39205.fb2 N?fertiti dans un champ de canne ? sucre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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Olive lève vers moi ses yeux animaux et me sourit comme si elle avait envie de me manger. Ou comme si elle voulait que je l'aide. Ah je ne devine rien, ça m'énerve.

Elle va partir. Que ce soit moi qui m'en aille, d'accord, je peux rentrer les yeux sur le trottoir et me dire que je suis un pleutre, un veau lobotomisé qui ne sait pas saisir la seule chance qui lui sera jamais offerte et continuera à chercher l'amour comme à colin-maillard, en rigolant et en courant partout les bras tendus parce que ça occupe («Ha ha, non, ce n'est pas elle, que je suis bête, ha ha!»), à se péter la tronche tout seul dans des bars et à grimper de temps en temps sur des filles consentantes en ahanant jusqu'au bout de la vie – jusqu'à ce que la fatigue le terrasse, jusqu'à ce qu'il crève sur sa dernière conquête en poussant un râle pathétique et soit englouti par le globe glouton -, je peux me défiler, je peux faire semblant de ne pas la voir et repartir l'air de rien comme un couillon de chasseur de yeti qui a peur de le trouver (qu'est-ce qu'il va en faire, et qu'est-ce qu'il va devenir, lui, ensuite?), mais au moins c'est moi qui me défile. C'est toujours un geste. Tandis que là, ça fera trois fois qu'elle part et que je reste tétanisé: j'ai l'impression irritante (acide dans le ventre) de laisser passer quelque chose sans rien faire.

– Attendez…

Je ne sais pas comment il faut agir lorsqu'on est amoureux. Attendez. (Je n'ose même pas songer à ce qu'il faudra faire ensuite, quand nous formerons ce COUPLE dont je rêve depuis tant d'années (que dire pendant qu'on dîne à deux dans la cuisine? («Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui, à peu près pareil qu'hier?», «Figure-toi qu'on a reçu la facture d'EDF, c'est le même prix que d'habitude, grosso modo», «Il est bon, ce melon, tu sais vraiment bien les choisir», «Tu ne dis pas grand-chose, ça va?») Comment réagir si un soir elle a envie de se coucher plus tôt que moi? (Regarder la télé?) Comment trouver des trucs originaux pour continuer à baiser de manière enivrante et spectaculaire au-delà d'un mois? (Trente jours, à raison de deux fois par jour, ça fait soixante fois, il y a tout de même de quoi se lasser (déjà après cinq ou six, j'ai du mal à garder mon enthousiasme initial…) – alors cent fois, huit cents fois, trois mille fois? Non, je n'arriverai jamais à l'intéresser trois mille fois.) Comment ne pas se cogner quand on veut passer en sens inverse par une même porte de l'appartement? Où se mettre quand elle passe l'aspirateur? À quel moment passer l'aspirateur pour ne pas trop la déranger? Et surtout, que faire pendant qu'elle lit dans le salon? (Marcher de long en large dans la pièce, l'air pensif? Prendre un bain qui dure jusqu'à ce qu'elle ait terminé, en poussant de petits soupirs d'aise à l'occasion pour bien lui montrer que si je suis là ce n'est pas pour m'occuper coûte que coûte le temps de sa lecture mais bien parce que c'est l'un de mes hobbies, le bain? Aller dans la chambre et faire semblant d'avoir quelque chose de très prenant à y faire? (faudra-t-il que j'apprenne à construire des maquettes de bateaux?))), je ferais bien de ne pas songer à tout ça, mais pour l'instant je ne sais même pas comment m'y prendre pour le former, ce COUPLE dont je rêve depuis tant d'années – et ça, je ferais bien d'y songer comme un bolide parce que je viens de dire «Attendez…» et qu'elle me regarde, comme j'aurais dû le prévoir, mais maintenant d'un œil bizarre (je dois avoir l'air très concentré, voire crispé (je panique))). Quand on voit dans un bar une jolie fille – qui par exemple a des fesses remarquables – et qu'on veut la niquer avant le lever du soleil, je sais ce qu il faut faire. Quand dans un bar on voit une fille très sympathique en apparence et qu'on aimerait la connaître davantage (et pourquoi pas la niquer avant le lever du soleil), je sais aussi ce qu'il faut faire. C'est facile, c'est à la portée de tout le monde (d'ailleurs tout le monde le fait, sans se casser la tête à chercher une méthode plus noble ou plus artistique qui ne ferait que compliquer inutilement les choses et retarder la manœuvre – or le soleil se lève tôt): pour la dompter et la posséder rapidement, il suffit de considérer la femme comme une bête. Je ne suis pas misogyne, c'est simplement une astuce pratique – dès qu'on l'a niquée, on peut de nouveau considérer la femme comme un être humain. Et de toute façon, c'est également valable en sexe inversé: les femmes peuvent employer la même technique si elles veulent, ça ne dérangera pas grand monde. Mon oncle connaît la vie:

«La femme est une bête. Dans un premier temps, il s'agit de l'approcher. Elle est assise seule dans l'ombre, elle rumine. L'homme doit avancer doucement vers elle et non pas comme un dragueur qui vient de repérer la bonne affaire et fonce dessus comme l'éclair par crainte qu'elle ne lui échappe. Il convient tout de même d'afficher une certaine confiance en soi, de ne pas avoir peur: sinon, elle le sent. Il s'assoira de préférence à la table voisine de la sienne. Au bout de cinq à six minutes (nécessaires pour qu'elle s'habitue à sa présence), il pourra engager délicatement la conversation. Pour cela, il n'oubliera pas que lorsqu'on donne du sucre à un cheval, un âne ou un lama, la main doit être bien à plat. Afin d'éviter de se faire mordre, il lui faut donc ne présenter aucune aspérité – rester sobre, neutre, c'est-à-dire ne pas parler de lui. Par conséquent, ses premiers mots seront inspirés par elle et seulement par elle. Le collier qu'elle porte, l'air triste ou ennuyé qu'elle arbore, le livre qu'elle lit, le dragueur suffisant et borné qui l'a entreprise un quart d'heure plus tôt, le curieux breuvage qu'elle a commandé, de nombreux sujets font l'affaire. Une fois la discussion lancée, tout s'enchaîne facilement. N'importe qui sait plus ou moins discuter de choses banales. (Et pour s'asseoir plus près d'elle, il aura suffi à l'homme, en allant chercher un verre, de demander discrètement au barman de monter la musique, puis de prétendre qu'il n'entend pas bien ce qu'elle lui dit – ce qui est fort regrettable car ce qu'elle lui dit est captivant.)

«Lorsqu'il sent la femme apprivoisée, l'homme va tenter de la mener au restaurant. Se rappelant que l'on mène le taureau où l'on veut grâce à un anneau passé dans ses narines (son point faible), il lui passera un anneau dans l'estomac. Son allié le barman viendra déposer devant eux quelques olives et quelques cacahuètes (pas trop, il ne faudrait pas qu'elle cale avant l'heure). Ainsi mise en appétit, tenue par le ventre, elle sera plus réceptive lorsque, après avoir jeté un coup d'œil à la pendule et paru hésiter un instant sur la suite du programme, il lui demandera d'une voix distraite: "Ça te dit, d'aller manger un truc quelque part?" Elle a faim, elle se rend compte que si elle refuse il n'en fera pas une maladie (car à son ton elle devine qu'il lui propose cela uniquement pour avoir un peu de compagnie en mangeant (comme devant la télé)), elle comprend donc qu'il n'a pas l'intention de la niquer avant l'aube, et puisqu'elle a déjà un peu grignoté avec lui, elle ne voit aucune raison valable de ne pas poursuivre en tout bien tout honneur. Elle suit l'homme au restaurant, la pauvre.

«À table, il doit rester fidèle au principe de la main bien à plat. Parler de lui le moins possible, lui poser de nombreuses questions sur elle (les gens adorent parler d'eux et en ont rarement l'occasion) et se montrer d'accord sur tout ou presque, non seulement parce que le rebrousse-poil n'a jamais enchanté quiconque, mais également pour qu'elle pense quelque chose comme: "C'est incroyable, nous avons les mêmes idées sur tout. Il y a là quelque chose de presque… surnaturel. Non, j'exagère, mais enfin le hasard n'existe pas." Elle parle d'elle, elle parle d'elle, elle lui ouvre son cœur – la moindre des choses est qu'il lui ouvre au moins sa porte en échange. Bientôt.

«Il glissera de temps à autre dans la conversation quelques remarques à caractère sexuel (avec tact et modération, cela va de soi), afin d'ouvrir l'esprit de la femme à la chose – il citera de préférence les goûts particuliers, les aventures ou les déboires génitaux d'autres personnes, pour ne pas s'impliquer lui-même dans ces histoires de vice. Cette infiltration insidieuse joue à peu près le même rôle que les olives: elle enclenche le processus. Sous peu, c'est elle, émoustillée, qui tiendra absolument à le niquer avant l'aube. Et même si un reste de lucidité la prévient qu'il n'est peut-être pas l'homme idéal et que si ça se trouve il cherche juste à la mettre sur le dos et à la secouer jusqu'au lever du soleil, il sera trop tard pour reculer car ce sera mieux que rien; elle balaiera ses réticences d'un battement de paupières. Lorsqu'on veut récupérer le sperme d'un étalon précieux et délicat, on lui fait d'abord flairer une belle jument. Il frémit, il entre en transe et se met à bander comme un taureau, si on peut dire. Puis, pendant qu'on lui fait faire un petit tour (il se demande bien pourquoi, il n'a qu'une seule idée en tête), on remplace sa partenaire idéale par une fausse jument, une carcasse métallique recouverte de mousse sous laquelle est fixé le récipient qui recevra sa semence. Il s'aperçoit bien qu'on est en train de le berner, il n'est pas fou, mais il est trop tard pour chipoter. Le désir est en lui, maintenant il faut que ça sorte. Alors il grimpe sur la pseudo-jument et se soulage vite fait, en se disant qu'une carcasse métallique recouverte de mousse, c'est toujours mieux que rien. La femme réagira de la même manière.

«Dans le but de préparer l'étape suivante (avant de lancer sa ligne, il faut choisir un bon appât et l'accrocher correctement à l'hameçon, dans le calme de la barque), l'homme n'omettra pas de parler d'un écrivain, d'un peintre ou d'un metteur en scène qu'il apprécie – et dont il possède une interview en vidéo. Il explique pourquoi il aime tant cette personne, se débrouille pour que la femme approuve (même si c'est seulement pour lui faire plaisir, à lui l'homme, car il a approuvé beaucoup de choses de son côté depuis le début du repas), ils en discutent un moment en termes de plus en plus élogieux (elle se laisse emporter par son enthousiasme et ne peut plus faire machine arrière) et il conclut sur un ton détaché: "J'ai une interview de lui en cassette à la maison, c'est vraiment bien. Je te la montrerai un jour, si tu veux." La femme est enchantée à cette idée mais, évidemment, l'homme ne propose rien dans l'immédiat. Ils ont bien le temps, ils vont se revoir souvent, c'est le début d'une longue amitié.

«Il convient, tout le monde sait ça, de la faire boire un peu, mais surtout manger beaucoup: au moment où le café arrive, elle a le ventre plein et commence déjà sa digestion. On sait que l'estomac prend alors toute l'énergie du corps. Lourde, molle et sans volonté, elle se laissera plus facilement guider vers le domicile de l'homme.

– Bon ben…, fait-il sur le trottoir, devant le restaurant. Je vais rentrer, moi… Tu fais quoi, toi, là? Non, moi non plus, je sais pas. J'ai pas vraiment sommeil, mais bon… Je me vois pas faire la tournée des bars, ce n'est pas trop mon truc. Je vais lire, ou regarder un peu la téloche. Tiens, tu veux la voir maintenant, l'interview de Machin?

«Tout est prêt, la bête engourdie est capturée.

«Apprivoisée, flattée, excitée, ivre et amorphe, elle est même heureuse de pouvoir saisir in extremis le prétexte de l'interview alors qu'elle pensait, trois secondes plus tôt ("Je vais rentrer, moi…"), que tout était foutu. Si elle a envie de baiser et l'assume, elle pense: "Bien joué ma fille." Si elle a envie de baiser et ne l'assume pas, elle pense: "Je ne vais rien faire de mal, au contraire, je vais juste voir une cassette qui contribuera à enrichir ma culture générale." Si elle n'a pas envie de baiser tout de suite mais forme tout de même quelques projets concernant l'homme, elle pense: "Je ne peux pas refuser d'aller la voir, cette cassette, je lui ai fait croire que j'adorais Machin, il va me prendre pour une fille qui ne s'intéresse même pas à ce qu'elle aime, il ne me rappellera jamais." Dans tous les cas, elle monte. Quand il n'y a qu'une porte pour sortir d'une pièce, même une oie l'emprunte. Précisons toutefois que si elle n'a pas envie de baiser et considère l'homme comme un crétin (employant cette méthode grossière, il s'expose évidemment à ce genre de critique), elle pense: "Va te branler, connard" et c'est effectivement ce qu'il a alors de mieux à faire.

– Une fois qu'ils sont devant l'écran de télé, l'homme peut se réjouir: il a réussi à transporter une inconnue depuis un bar jusqu'à chez lui sans qu'elle comprenne ce qui lui arrivait, étape par étape, maintenant elle ne s'échappera plus. Il doit simplement patienter encore une demi-heure afin d'enrober son premier baiser (le plus difficile à faire passer) dans l'interview de cet écrivain, de ce peintre ou de ce metteur en scène qu'elle adore (pour donner un cachet à un chat, il suffit de le dissimuler dans un morceau de jambon). Quand les paroles si belles et si justes de Machin lui auront fait pousser deux ou trois exclamations de plaisir (exclamations que l'homme aura savamment devancées ou reprises en écho, pour créer une atmosphère d'harmonie), il n'aura plus qu'à se tourner gentiment vers elle, la regarder droit dans les yeux durant plusieurs secondes – à la manière du matador qui fixe longuement le taureau avant l'estocade – afin qu'elle ait le temps de bien percevoir toute la douceur de ce moment incroyable qu'ils partagent grâce à Machin (et pas seulement grâce à Machin, non, elle le sait, grâce aussi à cette complicité naturelle qui les soude quasiment l'un à l'autre alors qu'ils se connaissent à peine) et, très simplement, l'embrasser. Ça rentre comme dans du beurre.

«Une fois dans le lit, ou sur le parquet si c'est une ardente, il pourra commencer par la prendre à quatre pattes, pour le clin d'oeil.

«Quand le soleil se lèvera et que les corps seront vidés, l'homme s'amusera à mettre une plaisante touche finale à cette affaire nocturne, s'il est de bonne humeur. Il préparera lui-même un petit déjeuner pour la femme et le lui apportera dans le lit – ou sur le parquet, si c'est une sauvage. Lorsque le poney de cirque a consenti à mettre les quatre sabots sur un plot de trente centimètres de diamètre, on lui donne un sucre pour qu'il comprenne qu'il a bien agi et que rien ne l'empêche de recommencer quand il veut pour gagner un autre sucre. De la même manière, il est bon d'encourager la femme avec un petit déjeuner et de ne point la mépriser au matin: seuls les plus prétentieux et les plus stupides oublieront qu'elle peut toujours servir.»

C'est une technique ridicule et scandaleuse, mais il faut bien baiser de temps en temps, comme dit mon oncle. Et que faire d'autre? Quand, comme moi, on n'a jamais rencontré une fille dont la simple apparition vous déclenche à l'intérieur ce tumulte de l'amour qui rend complètement fou, selon une foule innombrable de témoins, qui ouvre portes et fenêtres à toutes les extravagances et proscrit d'une seconde à l'autre les méthodes éprouvées par des années d'expérience, quand, malgré une quête acharnée, malgré des milliers de kilomètres parcourus, on ne trouve toujours sur son chemin que des personnes jolies, intelligentes ou sympathiques, que faire d'autre que de les aborder le plus simplement possible sans se demander si c'est honnête?

Maintenant, je regrette. Si j'avais été moins fainéant et plus scrupuleux, si je m'étais entraîné à séduire les dames autrement qu'à la va-comme-je-te-pousse, je ne serais pas en train de réfléchir comme un bolide coincé dans un garage. «Attendez…» Attendez quoi? Que faut-il faire, une fois que l'amour dans son grand manteau rouge de pute attend devant vous et vous regarde de manière plutôt disponible quoique interloquée? J'ai furtivement le temps d'imaginer le chasseur pétrifié enfin face au yeti pétrifié sur une pente neigeuse («Et maintenant? J'avance à pas feutrés avec un sourire amical pour essayer de le caresser? Je le prends en photo, je le laisse filer et je ne le reverrai jamais? Je lui tire une balle dans la tête? Je fonce vers lui avec un filet, en hurlant pour essayer de le paralyser, et je l'attrape?») puis je dis:

– Vous faites quelque chose, ce soir? (J'avance à pas feutrés avec un sourire amical pour essayer de la caresser, car les trois autres possibilités me paraissent moins envisageables – mais question originalité de l'approche, c'est vraiment pitoyable.)

– Rien de particulier, non. Je vais rentrer chez moi, je vais lire.

– Vous lisez beaucoup, hein?

(Le temps de la discussion est terminé, Miette. Elle a mis son chapeau, elle tient son sac à la main, elle est dans l'embrasure de la porte, le buste déjà tourné vers la rue.)

– Oui. Quand je n'ai rien de mieux à faire.

– Ah… Ça vous dirait d'aller manger quelque part? Non? Avant de lire? On pourrait aller manger quelquepart.

Je ne peux rien dire d'autre, de toute façon. C'est ça que faut voir. Le bolide de mes pensées n'a pas réussi à défoncer la porte blindée du garage, je n'ai raisonnablement pas eu le temps de mettre en branle une stratégie qui justement devait ne pas en être une, c'est trop compliqué, et je ne pouvais pas non plus la laisser partir en marmonnant: «Ah… D'accord, vous lisez beaucoup. Bon, merci.» Il n'y a pas de honte à employer cette vieille et lamentable technique, car c'est en désespoir de cause. C'est ça que faut voir. Ça ne signifie pas que je la considère comme une autre ni que je tiens à la niquer avant le lever du soleil. D'ailleurs je jure de ne pas la niquer avant plusieurs jours, en guise de pénitence. Je suis cependant un peu présomptueux (mais ma tante dit qu'il faut y croire, pour gagner) car même si rien ne me paraîtrait plus naturel dans ce monde où la logique triomphe parfois que de passer le restant de mes jours avec elle (quand je vois un ours et une ourse seuls au milieu de la banquise (ce qui m'arrive rarement), je ne m'étonne pas qu'ils finissent par s'entendre), il me semble avoir autant de chances de réussir à prendre cette illuminée dans mes bras (et à l'embrasser sur le visage) que de courir un soir, un beau soir, nu sur une plage avec Michael Jackson. Mais après tout, si la méthode du restaurant fonctionne pour la baise, il n'y a aucune raison qu'elle ne fonctionne pas pour l'amour. Si une clé permet d'entrer dans une grande maison et donc d'aller jusqu'à la cuisine, il n'y a aucune raison pour qu'on ne puisse pas ensuite visiter les autres pièces. C'est ça que faut voir. C'est en désespoir de cause, donc il n'y a pas de honte.

– Non? Vous n'avez pas faim?

– Si. D'accord.

Nous sommes à l'indien du bout de la rue. En entrant dans le restaurant vêtue comme une prostituée moscovite de l'époque Brejnev catapultée dans l'espace et le temps, Néfertiti a fait forte impression. Tout le monde s'est retourné et nous a accompagnés du regard jusqu'à notre table, une petite dans un coin. J'étais mal à l'aise mais fier, comme si je pénétrais ici avec un léopard adulte dont je connaîtrais mal le comportement.

Elle a gardé son grand manteau rouge pour manger. Je veux savoir ce qu'il y a en dessous car mon instinct me prévient que ce n'est pas grand-chose. Mais c'est par simple curiosité: j'ai juré de ne pas essayer de la niquer et depuis que je la connais je n'ai qu'une parole. De toute façon, à ce que je sais, ce n'est certainement pas parce qu'on ôte le manteau d'une dame qu'on s'apprête à la culbuter à la cosaque. Je vais faire un tour aux toilettes, à blanc, juste pour jeter au retour un regard coulant de vieux singe sur ses jambes, que les pans du manteau découvrent. Me revoilà. Rien jusqu'à mi-cuisse, en tout cas. Quart-cuisse, même. J'ai l'œil.

Quand je nie rassieds, elle finit d'engloutir un samosa entier, allume une gitane et me dit:

– Non, je n'ai rien, sous le manteau. Juste une culotte. Je me sens pute, j'aime bien ça.

Je suis un peu perdu, soyons honnête. Juste une culotte, je me sens pute, j'aime bien ça. Il faut à tout prix que j'arrive à me raccrocher à la méthode, tant pis pour la fameuse beauté du geste, c'est encore ce que j'ai de mieux à faire sinon ça part dans tous les sens et moi je vais décoller de ma chaise dans un bruit d'explosion, partir en vrille et aller m'écraser comme une tomate contre le mur du fond, là-bas.

C'est moi qui dois glisser dans la conversation quelques remarques à caractère sexuel, pas elle. Calmons-nous. Par où commencer pour retrouver une certaine assise? J'ai essayé de la faire boire, mais elle ne veut pas. Pas une goutte.

– Quand je bois, ça me rend furax.

Oui alors non, d'accord, ne jouons pas avec ça. Pour éviter des complications superflues, je préfère qu'elle reste normale. Je vais me charger de la boisson. Je suis si déboussolé et angoissé que je me tape tout le bordeaux dégueulasse et que j'ai même sifflé tout à l'heure en quelques gorgées héroïques les deux tristement célèbres apéritifs maison, dans l'espoir d'être en mesure de faire face.

Je veux bien essayer de la faire manger, mais ce serait du zèle. Elle dévore. Elle mange comme a dû manger le gars qui a inventé la nourriture. Elle a pris deux entrées copieuses et attaque déjà, avec un appétit intact, son deuxième plat principal, le tout accompagné de cinq grands nans au fromage pour donner de la consistance, c'est tellement bon, je peux en prendre un ou deux autres? Oui, bien sûr, vas-y. Quand le serveur récupère ses assiettes, on dirait qu'il n'y a jamais rien eu dedans. Pourtant elle est mince, très mince. Éberlué, je lui demande aussi sérieusement que stupidement si elle a des problèmes d'argent et depuis combien de jours elle n'a pas mangé. Elle me répond:

– Non, je mange tout le temps. J'ai toujours très faim. Le jour de ma communion, j'ai mangé cinq coquelets.

Je me demande si je vais réussir à la rendre suffisamment molle et lourde pour la ramener à la maison. Elle semble insatiable, ingavable, inépuisable. Intérieurement, elle semble infinie. (Cela dit, je ne me fais guère d'illusions quant au déroulement de la soirée. Lorsqu'elle a accepté de venir dîner avec moi, j'ai bien senti que ce n'était pas le même oui que celui d'une autre fille qu'on aborderait ainsi, ce n'était pas un oui dans lequel on perçoit «Je sais où tu veux en venir mais je fais comme si de rien n'était car ça ne me déplairait pas non plus» ni un oui naïf qui laisse présager une partie fort intéressante à jouer, c'était un oui simple et spontané, le genre de oui qui répond à «Vous voulez des cornichons, dans votre sandwich?» et ne laisse rien présager de particulier. Elle aurait sans doute répondu la même chose à n'importe qui d'autre, ou presque. Olive Sohn ne complique jamais les choses. Quand elle a envie de manger et qu'on lui propose d'aller manger, elle répond naturellement d'accord allons manger. Et celui qui aurait compris d'accord allons baiser resterait sur sa faim – c'est du moins ce que je crois, mais dès qu'on croit quelque chose on se trompe.) Pour participer à ce festin inaugural et ne pas passer pour un coincé de la glotte, j'essaie de me goinfrer comme elle. Elle finit ses plats quand je viens d'entamer les miens, j'ai du mal à suivre, j'ai du nan au fromage et du riz plein la bouche mais je m'accroche comme un enragé. Pour me donner du mordant, je pense à sa démarche de princesse en équilibre, je pense à la culotte sous son manteau de pute, je pense à toutes mes aventures ennuyeuses. Mais je commence à me sentir un peu lourd.

Après son deuxième plat (un curry d'agneau avec du riz basmati et un nouveau nan), et tandis que je lutte à mort contre mon poulet tandoori, elle sort de son sac (un vieux Cartier en cuir brun qui semble avoir résisté à plusieurs inondations) un éventail typiquement espagnol, de fabrication chinoise. Un ruban de dentelle noire grossière borde une scène de chasse très colorée, se déroulant peut-être au Moyen Âge. Dès qu'elle commence à s'en servir, la tête haute et le poignet souple, notre voisine de table (une grosse poule rouge engoncée dans une robe à rayures, qui nous épie depuis le début du repas et se mord les lèvres pour ne pas rire, en enfonçant la tête entre les épaules) ne peut se retenir de pouffer. Je la foudroie du regard et m'apprête à saisir mon os de poulet pour le lui plonger profondément dans la gorge (je pourrais y entrer tout le bras), mais Olive se contente de tourner la tête vers elle et de l'examiner brièvement, comme si elle l'avait entendue tousser. Elle doit avoir l'habitude. Elle désintègre la grosse poule et continue de s'éventer. Je demande:

– Tu as chaud?

– Non, j'ai faim. Ça m'énerve et ça me donne chaud. Il faudrait qu'il vienne prendre la commande pour le dessert sinon je vais devenir dingue.

Dépêche-toi, serveur souple et alerte, je t'en supplie. Je ne veux pas qu'elle devienne dingue. Ses yeux ont pris une expression étrange. On dirait qu'elle va taper violemment sur quelqu'un.

(Dans l'avion qui nous ramène de New York, lorsqu'elle demande au steward qui repasse en sens inverse dans l'allée avec son chariot si elle peut avoir un deuxième plateau repas (je lui ai pourtant donné mon pain, mon beurre, mon fromage blanc et mon gâteau caoutchouteux, car je sais qu'elle peut s'avérer dangereuse (surtout en plein vol) quand elle a le ventre vide), l'inconscient ricane et lui lance: «Ben voyons, bien sûr!» (Nous voyageons sur une compagnie merdique mais pas chère, Tower Air.) Je tremble pour lui, me redresse sur mon siège et écarte les mains, prêt à bondir pour m'interposer, mais Olive est dans un tel état de manque qu'elle refuse de saisir l'ironie de sa réponse: «Il a dit quoi? Bien sûr? C'est ça? Il a dit bien sûr?» Figé en apesanteur, je préfère ne pas prendre de risque et rester dans le vague. «Euh… Je n'ai pas fait attention, je pensais à autre chose.» Je suis un lâche, mais en toute logique (ma spécialité), mieux vaut une crise dans trois minutes qu'une crise tout de suite. Quand il repasse un instant plus tard, sans son chariot et sans nous accorder un regard, Olive se penche par réflexe sur moi (je suis entre elle et l'allée) comme un oisillon dans le nid qui voit arriver sa mère, et reste bouche bée. C'est une image triste. «Eh!» Elle ne peut rien dire d'autre. Elle est toute rouge, ses yeux sont injectés de sang, comme lorsqu'elle a envie de baiser. Je la connais, j'essaie de la calmer, je prends sa tête entre mes mains, elle est chaude, je l'embrasse, ses lèvres sont glacées, je lui explique à voix basse que sur ce genre de compagnie ils ne prennent pas la peine d'embarquer plus de plateaux que de passagers, c'est pour ça qu'on paie peu, que le steward est sûrement tendu car il travaille pour un salaire de misère dans des conditions exécrables, cerné par des passagers peu fortunés qui vivent eux-mêmes dans des conditions difficiles et se croient soudain tout permis sous prétexte qu'ils ont raqué leur place dans un avion, tu sais, le vieux mythe de l'avion transport de luxe, des ploucs qui exigent qu'on les traite comme des princes, qu'on leur passe tous leurs caprices, et qui veulent profiter bien à fond de cette occasion de bouffer et de picoler à l'œil… «Quoi? Mais je m'en fous, pour qui il se prend, cet enculé de merde? Il est pas obligé de se foutre de ma gueule. Et tu vas pas me dire qu'il leur reste rien, quand même? J'ai vu au moins trois personnes qui ne prenaient pas de plateau… J'ai faim, putain! Je me sens vide, j'ai un grand trou à l'intérieur, il faut que je mange!» Je sais qu'elle ne joue pas la comédie. C'est l'une des personnes les plus gentilles du monde, mais lorsqu'elle sent ce grand trou à l'intérieur elle est capable de tout pour le combler. Un toxico en manque. Cependant elle n'est pas boulimique, je ne l'ai jamais vue assise devant un frigo ouvert, elle ne se nourrit qu'à l'heure des repas. C'est un autre problème, mais c'en est un: presque une maladie. Elle est bouillante, elle a les yeux exorbités, elle dit qu'elle voit des taches noires et qu'elle va tomber dans les pommes si on ne lui apporte pas un plateau tout de suite. Elle se lève et me demande de me pousser, je la retiens fermement par les épaules, tente de la rasseoir, elle résiste et serre les dents comme si elle allait me frapper mais parvient à articuler: «Je vais aux chiottes.» Bon, je sais qu'elle va sans arrêt aux chiottes pour des tas de raisons, je la laisse passer. Elle fait à peine un pas vers le fond de l'avion, pivote brusquement et s'élance comme une balle dans l'autre sens, vers le steward (qui lui tourne le dos, insouciant, comme dans les films d'horreur). Je lance le bras vers le bas de sa robe de majorette (j'ai de bons réflexes car ma poivrote de mère m'a inscrit au basket juste avant de mourir («Il faut que tu pousses et que tu forcisses, Miette, sinon tu ne feras pas long feu dans la vie» – l'alcool qui mélange tout lui faisait oublier que ce sont les grands qui font du basket et non le contraire): en défense, au basket, on doit toujours se montrer très vigilant), mon bras jaillit mais tout se passe comme au ralenti, mon bras se détend lentement, elle s'éloigne de quelques centimètres vers le malheureux steward, mon coude se déploie, elle lève un pied pour avancer d'un nouveau pas, mes doigts se crispent, prêts à se refermer sur sa robe de majorette, j'ouvre la bouche, je ne l'aurai jamais, elle est déjà trop loin, j'écarquille les yeux, je tends la main vers l'impossible en un ultime effort, je l'attrape au vol et tire de toutes mes forces car je sais que si elle m'échappe elle est capable de sauter à la gorge du steward et de le rouer de coups (avant que je la rencontre, elle a été internée en psychiatrie pour – entre autres et comme disait le dossier – «violences graves envers son compagnon»). Je me lève et la saisis à bras-le-corps, plusieurs passagers se retournent car elle se débat en grondant, je la ceinture, la soulève et la projette sur son siège (elle est grande mais très légère), pantelante, électrique, défigurée. Dans l'avion, on entendrait voler une mouche. Elle tremble, grogne «Enculé de merde» mais je réussis à l'apaiser en glissant une main sous sa jupe et un doigt dans sa chatte. Elle ronchonne, elle avale sa salive, elle ferme les yeux, elle ondule. Ensuite je lui fais longuement sucer ce doigt pour lui consoler les papilles et je l'endors en lui caressant les cheveux. Elle peut trouver le sommeil n'importe où en quelques secondes et dormir vingt heures par jour.)

Alerté par son sixième sens, le serveur indien arrive à temps, au moment où j'enfourne mon dernier morceau de poulet avec l'énergie du désespoir. Elle commande un mystère sans lui laisser le temps d'apporter la carte des desserts. Moi? N'importe, une tarte aux pommes.

En attendant son mystère, elle prend son sac et part aux toilettes – elle passe entre les tables comme la flamme d'une bougie entre des ventilateurs. Elle y reste un long moment. J'ai largement le temps de faire le point, mais je n'y arrive pas.

Depuis la première entrée, des pakoras pour elle et du poulet tikka pour moi, je me suis scrupuleusement attaché à la faire parler d'elle – dans la méthode, c'est mon épreuve de prédilection. De question en question, elle m'a dévoilé quelques traits de son caractère, quelques-uns de ses goûts, et m'a retracé sa vie dans les grandes lignes. Mais rien ne s'est passé comme prévu. Elle m'a raconté des choses déroutantes, avoué des passions déroutantes et des manies déroutantes qui n'ont fait qu'ajouter à ma confusion. Normalement, on écoute à peine ce que répond la personne, le but étant de la faire parler pour lui donner l'impression qu'on s'intéresse à elle et, ainsi, la griser. Pendant ce temps, on pense à la suite. Mais face à Olive, je ne pouvais penser à rien (surtout pas à la suite), j'allais de choc en choc, rebondissais comme une balle de Jokari et avalai de travers tout ce que j'essayais de manger. Elle n'obéissait pas aux règles habituelles de ce genre de conversation: elle répondait avec beaucoup trop de franchise. À la question «Tu t'entends bien avec tes parents?», au lieu de «Oui, ils sont plutôt chiants mais je les aime quand même, ce sont mes parents, quoi…», elle m'a répondu: «Je m'engueule tout le temps avec ma mère, mais j'étais amoureuse de mon père. Comme toutes les petites filles, j'imagine. Il est parti de la maison quand j'avais neuf ans, alors du coup je me suis fait sauter par mon grand frère.»

La pauvre méthode se tortille sur le dos comme une punaise et agite désespérément les pattes en ouvrant grand la bouche pour tenter d'aspirer un peu d'air.

Voici, replacé dans l'ordre, ce que j'ai appris entre les pakoras et le mystère que le serveur vient de déposer devant sa chaise vide:

Elle s'appelle Olive Sohn, elle a vingt-trois ans, elle est née dans un petit village près de Rennes, un jour de fête foraine. Dès sa sortie de la maternelle, elle s'est avérée nulle en tout à l'école («Aucun effort», «Manque total de concentration», «S'obstine à ne pas travailler»). Elle s'en moquait. Elle n'avait pas d'amis, jouait toute seule, regardait la forêt par la fenêtre, préférait la viande aux bonbons. Lorsqu'elle avait neuf ans, son père est parti de chez eux, exaspéré par l'humilité et la maniaquerie de la mère, pour aller vivre en Angleterre avec une certaine Mary. Dès cette époque, elle a commencé à se masturber. À dix ans, elle a incité son frère Nestor (les parents avaient des goûts singuliers en matière de prénoms – Olive et Nestor, il faut le vouloir… (après tout, Olive et Titus ce n'est pas si mal)), son aîné de cinq ans, à la baiser comme une grande sur le ciment du garage de la maison. Elle me répète ça d'une manière bizarre. Elle dit n'avoir pas éprouvé de plaisir mais une sorte de soulagement nerveux. Je suis de plus en plus mal à l'aise. Elle se masturbait souvent. À douze ans, exaspérée par la maniaquerie de sa mère, qui s'évertuait en outre à lui transmettre son humilité en la rabaissant continuellement, elle est partie, d'un pas implacable, vivre chez sa grand-mère Sylvène dans la maison voisine. Là, elle a tué son grand-père. À quinze ans, trop inexistante au collège pour espérer entrer au lycée, elle a été dirigée de force par sa mère vers un CAP hôtellerie-restauration, car il n'y a pas de métier plus beau et plus sûr que celui de servir les gens. Mais avant la fin de l'année, refusant de se laisser mettre un tablier, elle s'est sauvée en stop avec son amie Caroline, qui avait quatre ans de plus qu'elle. Elle s'est sauvée comme ma sœur. Dès le deuxième jour de leur fugue, elle s'est fait violer à Rennes par un porc (médecin) qui leur avait proposé de venir dîner chez lui et l'a traînée par les cheveux jusqu'à la chambre, qu'il a fermée à clé. Elle ne s'est pas débattue. Deux jours plus tard, chez une vieille veuve de Fougères, elle a fait l'amour toute la nuit avec Caroline. C'était bien, enfin. De voiture en voiture, en frappant le soir aux portes des maisons pour demander de quoi manger et un endroit où dormir, en passant par Le Mans, Paris et Rouen, elles ont atteint Cherbourg. Ayant naïvement accepté d'aller dîner chez le maire d'un village voisin, elles se sont fait récupérer là par les forces de l'ordre. C'est un gendarme au cerveau rudimentaire qui a prévenu sa mère par téléphone.

– Vous êtes la mère de Sohn Olive?