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– Tu vas me ranger ce bordel, oui?

Elle a levé la tête vers lui et a concentré dans son regard gris-bleu-vert toute la haine qu'elle retenait depuis treize ans. Il s'est écroulé instantanément, mort.

– C'était peut-être un hasard, dit-elle. J'ai recommencé plusieurs fois, depuis. Ça marche souvent. Mais je n'ai plus jamais tué personne, bien sûr.

Je suis sans doute naïf pour mon âge, mais je la crois. Méfions-nous: elle peut influencer l'existence des autres à distance (en ce qui concerne son grand-père, elle l'a considérablement influencée, son existence). Alors pourquoi pas la mienne? (Je l'aime à m'en dissoudre, je rêve de me fondre à elle, mais pour l'instant – et ça risque de durer car la réalité manque de souplesse de ce côté-là – je suis incontestablement un «autre».) Je n'ai jamais cru en rien de surnaturel, surtout pas en Dieu, mais je suis forcé de reconnaître qu'il se passe parfois des trucs inexplicables. Des lapins, des machins comme ça… Je vais rester prudent. Je vais éviter de me montrer méchant avec elle. De toute façon, ce n'était pas dans mes intentions.

(Le lendemain, elle redemande à un chauffeur de taxi si elle peut fumer. Je m'inquiète pour lui, je fixe ses yeux dans le rétroviseur en essayant de le prévenir mentalement de faire gaffe, mais c'est un Hindou probablement doué d'un sixième sens héréditaire encore très développé car il accepte et en profite même pour s'en allumer une. Il nous précise toutefois qu'il faut ouvrir les vitres, tant pis pour la clim, et surtout garder nos cigarettes entre nos genoux et ne pas souffler la fumée vers l'extérieur. S'il croise une bagnole de flics, il est foutu. J'ai l'impression de commettre un crime. Après qu'il nous a déposés sur un trottoir de Chelsea, je regarde son taxi jaune s'éloigner dans le trafic: aucune voiture ne le percute.)

Sur sa lancée, elle me parle longuement de son enfance – comme nombre de personnes inquiètes et enfermées, il suffit d'un déclic infime pour qu'elle s’ouvre et se laisse aller sans retenue. Dans la crasse et l'odeur de viande du Meat Market, dans la grandeur et la désolation de ce décor de fin du monde civilisé, elle me parle de sa mère, qui piquait des crises d'hystérie contre elle quand les franges du tapis de sa chambre n'étaient pas rigoureusement parallèles, de son père, qu'elle idolâtrait et qui n'est pour l'instant jamais parvenu à lui témoigner un dixième de l'adoration qu'elle éprouvait pour lui, de son frère aîné, qu'elle martyrisait, des quatre coquelets qu'elle a engloutis le jour de sa communion (quatre?), de sa grand-mère, qu'elle considérait comme sa seule alliée mais qui ne se départait jamais de son austérité protestante, de son oncle Antoine, mort à vingt-deux ans dans un accident de voiture, le seul révolté de la famille (dont elle allait vite prendre la relève, se sentant en quelque sorte sa jumelle, sa représentante sur terre), qui aimait la vitesse et la provocation, qui se moquait de tout et ne tarissait jamais d'inventions (le «saut à l'ecclésiastique», entre autres), et surtout de son amie Caroline, qui l'a aidée à s'enfuir, à quinze ans. Qui l'a lancée dans la vie.

Chez les scouts, Caroline était surnommée Poney Sensible et Volontaire. À quatorze ans, comme Poney Sensible et Volontaire demandait à sa meilleure copine ce qu'il fallait faire pour attirer et retenir les garçons (elle ne connaissait absolument rien à toute cette machinerie), celle-ci lui avait répondu: «Tu leur demandes de venir dans ta chambre, tu ouvres leur braguette, tu prends leur bidule et tu le secoues de haut en bas jusqu'à ce qu'un liquide blanc sorte.» À la fois effarée et sceptique, Poney Sensible et Volontaire avait cependant décidé de faire confiance à son amie, qui semblait dans le secret des dieux. Elle était morte de trouille la première fois, se demandait si le garçon n'allait pas la prendre pour une folle, mais à sa grande surprise, ça avait marché. Un liquide blanc était assez rapidement sorti du bidule, comme par magie. De plus, le garçon paraissait extrêmement content et n'avait pas tardé à la rappeler. C'était enfantin, en fin de compte. Bientôt, d'autres élèves mâles du collège ont même demandé à la voir sans qu'elle ait eu besoin d'aller les chercher. Ils défilaient dans sa chambre et repartaient enchantés en lui promettant de revenir. Elle était la plus heureuse des filles. Pourquoi s'était-elle posé tant de questions, pourquoi avait-elle attendu si longtemps avant de s'y mettre? Pourquoi les autres filles se lamentaient-elles de ne pas trouver de fiancé alors que cette méthode simple et rapide permettait d'en trouver des dizaines? C'est en leur en parlant, en leur demandant si elles étaient bêtes ou quoi, tu secoues leur bidule deux minutes et c'est bon, qu'elle a fini par comprendre. Mais il était trop tard. Elle était devenue la salope de l'école.

Elle en a conçu une haine violente envers le monde entier et a décidé d'entrer en rébellion pendant quelques années. À l'époque où Olive l'a rencontrée, c'était une furie sans foi ni loi, qui méprisait la société et ne respectait aucune de ses règles. C'est elle qui l'entraînait constamment pendant leur fugue, surtout lorsque sa cadette de quatre ans traînait un peu la jambe, par peur ou par fatigue. C'est elle qui a tenté d'organiser leur «évasion» quand elles se sont fait ramasser par la Police à Cherbourg.

Aujourd'hui, huit ans plus tard, Poney Sensible et Volontaire vit dans un petit pavillon à quelques centaines de mètres de son village natal. Elle est mariée à un technicien EDF, elle a deux enfants «très intelligents» et préfère ne plus entendre parler de son passé, même au téléphone («Ah, tu es celle avec qui je suis partie?» dit-elle à Olive d'une voix faussement détachée). Autruche Sans Mesure en ressent une vague tristesse.

Lors d'un dimanche à Harlem (où a lieu la grande fête annuelle du quartier, dans la 135e Rue – sur trois ou quatre mille personnes, peut-être davantage, nous sommes les deux seuls Blancs (si l'on met de côté – c'est d'ailleurs là qu'ils se trouvent – quelques-uns des flics)), elle me dit qu'elle s'est fait dépuceler le deuxième jour de sa fugue avec Caroline, par le médecin qui l'a violée. Je lui demande si ce n'est pas plutôt par son frère, cinq ans plus tôt, dans le garage. Non, me répond-elle un peu gênée, ils n'avaient fait que se toucher. Enfin, elle ne sait plus.

En début de soirée, tandis que nous attendons désespérément un taxi sur le trottoir de Malcolm X Boulevard (un flic finira par venir nous expliquer que c'est inutile, les chauffeurs ne perdant pas leur temps à traîner dans le coin), elle me reparle des deux mois d'isolement et de vertige qu'elle a passés en psychiatrie. Je pensais qu'elle y était restée trois mois. Mais quand elle m'a résumé sa vie, lors de notre premier dîner ensemble au restaurant indien, je n'étais probablement pas en état de concentration maximale. Il est possible que je me trompe.

Nous baisons de plus en plus souvent, à n'importe quel moment du jour et de la nuit, et de plus en plus sauvagement. Même depuis que ses règles sont terminées, que le sang n'ajoute plus de touche mélodramatique à ces moments de déséquilibre, ils demeurent ambigus. Elle veut que je la malmène, que je l'humilie, elle ne cesse de m'inciter à la brutaliser et ne me trouve jamais assez violent. Pourtant, il me semble que je vais le plus loin possible, au seuil de l'insupportable. J'ai parfois peur de ce que je fais, surtout a posteriori, quand nous retombons éreintés sur le lit ou sur le divan et que je vois son corps blessé, marqué de mes griffures et de mes morsures. Il m'arrive aussi de m'apercevoir sur le moment de l'étroitesse extrême de la «marge de sécurité»: quand je sens que je suis en train de déraper, je suis obligé de quitter mon corps et de m'imaginer à deux mètres du lit, me regardant perdre avec elle le contrôle de mes gestes, pour redevenir à peu près lucide. Elle dit que ce glissement vers la démence se devine sur mon visage, et que ça l'excite.

Un soir, nous en venons même a nous battre comme des animaux. (L'après-midi, il s'est produit un petit incident entre nous, pour la première fois depuis notre arrivée à New York: dans le West Village, alors que nous attendions qu'un feu passe au rouge pour nous diriger vers les quais, elle s'est écartée sans rien me dire et s'est engouffrée dans une friperie (plus tard, elle m'assure qu'elle m'a prévenu avant de s'éloigner, mais je ne la crois pas). Si je n'avais pas tourné la tête par hasard au moment où elle poussait la porte de la boutique, j'aurais pensé qu'elle venait de se volatiliser. Vexé qu'elle accorde si peu d'attention à ma présence (si elle ne juge même pas utile de me dire «Attends une minute», c'est que je compte encore moins pour elle qu'un chien à qui on demande de rester assis sans traverser), je décide de partir seul vers les quais, à trois ou quatre cents mètres à peine, persuadé qu'elle viendra me rejoindre dès qu'elle sortira de la friperie. Là, je m'assieds sur un banc et j'attends. Plus le temps passe, plus je savoure cette petite vengeance puérile. Je fume une, deux, trois, quatre Camel. Je regarde les Américains et les Américaines défiler devant moi en vélo, en skate, en rollers, en baskets. Au bout de près de deux heures, m'ennuyant ferme et commençant tout de même à m'inquiéter (elle n'a que deux ou trois dollars sur elle, pas plus de sens de l'orientation qu'une boussole dans une usine d'aimants, même sur de très courtes distances et dans une ville aussi géométrique que New York, et je sais que, bien que nous soyons ici depuis dix jours, ne connaît toujours pas l'adresse de notre appartement – je pourrais ne plus jamais la revoir), je fais demi-tour. Je transpire. Je tourne les yeux de tous côtés, pour être sûr de ne pas la rater si nous nous croisons. Je la trouve à l'endroit exact où nous nous sommes séparés, debout sur le trottoir devant le passage piétons. Elle est pétrifiée, seule la main qui tient son éventail remue mécaniquement. Elle n'a pas bougé d'un mètre depuis deux heures. Elle tremble de peur.) Lorsque nous nous couchons, vers quatre heures du matin, elle me donne de petits coups de poing et me reproche en riant faussement de l'avoir abandonnée. Nous engageons une bagarre fictive, comme font tous les amoureux au cinéma et ailleurs. Mais peu à peu, son visage change, ses yeux deviennent rouges, elle se met à taper de plus en plus fort. Sans que nous ayons réellement senti le passage de la frontière, nous sommes propulsés en plein combat de rue. Ni l'un ni l'autre n'avons plus envie de rire. Bien entendu, je continue à retenir mes coups, du moins j'essaie, je ne ferme pas les poings, mais je réalise tout de même que je la frappe pour de bon. De son côté, elle ne se maîtrise plus du tout. Et quand nous arrêtons enfin, terrassés par l'épuisement et une sensation de douleur généralisée (peut-être aussi par crainte d'aller encore plus loin), nous savons tous les deux que nous ne plaisantions plus depuis un bon moment. Mais la tension nerveuse est retombée, nous nous endormons presque aussitôt.

Le lendemain, quand je prends conscience que je ne dors plus (je rêvais que j'étais allongé au fond d'une barque pendant une tempête – ce sont ses cris qui m'ont définitivement tiré du sommeil), elle est assise sur moi, s'empale et se fait jouir les yeux fermés, en se masturbant énergiquement et en s'enfonçant deux doigts de l'autre main dans le cul. Elle vit sans moi. Elle est en train de vivre sans moi. La pensée de ce moment qu'elle a passé seule, à s'exciter et à se donner du plaisir grâce à moi mais seule, me trouble et m'envahit d'un sentiment proche de la panique, sans que je comprenne exactement pourquoi. Dès qu'elle sent mes mains remonter sur ses hanches, elle me demande de l'empoigner, de serrer et de la griffer le plus fort possible. Je suis réveillé depuis seulement quelques secondes mais je jouis avec elle.

– J'aime baiser le matin, ça me tue.

Elle me répéta ça plusieurs fois.

Curieusement, les hématomes et les traces rouges, presque sanglantes, que je laisse sur son corps s'effacent très rapidement, souvent en moins d'une journée. Le soir, quand elle se déshabille, je suis toujours stupéfait de constater qu'elle paraît de nouveau intacte. Comme si je n'avais fait que planter mes ongles dans de la pâte à modeler qu'une simple retouche suffit à rendre lisse.

Tout se passe bien mais je ne suis pas tranquille. À Coney Island, quatre jours après notre arrivée, elle monte sur la grande roue pour la première fois de sa vie, malgré le vertige («Je voulais être là-haut avec toi»), elle me serre longuement dans ses bras quand Grandma, l'automate hideux d'une machine à prédire l'avenir dans laquelle il faut glisser un quart de dollar, crache un morceau de papier (sans doute imprimé il y a plus de cinquante ans) qui lui affirme que celui qu'elle vient de rencontrer «is the one» – je n'ai aucune raison de me sentir mal à l'aise ni de douter de ses sentiments pour moi et pourtant, tandis que je l'attends sur la plage avec ce hot dog dégueulasse acheté dans l'un des grands bars vétustés et déserts qui font face à l'océan, tandis que mes yeux vont de l'eau sombre, immense, où elle nage sous la pluie, à mes chaussures de caoutchouc rouge qui s'enfoncent dans le sable, j'ai le pressentiment que cette histoire finira mal. Je regarde les affaires qu'elle a laissées près de moi: son sous-pull rouille, son pantalon de tergal vert, sa grande culotte de coton blanc, ses sandales de plastique rose, son sac en skaï rouge, les énormes lunettes rondes et jaunes qu'elle a achetées hier dans une boutique chinoise de St Mark Street, parce qu'elles lui rappellent celles que porte Gena Rowlands dans Gloria et qu'elle les trouve «bandantes». Je ne sais pas ce qui m'inquiète. J'ai de plus en plus mal au bras droit, la douleur est constante et m'empêche même parfois de soulever un verre de bière, les rougeurs sur mes jambes résistent hargneusement à l'arme violette dont m'a muni le détective, un kyste bizarre s'est formé sur la face interne de mon poignet gauche, mais rien de tout ça n'est vraiment sérieux: il suffira d'une ou deux visites au cabinet de mon allié, dès notre retour, pour que les choses s'arrangent. Je viens à l'instant de découvrir que la marque des chaussures rouges que m'a offertes Olive a pour logo la silhouette d'un lapin, mais il faut que j'arrête de me focaliser là-dessus, c'est absurde. Non, je ne crois pas que le problème vienne de moi. Quel problème?

Olive sort de l'eau dans le maillot de bain de son grand-père, elle court vers moi, elle me sourit. Nous passons de bonnes journées ici, tout est simple, elle est joyeuse, elle m'aime: pourquoi ai-je l'impression persistante, et même grandissante, que quelque chose cloche? J'ai peur d'elle. Non, ce n'est pas exactement ça. J'ai peur pour elle. Peut-être.

Le soir, emporté par une crue de Glenlivet au Life Café, je n'arrive même plus à me raccrocher au comptoir – et promets à Olive de l'emmener demain par le premier vol à Los Angeles, où nous nous marierons dans une chapelle-minute.

Je me réveille gélatineux et constate avec amertume que mon enthousiasme n'est plus le même. Les problèmes techniques qu'engendrerait cet aller et retour me paraissent démesurés, je n'ai pas le courage d'organiser tout ça pour un morceau de papier dont je ne sais même pas s'il est valable en France. Olive est très déçue, car elle croit toujours ce que je dis. Je lui propose que chacun offre une bague à l'autre, ici, à New York, et que nous organisions une cérémonie de mariage officieuse. Sur un trottoir ou dans un bar, comme font tous les amoureux au cinéma et ailleurs. Elle accepte en souriant. Elle trouve probablement que je joue petit.

Après plusieurs jours de recherche dans toutes les boutiques d'occasion, elle finit par dénicher ce qu'elle veut pour moi; une bague ovale des années 30, en marcassite, un métal étrange qu'on pourrait décrire comme un mélange de fer et de diamant. Elle est taillée de telle façon qu'elle est à la fois grisâtre et étincelante, sobre et clinquante, rugueuse et cristalline. Elle lui ressemble.

Celle que je trouve pour elle au même endroit (Archangel Antiques) est en résine verte. Mais je ne sais pas si elle me ressemble, car je ne sais pas à quoi je ressemble. En fait, il s'agit d'une bague double, deux anneaux assortis mais de tailles et de formes différentes. Elle en portera un à la main gauche, un à la main droite.

Nous nous marions vers une heure du matin, au croisement de la Première Avenue et de la 10° Rue, devant une grande épicerie tenue par des Portoricains. Je regarde ma bague, grisâtre et cristalline.

Le soir de notre retour à Paris, nous dînons chez moi. Olive a tenu à faire les courses et à préparer le repas toute seule, pour me remercier des deux semaines que je viens de lui faire passer (dans mon esprit, bien sûr, si j'ai pu vivre ces quinze jours euphoriques – ou presque -, c'est uniquement grâce à elle).

– Des spaghettis à la tomate, ça va?

– Très bien.

Elle revient du supermarché avec quatre grands sacs pleins (pour des spaghettis à la tomate, elle ne lésine pas sur les moyens – si elle prépare les spaghettis à la tomate à ma manière, c'est-à-dire en faisant cuire des spaghettis et en ajoutant des tomates, elle en a apparemment prévu une quantité suffisante pour nourrir tous les habitants de la rue et leurs cousins de province) et se met immédiatement au travail. C'est la première fois que je la vois cuisiner et ce n'est pas demain matin que j'aurai oublié ce spectacle:

Elle remplit d'eau une grande marmite. Elle met du sel. Jusque-là tout va comme sur des roulettes, nous avons la même technique. Mais ensuite, ça s'accélère: elle met également du sel aromatisé, du poivre (de deux ou trois sortes différentes), de l'huile d'arachide, de l'huile d'olive, de la sauce de soja, du nuoc-mâm, du cumin, du romarin, et des tas d'herbes et d'épices que je n'ai pas le temps d'identifier tellement ça va vite. Dans une autre marmite (et tandis que je crois la voir encore assaisonner l'eau – mais c'est seulement une image qui subsiste sur ma rétine), elle prépare la sauce: des tomates coupées en dés, des champignons, des aubergines, des courgettes, du chou rouge, plusieurs légumes dont j'ignorais l'existence, des pommes, des poires, des raisins de Corinthe, des pois chiches, des échalotes, des oignons, du persil, de la ciboulette, du sel, du poivre, du sucre, de la crème fraîche, du lait, du miel, de la gelée de myrtille, de l'huile, de la sauce de soja, du nuoc-mâm, etc. Quand les spaghettis (innombrables) sont cuits, elle les égoutte brièvement, les reverse dans la marmite, ajoute du beurre et toute la sauce. Elle mélange consciencieusement puis achève la préparation par une petite touche personnelle: trois ou quatre tranches de jambon de pays découpées en lamelles, du camembert, du comté, du chèvre, du parmesan, des raisins noirs, du jus de citron, un yaourt, et un dernier coup de lait, de miel, de crème fraîche, de gelée de myrtille, de sauce de soja et de nuoc-mâm.

Alors qu'elle s'active comme quatre ou cinq cuisinières synchronisées sur la table en Formica, je m'aperçois que l'une de mes mains est agrippée au bord de l'évier et que l'autre est agitée de mouvements nerveux dans sa direction: je ne peux les réprimer, je parviens juste à les interrompre à temps, avant qu'ils ne l'atteignent. Mes lèvres remuent silencieusement («Non, pas de… Bon, ça d'accord mais… Oh non… Ne… Attention, non, pas ça!») et mes yeux sortent de ma tête, j'en suis sûr. Je la vois comme une géante en transe dans le monde vaste et complexe de la nourriture, avec huit ou dix bras qui se détendent de manière fulgurante, piochent à droite, à gauche, en haut, en bas, et laissent tomber tout ce qu'ils attrapent dans un immense récipient posé devant elle. Elle fait la cuisine comme tout le reste: compulsivement. Il lui faut tout.

Quand elle apporte son œuvre sur la table, je me demande si j'ai bien compris ce qu'elle a dit plus tôt. En fait, pour me remercier des quinze jours que nous avons passés à New York, il est possible qu'elle ait décidé, en toute logique, de me préparer à manger pour quinze jours. Car la marmite est pleine à ras bord et doit peser près de neuf ou dix kilos. En réalisant que ce plat considérable est conçu pour deux personnes (les habitants de la rue et leurs cousins de province peuvent téléphoner à tous leurs correspondants à l'étranger, il y en aura pour tout le monde – et si, par chance inouïe, l'un de ces correspondants s'avère être le cuisinier psychopathe du «2nd Avenue Deli», à New York, il va se sentir minable), nous sommes pris d'un fou rire idiot. C'est une des dernières fois que j'entends rire Olive.

En mettant la table, je me suis rendu compte qu'il manquait encore l'une de mes fourchettes à manche vert sombre. Sur six, il n'en reste plus que trois dans le tiroir. Mais ce n'est pas le plus grave.

Dès la fin du repas (nous n'avons évidemment pas pu manger plus de la moitié de la marmite, ce qui constitue tout de même un exploit sans précédent dans l'histoire de la voracité), Olive change. Elle fait de son mieux pour paraître détendue mais je devine sans mal que quelque chose la préoccupe. Chacun de ses gestes, de ses mots et de ses regards trahit un effort, une volonté de dissimuler son malaise. J'ai l'habitude de la voir se métamorphoser ainsi, passer subitement d'un comportement ou d'un état d'esprit à un autre comme si on avait appuyé sur un interrupteur près de sa cheville, mais cette fois je pressens, sans réellement pouvoir expliquer pourquoi (je suis décidément nul quand il s'agit de comprendre un truc), que l'interrupteur vient de casser en passant sur la position «off». Nous rentrons de New York, nous venons de dîner pour la première fois ensemble chez moi, Olive s'assombrit brusquement. Comme une formule 1 qui tombe en panne d'essence quelques mètres après la ligne d'arrivée.

Il est probable qu'elle s'ennuie. Elle est triste. Je l'observe en revenant de la cuisine où je suis allé mettre la cafetière en marche, elle est assise sur le divan, les yeux dans le vide, les mains croisées entre les genoux. Cette tristesse ne la quittera plus. Qu'est-ce que j'ai fait? Qu'est-ce que je dois faire? Si elle cherche à me cacher sa lassitude ou son désespoir (lorsque je m'assieds près d'elle, je la sens contractée mais elle me sourit et tente de se montrer présente), c'est qu'elle n'a rien à me reprocher, c'est qu'elle souhaite que je sois bien avec elle, que j'aie une bonne image d'elle et ne perde pas patience. C'est qu'elle m'aime, disons.

Mais alors qu'est-ce qu'elle a?

Et si c'était moi? Si elle n'avait rien de particulier? Je me sens si sensible et vulnérable depuis quelque temps que le moindre symptôme de dérèglement me bouleverse. Je la vois vaguement soucieuse ou mélancolique et je suis aussitôt saisi d'une sensation d'affolement, je l'imagine me quitter demain midi pour aller enfourcher un cheval plus fougueux et s'éloigner en jetant son chapeau derrière elle, je me sens rempli d'air chaud, j'ai le sang qui monte comme le mercure dans un thermomètre et la tête qui tourne. Encore cette saleté de matériel biologique… Pourtant je ne suis pas fou, elle est morose ou nerveuse ou angoissée, ça se voit. Si je ne fais rien, si je me contente de reprendre ma petite vie molle ici et lui propose simplement de rester près de moi, elle va finir par poser sur moi un regard plein de tristesse et de regrets, avant de s'évaporer.

Dans l'urgence, je retire ma confiance à mon cerveau informatique et raisonne de façon primaire (que celui qui a réussi à réfléchir posément dans un moment de panique me lance la première pierre: nos vénérables ancêtres préhistoriques, qui en connaissaient pourtant un rayon en lancer de pierre, seraient bien les derniers à me reprocher cette décision instinctive – c'était leur spécialité – or nous devons humblement nous inspirer de leur conduite, car les anciens ont toujours raison): pour éviter qu'elle s'éteigne sur place dans les jours qui viennent, il faut que je la fasse bouger. Comme les montres qui se remontent grâce aux mouvements du poignet. C'est simple. J'ai de l'argent, un métier qui me laisse tout le temps libre dont a besoin l'homme du même nom, et un barman sympathique pour garder mon chat. Je vais entraîner Olive un peu partout.

Je me demande où ça va m'emmener. Mais je suis prêt à tout. Je l'ai dit, ma liaison avec Olive Sohn est désormais une facette de mon caractère. Je ne peux pas la laisser disparaître. Cette fille dépasse les limites habituelles de l'être humain: son plat de ce soir, là, son énorme machin plein de tout, confectionné au hasard en apparence, était extraordinairement bon.

Dans le même temps, il faut aussi que je m'occupe de moi (je suis débordé). Le lendemain, je retourne donc chez le détective pour faire le point avec lui sur mon état de santé. En ce qui concerne mon bras (à présent semblable à celui d'une statue (et pas d'une statue triomphale, encore une fois, car je ne peux que le laisser pendouiller le long de mon corps voûté)), il me demande d'aller passer une radio de l'épaule car il a oublié ses lunettes spéciales à la maison. L'état de mes jambes le rassure et le met de bonne humeur: il ne faut pas que je renonce maintenant, on les tient, ce n'est plus qu'une question de jours. Quant au kyste qui gonfle sur mon poignet, il y prête à peine attention. Si on s'arrête à ce genre de détail, on n'en sort plus. Il suffit d'attendre et de voir comment ça se goupille. Au pire, il faudra passer deux minutes sur le billard, mais on n'en est pas encore là. En me raccompagnant jusqu'à la porte de son cabinet, il me fait tout de même remarquer que, selon ce qu'il observe depuis que je suis entré en contact avec lui, je ne suis pas le type même de l'homme sain et vigoureux, en parfaite harmonie avec son milieu naturel. Je ne sais pas quoi lui répondre. Cette constatation scientifique me paraît fondée (j'acquiesce pensivement de la tête après quelques secondes de réflexion), ce qui me contrarie un peu.

Je me rends immédiatement au laboratoire de radiologie, à cinq cents mètres sur le même trottoir. À l'accueil, un homme immense et rachitique harcèle la réceptionniste pour qu'elle demande à quelqu'un de lui faire une radio de la tête, car il se sent «seul comme un perdu et malade de la logique mentale», ce qui selon lui n'est pas normal. Grâce au professionnalisme de la jeune femme, je passe devant, mon épaule coincée étant prioritaire. Au moins, mon problème est identifiable, mon cas est simple.

De retour dans le bureau du détective, je lui montre les clichés qu'a pris le spécialiste du squelette (il l'appelle le «squelettologue» mais je préfère ne pas penser que je suis déjà obligé de «Consulter un squelettologue»). Il les affiche sur un panneau lumineux, il grimace (Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? Mais parlez, nom de Dieu, je suis adulte!) et me désigne le problème du bout de l'index. Son ongle est parfaitement manucure. Mais ce que je vois au-delà me retourne le cœur. Découvrir mes os ne m'enchante guère, je me sens déjà assez fragile comme ça, avec la chair, les muscles et la peau en bouclier, mais ce n'est pas ça. La tête de mon humérus, la boule qui devrait s'emboîter parfaitement dans la clavicule et s'y mouvoir de manière parfaitement fluide quand il me prend l'envie légitime de lever le bras, par exemple, est couverte de petites aspérités irrégulières. On dirait la terre vue en coupe, avec ses collines, ses montagnes, ses crêtes. Le détective m'explique que ce sont des dépôts de calcaire. Des visions d'horreur se bousculent dans mon esprit: je vois la résistance foutue des machines à laver qui ont eu le malheur de ne pas utiliser Calgon, je vois la tête affligée du représentant, puis je vois le patin à glace de Cif Amoniacal, je vois des os rayés, je vois ces rugosités solides frotter contre la clavicule au moindre mouvement de mon bras, j'entends les crissements aigus, le bruit de la craie sur le tableau noir.

Toujours aussi stoïque malgré l'ampleur du désastre, te détective m'assure que c'est plus impressionnant que grave. Il va me prescrire une bonne dose d'anti-inflammatoires et je pourrai bientôt m'inscrire chez les majorités, si c'est l'un de mes rêves. Quant à la cause, comme toujours, ça n'a pas de réelle importance. Ce «désagrément articulaire» est vraisemblablement dû à une mauvaise hygiène de vie. Allons bon.

Avec mon épaule raboteuse, mes pustules aux jambes et mon kyste au poignet, je cours retrouver Olive. Je ne veux pas que ça grince et que ça racle entre nous, je ne veux pas l'imaginer en tête de l'humérus que je viens de voir sur les radios et moi en clavicule, ni l'inverse, je veux que ce soit souple et bien huilé comme une épaule de gymnaste, même comme une épaule de cycliste ou de boulangère, ça m'irait. Je vais l'emmener n'importe où pourvu que ça glisse. La semaine prochaine, voilà, quelques jours. Pourquoi pas chez sa mère, en Bretagne? Ce n'est pas très exotique – même si l'artichaut est un drôle de truc, quand on y pense -, mais elle me parle souvent de sa mère et de sa grand-mère, ça n'a pas toujours baigné dans l'eau de rose entre elles mais le passé est le passé, on ne peut pas dire le contraire, je suis sûr qu'elle aimerait les revoir, même brièvement, et d'un autre côté moi ça ne peut pas me faire de mal, le grand air, un bon coup de vent iodé va anéantir mes troubles corporels, car même si Rennes est loin de la mer le vent est très puissant, il ne s'arrête pas là, et puis la Bretagne ce n'est pas le bout du monde mais c'est quand même le bout de l'Europe, ça lui fera toujours du mouvement, et c'est ce qui compte, c'est même maintenant la seule chose qui compte: le mouvement.

Elle est d'accord, elle est contente, elle n'avait pas envie de rester à Paris. Je suis fin psychologue. Et je ne m'arrêterai pas là (je suis comme le vent), je vais tout organiser pour nous sortir de ce bourbier: on prendra le train jusqu'à Rennes puis on louera une voiture, on pourra se promener partout dans la région. Et quand on reviendra, je mettrai un autre plan sur pied, car les endroits où aller ne manquent pas. Il n'y a même que ça dans le monde, des endroits.

En quelques coups de téléphone, tout est arrangé. Nous partons dans trois jours. Et grâce à cet horizon clair et proche, ces trois jours d'attente stérile à Paris passent sans encombre: Olive n'est pas précisément hilare et bondissante, mais la perspective du départ la soulage et la réjouit. Elle se lève de bonne humeur, se lave tous les matins, discute presque gaiement avec les habitués du Saxo et, le soir, mange comme une tigresse blonde dans les restaurants du quartier. Nous essayons à nouveau de faire un enfant. Elle est inquiète car à la suite d'une grossesse extra-utérine, il y a deux ans, on a dû lui enlever une trompe. D'une part elle craint d'avoir un nouveau problème de ce genre, d'autre part elle finît par se demander si «ça fonctionne encore». Je suis plus confiant qu'elle.

Dans un bar de l'avenue de Clichy, j'oublie mon chéquier sur le comptoir en partant. Nous revenons le lendemain matin mais personne ne l'a vu, évidemment. Ça m'apprendra à picoler ailleurs qu'au Saxo. Ce n'est pas bien grave. Juste un chéquier de perdu. Qu'est-ce que c'est, un chéquier? Rien. Je fais opposition tout de suite et j'utiliserai ma carte de crédit en attendant d'en recevoir un autre. On prend les cartes de crédit partout, de nos jours, même en Bretagne.

Je perds également ma veste, dans une fête où nous passons brièvement la veille de notre départ pour Rennes, mais elle était si usée qu'il est possible qu'elle se soit dissoute sous le poids des autres vêtements entassés sur le lit de notre hôte (et si on me l'a prise, vu son état, ce ne peut être qu'une erreur).

Ces disparitions ne me dérangent pas beaucoup (pas plus que celle de mes fourchettes, même si celle-ci me déconcerte au point que je ne me risque jamais à y penser plus de trente secondes (ce qui est impossible est impossible, c'était jusqu'alors l'une de mes seules certitudes)), mais il est apparemment temps que nous partions d'ici car tout semble fondre autour de nous, comme sur une image de film arrêtée trop longtemps devant la lumière du projecteur. Tout semble fondre autour de moi, du moins. Même les lapins se volatilisent, derrière la palissade. Avant notre départ à New York, j'avais déjà l'impression que leur nombre avait diminué. Cette fois ça ne fait plus aucun doute: ils ne sont plus que trois dans l'enclos, les deux gros et un petit blanc. Je me dis un moment que les autres doivent se cacher quelque part, mais je me poste à la fenêtre plusieurs fois par jour et n'en vois jamais d'autre que les deux gros et le petit blanc. Qu'il y ait un ou deux rejetons timides ou introvertis sur une portée, d'accord, de nombreuses histoires pour enfants en témoignent – mais cinq ou six, ce n'est pas concevable. J'envisage également la possibilité que les plus précoces aient déjà quitté leurs parents pour se lancer à l'assaut du monde, mais alors je ne peux m'empêcher de me représenter l'enclos comme une sorte de base de reproduction, de camp d'entraînement où seraient formés les lapins destinés à partir, non pas forcément à l'assaut du monde, mais d'un type à qui ils en veulent particulièrement, par exemple. C'est possible. Je m'attends à tomber sur eux d'un jour à l'autre dans la cage d'escalier de mon immeuble. La seule chose qui me rassure, c'est que je ne vois pas comment ils pourraient trouver le moyen de sortir de leur caserne. À moins qu'ils ne soient vraiment très costauds. Presque volants. Non, le plus rassurant est de considérer qu'ils sont morts. C'est triste pour eux et dommage pour la Beauté de la Nature, mais je n'y peux rien (avant New York, Valérie du Saxo m'a conseillé, avec le plus grand sérieux, d'escalader la palissade, de les attraper, de les mettre dans des cages et de les apporter à la SPA). Moi aussi, j'ai des amis qui sont morts. Ils n'ont pas voulu de mes carottes, tant pis pour eux – je parle des lapins.

Mon chat Spouque perd également quelque chose: l'appétit. Quand nous sommes rentrés, Thierry le barman m'a dit qu'il n'avait pas mangé grand-chose. C'est vrai: son Gourmet au foie et à la volaille ne le tente plus. J'essaie d'autres marques, d'autres goûts, en vain. Il n'accepte plus que du thon ou du jambon, mais ce n'est pas une nourriture très équilibrée. Ce n'est pas bon pour son hygiène de vie.

Dans le train, Olive est calme. Même si elle ne parle pas beaucoup, j'arrive désormais à deviner à peu près son humeur en étudiant ses mains, ses yeux, son teint, la position de sa tête. Et à cet instant, tandis que la campagne morte défile à toute vitesse derrière les vitres, je sais qu'elle n'a pas de pensées noires. Ou plus exactement, je sais qu'elle ne pense pas à l'avenir. Elle lit le dernier Bret Easton Ellis.