidement approprié (dont toutes les fenêtres donnent sur des murs proches et ne laissent pénétrer que très peu de lumière), j'ai l'illusion d'une intimité totale, parfaite, entre nous deux. Nous y vivons nus, dans un triangle constitué par le lit, le frigo et la salle de bains, dont la porte n'est jamais fermée. À l'intérieur de ce triangle intime, nous ne nous dissimulons rien. Chacun de nous n'éprouve pas plus de gêne envers l'autre qu'un bébé envers sa mère – je n'ai jamais ressenti ça avec qui que ce soit, en tout cas de manière consciente, car je ne me souviens évidemment pas des deux premières années de ma vie. Olive a supprimé tous les voiles entre son corps et moi: elle bouffe, se branle, chie, lit et rote comme si je faisais littéralement partie de sa vie. Je devine que ce n'est pas de l'impudeur grossière, ni du sans-gêne, mais plutôt pour elle, en quelque sorte, un moyen de s'affirmer, de profiter de ce triangle protecteur pour cesser enfin de se retenir, de travailler l'image qu'elle veut donner d'elle-même à l'extérieur. Ce sont les rots, qui m'ont mis sur la voie (tout ça n'est pas très poétique, mais il me semble que l'amour n’a rien à voir avec la poésie). Je me demandais comment une fille si retenue, si taciturne et si peu confiante en elle pouvait se vêtir avec tant d'audace, danser n'importe où, raconter sa vie sexuelle à table et, le plus déconcertant peut-être, roter n'importe quand et devant n'importe qui. J'ai peut-être compris: elle ne s'empêche pas de roter car elle a besoin de s'exprimer. Elle se croit stupide et sans intérêt, elle n'ose jamais dire ce qu'elle pense, elle tremble et bafouille dès qu'elle est obligée d'adresser la parole à quelqu'un, mais les rots, qu'on peut considérer comme irrépressibles, lui permettent de se faire entendre, c'est le cas de le dire, de montrer qu'elle est là sans pour autant devoir craindre de paraître idiote ou présomptueuse. C'est assurément inconscient: mutile de préciser qu'elle ne le fait jamais de façon arrogante ou méprisante et qu'elle s'excuse toujours, sincèrement confuse – mais ça n'atténue pas le choc.
Elle n'ose pas parler, mais elle rote. Elle n'ose pas avouer devant tout le monde qu'elle est maniaque ou que tout l'ennuie, mais elle déclare volontiers qu'elle adore la sodomie. Je pense que c'est pour la même raison qu'elle me fait part, sans honte et apparemment sans peur de me décevoir ou de me choquer, de tous ses doutes, de toutes ses faiblesses et de tous ses fantasmes. Dans le domaine sexuel, par exemple, elle ne me cache rien. Je sais qu'elle a tout essayé avant moi. Je sais qu'elle adore baiser, qu'elle y pense tout le temps mais qu'elle peut s'en passer pendant des mois sans même songer à se masturber. Je sais qu'elle ne simule ni ne ment jamais quand elle ne jouit pas, et je sais donc que ça arrive souvent. Je sais qu'elle aime qu'on la maltraite, mais je sais aussi qu'elle voudrait me pisser dessus (et je serai sans doute un jour très bien placé pour le savoir – c'est-à-dire allongé dans la baignoire). Je sais ce qu'elle pense quand on baise: je sais qu'elle aime se faire croire que je suis un inconnu vicieux, ou qu'une femme est avec nous dans le lit. Elle me lèche souvent la bouche, les yeux fermés, en me demandant de garder les lèvres entrouvertes et de ne pas bouger la langue car elle imagine que c'est une chatte et ça l'excite.
Je me dis que je sais tout d'elle. Nous sommes seuls à New York, livrés l'un à l'autre, et j'ai l'impression que je sais tout d'elle. Nous nous connaissons depuis deux mois et je crois que je sais tout d'elle. C'est vrai: elle m'a tout raconté, elle m'a tout expliqué, je sais tout d'elle. Mais ça ne suffit pas pour connaître quelqu'un.
De mon côté, j'éprouve plus de difficultés à me dévoiler entièrement. Non pas au niveau de mes pensées, mais de mes actes. Toujours ce problème avec le corps… Toujours ce problème avec les chiottes, entre autres. Dans l'immensité d'une histoire d'amour, c'est ridicule. Quand elle s'aperçoit de mes blocages et de mon embarras, elle me dit:
– Si tu savais… Tu peux chier par terre, je ramasserai.
Tous les après-midi, nous nous habillons et nous quittons le sang, la merde et le sperme pour aller nous promener, légers et fringants, dans les rues asphyxiées de New York. Olive entre dans toutes les boutiques d'occasion, nombreuses dans l'Hast Village, et y trouve pour quelques dollars des robes inimaginables, démodées pour la plupart (certaines ont même l'air de n'avoir jamais existé), des bijoux, des sacs et des chaussures que je lui offre avec plaisir. Nous marchons ou roulons en taxi dans tout Manhattan, d'est en ouest et du nord au sud, nous nous arrêtons dans tous les bars où l'on peut fumer, nous mangeons sans arrêt et souvent n'importe quoi. Au «2nd Avenue Deli», nous nous retrouvons chacun face à un triple decker sandwich, sorte de monstre alimentaire à trois étages (pastrami, corned-beef et dinde) que cinq personnes ne parviendraient pas à achever. Le regard amusé et légèrement condescendant du serveur, quand nous lui avons commandé ces cauchemars en piles, ne nous a pas alarmés, au contraire – «Il ne nous connaît pas, celui-là…» Lorsque nous constatons que sur un seul des trois étages sont compressées plus de trente tranches de pastrami, nous ravalons rapidement nos prétentions. Au deuxième étage, on a tassé la chair de deux ou trois dindes obèses, et au sommet trône un amalgame immonde de corned-beef, je ne sais combien de boîtes, de quoi nourrir un demi-bataillon de puissants G.I. à l'estomac de cuir. Des tranches géantes de pain de mie, perforées de six aiguilles de bois, permettent de faire tenir le tout, qui forme une sorte de cube d'environ vingt-cinq centimètres de côté: l'emblème terrestre de la Nausée. Même l'insatiable Olive capitule après quelques bouchées. Nous laissons les bêtes spongieuses presque intactes dans nos assiettes et ressortons penauds, sous l'œil triomphant (mais compatissant tout de même – ils sont sport, ces Américains…) du serveur. L'image de cet agglomérat rouge et blanc, de cette énorme liasse de barbaque luisante, nous obsède longtemps. Elle nous coupe l'appétit pendant trois heures.
Dans un taxi qui nous emmène vers le Meat Market, Olive demande au chauffeur si elle peut fumer. Évidemment non. Elle serre les dents, donne un petit coup de pied sec contre la portière et, quand nous descendons, marmonne une injure en secouant la tête. Cinq secondes plus tard, un grand bruit nous fait sursauter. Nous nous retournons: le taxi vient de se faire emboutir par une Buick noire. La veille, déjà, il est arrivé quelque chose de semblable. En montant vers notre place au Madison Square Garden, où nous sommes venus voir un match de basket féminin (elle encouragera les New York Liberty avec ardeur, en criant et en bondissant sur son siège, comme si sa propre fille jouait dans l'équipe), une teigne adipeuse, encombrée de hot dogs, de glaces et de Coca, la bouscule comme un bulldozer et ne détourne même pas la tête pour voir si elle est toujours debout. Olive reste un instant immobile, incrédule, puis jure entre ses dents. Lors d'un temps mort, la truie fonceuse quitte sa place (probablement pour aller se recharger en graisses diverses) et se casse la gueule dans l'escalier. Elle reste au sol, inerte et flasque comme un bloc de gelée. Une équipe de secours doit intervenir. La masse tremblotante s'est fait une entorse à la cheville. Ou mieux.
Les New York Liberty ont perdu le match malgré son soutien, mais tandis que nous marchons entre les beaux bâtiments lugubres du Meat Market, je lui demande tout de même si elle n'est pas un peu sorcière, par hasard.
– Si, me répond-elle.
Elle me répète alors l'histoire de son grand-père qui terrorisait tout le monde dans sa famille. Or, de toute la famille, des enfants aux vieillards en passant par les robustes adultes, Olive était la plus intransigeante et la plus féroce (la plus inconstante et la plus vulnérable, également). Un soir – elle avait alors treize ans -, elle regroupait sur le tapis du salon divers objets qu'elle avait récoltés ici ou là, pour constituer une espèce de petit musée. Son infâme grand-père suçotait des spaghettis bolognèse en grognant à quelques mètres d'elle, dans la salle à manger. Soudain, n'y tenant plus, il s'est dressé rouge de colère, a fait un pas vers elle et a beuglé: