39205.fb2 N?fertiti dans un champ de canne ? sucre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

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– Oui monsieur.

– Votre fille a quitté le domicile?

– Oui monsieur, depuis trois mois.

– Bien. On l'a retrouvée dans la Manche.

La mère a évité la syncope de justesse, le gendarme ayant tout de même pensé, en l'entendant crier, à préciser qu'il parlait du département. À seize ans, Olive est tombée amoureuse d'un garçon du village, Pascal, qu'elle connaissait depuis toute petite. Il était beau et sauvage, vivait quasiment dans la forêt, buvait beaucoup et avait une bite énorme. (Pour le prétendant dérouté qui tente éperdument de s'accrocher à sa méthode de séduction, ça ne met pas particulièrement en confiance.) Il était amoureux d'elle. Ils baisaient et se tapaient dessus sans arrêt. C'était la première fois qu'elle baisait de son plein gré avec un homme étranger à sa famille. Elle travaillait dans des bars, des restaurants, des boutiques de vêtements, des boulangeries, ne se faisait jamais virer (elle est très consciencieuse) mais partait toujours d'elle-même au bout de deux ou trois semaines. Pour assouvir l'appétit de Pascal, et le sien bien sûr, ils ont commencé à pratiquer l'échangisme en lisant les annonces de journaux spécialisés (Swing). Et quand elle a eu dix-huit ans, ils sont montés à Paris, où l'on trouve des couples disponibles en bien plus forte densité. Belle, très jeune et moins farouche qu'une poupée, Olive n'a pas tardé à découvrir un moyen de gagner pas mal d'argent facilement: elle s'est mise à poser pour des photos de charme – c'est-à-dire de cul. Ça marchait très bien. Quelques mois plus tard, elle est tombée amoureuse d'un autre homme, Bruno, un photographe qui l'avait baisée sur une table lors d'une soirée. Elle a quitté Pascal.

Un gamin de six ou sept ans se lève et va frapper à la porte des toilettes de l'indien. Depuis le temps que c'est occupé, il doit se demander si cette grande fille bizarre n'en est pas ressortie sans qu'il la voie. Eh non, mon petit bonhomme, moi non plus je ne comprends pas ce qu'elle fabrique là-dedans. Mes oreilles pâlissent lorsque j'entends Olive répondre d'une voix forte et claire:

– Oui, entrez.

Dans un rayon de trois tables, tout le monde ou presque se retourne vers la porte des chiottes. Je sens que si je parviens, par miracle aléatoire ou prouesse cupidonesque, à accrocher cette fille au passage, je vais vite m'habituer à cette situation embarrassante et me familiariser avec cette phrase qui nous suivra partout: «Tout le monde se retourne.»

Le petit ouvre la porte, entre comme s'il n'y avait personne à l'intérieur et referme derrière lui. Ils sont tous les deux dans les chiottes – que je sais exiguës. Pour m'entraîner en vue d'un éventuel avenir commun, je ne m'en étonne pas.

Après Pascal, Bruno jouait le rôle de son père. Il lui apprenait tout, lui donnait des conseils et des ordres, la grondait et la récompensait, la traitait tantôt comme une enfant tantôt comme un objet. Il prenait des centaines de photos d'elle, elle acceptait tout, se pliant au propre comme au figuré à toutes ses volontés. Elle avait enfin un père. Mais elle faisait régulièrement des crises – de colère, de nerfs, d'hystérie. Dans ces moments-là, ces moments de révolte, elle cassait tout autour d'elle, y compris la tête de Bruno. À vingt ans, elle s'est engagée comme mousse sur un voilier. Elle n'avait jamais mis un pied sur un bateau mais mentait bien et apprenait vite. Ils n'étaient que trois: le skipper, son second et elle. Au milieu de l'Atlantique, le skipper est entré dans sa cabine, a refermé la porte à clé et l'a violée. Elle a essayé de se débattre mais il était plus puissant qu'elle – avec des tatouages, peut-être. Quelques heures plus tard, cependant, il s'est fait éclater le nez par son second, qui connaissait les bonnes manières. Ils ont débarqué Olive à Saint-Martin, comme sur une île déserte, car une jolie fille sur un petit bateau ça ne peut rien donner de bon. Bruno lui a payé le retour en avion vers Paris. Il était amoureux d'elle. Elle le vénérait mais continuait à déjanter de temps en temps, comme une gamine qui n'en est plus une mais qu'on traite encore comme telle – et qui, elle-même, ne sait pas trop ce qu'elle est. Elle a trouvé un boulot de scripte sur des films X. Puis, pour respirer loin de Bruno, elle a travaillé deux mois sur un chantier naval à Saint-Nazaire. Elle est repartie en bateau, seulement jusqu'à Madère cette fois. Là-bas, elle a rencontré un vieux dandy libidineux qui voulait la sauter et l'a emmenée au Cap-Vert, où elle a passé trois semaines à se faire joyeusement défoncer par un plongeur local. Elle adorait ça. (C'est moi qui dois glisser des sous-entendus sexuels dans la conversation, c'est moi.) De retour à Paris, elle n'est pas restée longtemps dans les bras de Bruno. Elle dévastait tout dans l'appartement, les meubles et les vitres, avec ses poings et sa tête. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle se délivre. Sur l'invitation d'un ami de Bruno qui voulait la sauter, elle est partie travailler dans un pub à Oxford. Mais là, pas de bol pour l'ami, elle a rencontré un musicien très physique qui la baisait de tous les côtés (des sous-entendus, par pitié) et prenait tant de plaisir avec elle qu'il l'a emportée dans ses bagages à l'île Maurice. Mais au bout de deux semaines, il a téléphoné lui-même à Bruno de là-bas: «Écoutez, monsieur, rappelez-la, c'est une folle, une nymphomane, je ne peux plus rien faire.» Bruno a payé le retour en avion vers Paris. Il était amoureux d'elle. Il l'a remise à genoux (en lui demandant de se pencher un peu pour bien voir sa chatte par-derrière dans le viseur), elle a recommencé à obéir, à ramper et, dans ses rares moments de lucidité, à tout détruire autour d'elle. Dans le couloir de leur immeuble, elle s'est fait violer par un type avec un couteau. Elle n'a rien pu faire, mais dès qu'il a roulé sur le côté après avoir tiré son coup, vidangé, flasque, elle s'est levée, lui a donné un grand coup de pied dans les couilles et s'est sauvée. Au rez-de-chaussée, elle l'entendait encore gémir. Parce qu'elle aimait toujours autant ça, malgré tout, elle a déniché un travail d'hôtesse dans un club échangiste, le 2 + 2 («Je voulais voir des gens baiser comme des animaux, des porcs et des chiennes, ça m'excitait»). Elle devait s'habiller comme une pute de seconde zone. Un soir que Bruno la mitraillait dans une position particulièrement dégradante, elle a pété les plombs et lui est tombée dessus. Elle le frappait de toutes ses forces, hurlait, crachait, cognait son pire ennemi avec fureur, mais il ne réagissait pas (comme on fait avec les enfants énervés, en attendant que ça passe). Alors elle est allée chercher un couteau. Elle a passé trois mois en hôpital psychiatrique («Tous ces gens qui souffrent…» me dit-elle). Pendant ce temps, Bruno lui a cherché un studio. Il ne voulait plus vivre avec elle. Depuis des semaines, elle restait des journées entières prostrée chez lui dans un coin, sans bouger, lui tapait dessus quand la pression était trop forte, et ne sortait que pour aller au 2 + 2 ou pour se faire mettre par quelqu'un d'autre. Quand elle a quitté l'hôpital, groggy, elle s'est installée dans le XVIIe. Ça ne va plus très bien entre Bruno et elle mais ils se voient tout de même, surtout pour faire des photos. Comme il ne sait plus quoi lui dire ni quoi faire avec elle, il la déshabille, prend son appareil et s'accroche désespérément à son cul. Pour la retenir, pour la fixer, l'immobiliser dans un cadre. Mais elle ne sait pas vraiment. C'est peut-être elle, qui accepte ça pour ne pas le perdre, pour continuer à lui servir à quelque chose (au début de leur histoire, elle prenait aussi des poses obscènes, souvent humiliantes, pour l'intéresser). Le premier café qui ait attiré l'attention d'Olive dans le quartier a été le Saxo Bar.

Elle aime les vieux vêtements, les robes démodées et les tenues déplacées, les chaussures et les chapeaux, elle aime les livres, Bret Easton Ellis et Maupassant, elle ramasse tous les beaux objets qu'elle trouve par terre et conserve tous ceux qu'on lui donne, même les plus insignifiants, elle aime le Nutella et le camembert Lepetit, elle aime les bateaux, elle aime Aretha Franklin, Janis Joplin et les Rita Mitsouko, elle aime danser, dans les rues ou dans les bistrots mais pas dans les boîtes, elle aime les Gitanes, l'herbe et le shit, elle aime faire la cuisine et acheter des trucs, elle aime baiser, beaucoup, fort, avec ceux et celles qui l'attirent mais jamais lorsqu'elle peut en tirer d'autre profit que le plaisir, elle aime se faire sauter comme une salope à qui on peut tout faire, même du mal, sa position préférée est la levrette, elle aime se masturber, elle aime se faire sodomiser, elle aime Lee Miller et Gena Rowlands.

Elle se déteste. Elle se trouve minable. Si elle n'a pas d'amis, ce n'est pas un hasard. Elle ne connaît rien, elle ne s'intéresse à rien, elle ne fait rien, elle ne vaut rien, elle n'est bonne à rien. Juste à bouffer et à baiser. Elle n'a qu'un seul atout, ce qu'elle a entre les jambes, et encore elle ne pense pas être un très bon coup. Question pipes, par exemple, elle se trouve nulle. Elle s'estime heureuse de pouvoir au moins servir d'objet sexuel dont on fait ce qu'on veut. De pouvoir s'habiller en pute ou en star pour avoir l'impression d'exister un peu, en surface. De pouvoir se rendre utile en donnant quelque chose à voir, quelque chose à baiser. Sa mère avait raison, sa place est entre les tables, à servir les autres. Elle est stupide et méprisable. Elle ne peut pas vivre seule. Elle a besoin d'être assistée. Elle est lâche, elle ne fait jamais face aux problèmes. Elle est incapable de prendre une décision si on ne la pousse pas. Elle est incapable de téléphoner à EDF, de prendre un rendez-vous chez le médecin, de laver son linge si on ne la force pas. Elle se laisse faire. Elle a trahi les hommes qui l'aimaient, elle les a laissés tomber parce qu'on l'appelait ailleurs. Comme une serveuse de restaurant.

Pour un premier contact, je ne manque pas d'informations. Mais c'est trop d'un coup, pour moi: j'ai l'impression d'avoir été bombardé par des astéroïdes. Je suis sonné, je flotte la tête à l'envers dans l'espace, je mélange tout: elle s'est fait violer à Cherbourg par un sauvage de la forêt, elle a travaillé comme serveuse dans un bar à putes de l'île Maurice. Elle n'est toujours pas en face de moi, elle est aux toilettes et je finis par croire qu'elle n'en sortira pas. Un seul point fixe émerge encore de ce chaos aveuglant: elle aime Gena Rowlands. Et malgré la panique, j'ai su puiser dans mes plus profondes réserves de clairvoyance pour lui dire d'une voix probablement ridicule, méthodique, que j'avais une interview de Cassavetes en cassette à la maison. Une interview drôle et bouleversante. (Sincèrement.) Étant donné qu'elle retourne les usages comme des crêpes, je n'ai pas été surpris quand elle m'a demandé d'elle-même si elle pourrait venir voir cette cassette un jour. Oui, bien sûr, si tu veux. Mais qu'est-ce que je peux faire? La ramener chez moi et lui grimper dessus comme si elle était normale? Elle s'est fait tringler par des dizaines et des dizaines de mecs, dont certains avec des bites énormes qu'ils lui fourraient entre les jambes six ou sept fois par jour, des dizaines de mecs de plusieurs pays différents. Et ce n'est même pas ça… Si je croise Néfertiti revenue parmi les vivants, je vais essayer de la faire monter pour lui en mettre un coup? Je me sens tout petit. Elle s'est engagée comme matelot sur l'océan sans savoir naviguer, elle a fait des photos de cul en pensant à autre chose, elle tourne à peine la tête quand on se moque d'elle, elle s'est fait violer trois fois et tient encore bien debout – elle en parle comme si trois bourdons l'avaient piquée. Je ne peux pas toucher une fille comme ça. Elle n'est pas dans le même univers que moi, je n'arriverai jamais à l'atteindre – même si c'est juste pour la baiser. Tout le monde l'a baisée, pourtant. Mais je me demande comment. Elle semble loin, seule. Loin de tout. Elle m'intrigue, elle me plaît, elle me plaît, elle me fascine. Chez les scouts, m'a-t-elle appris, on l'appelait Autruche Sans Mesure. Ils sont forts, ces scouts. Autruche sans mesure. Je voudrais que tu me regardes, Autruche. Je voudrais m'approcher de toi, Olive. Entrer dans ton monde sans mesure. Comment faire? Qu'est-ce que je vais faire? J'ai trop mangé, j'ai mal au ventre.

Néfertiti revient des toilettes avant le gamin, s'avance vers moi en équilibre, se pose sur la chaise et baisse aussitôt les yeux vers son mystère. Moi, je ne viendrai jamais à bout de cette tarte aux pommes. Je lui proposerai de la finir. Ça lui fera plaisir.

– Je n'ai pas été trop longue?

– Non, non. Je pensais à Cassavetes. Le petit est entré avec toi?

– Le petit? Ah… Oui, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'étais toute nue et quand on a frappé…

– Tu veux un morceau de ma tarte? Tu étais toute nue dans les toilettes?

– Merci. Oui, j'ai changé de culotte, l'élastique ne tenait plus. J'en avais une dans mon sac, que j'ai achetée cet après-midi chez Tati.

– Ah, d'accord.

– Donc j'ai accroché mon manteau derrière la porte, et quand j'ai entendu frapper, je ne sais pas pourquoi, une sorte de réflexe, j'ai dit «entrez». Je pensais à autre chose.

– Tiens, finis-la, si tu veux. Mais tu n'avais pas fermé à clé?

– Non, je ne ferme jamais les chiottes à clé. Depuis toute petite. Si je pouvais carrément laisser la porte ouverte, je me sentirais encore mieux. Mais dans un restaurant, ça ferait bizarre.

– Oui.

– Moi je m'en fous, qu'on me voie pisser, mais c'est pour les gens.

– Eh oui, c'est surtout ça.

– Bref, le petit est entré – heureusement que c'était un petit, d'ailleurs -, j'étais en train de chercher la culotte dans mon sac, il m'a regardée comme si j'étais une sorte de dame pipi futuriste mais il ne s'est pas démonté: il a ouvert sa braguette et il a pissé comme si je n'étais pas là. Il s'est quand même retourné pendant que j'enfilais ma culotte, pour voir une grande toute nue, et du coup il en a mis partout à côté.

Quand on se lève pour partir, Olive remet son grand bonnet en lapin, range son éventail dans son sac et ses Gitanes dans sa poche, referme un bouton de son manteau et salue tous nos voisins de table – «Au revoir, au revoir, au revoir». Ceux qui dînaient derrière nous lui répondent, vaguement surpris tout de même par cette soudaine et inhabituelle éclosion de politesse (heureux cependant de pouvoir dire «au revoir», on le sent), mais la poule rouge à grosse gorge qui s'est moquée de son éventail garde les yeux fixés bien droit devant elle – elle serre probablement les fesses. Olive la dévisage un instant, comme si elle ne pouvait croire à tant de grossièreté, elle attend deux secondes encore une réponse, je la devine sur le point de laisser échapper quelque chose comme connasse, mais elle se contente de montrer les dents comme elle fait lorsqu'elle est énervée ou frustrée, avide de quelque chose, et se dirige vers la porte en secouant la tête.

Sur le trottoir, c'est le cauchemar. Le serveur vient de refermer la porte derrière nous après nous avoir serré la main, la lumière est de l'autre côté maintenant, nous sommes seuls et immobiles dans la rue sombre. Je ne peux pas proposer à Autruche Sans Mesure de monter, c'est au-dessus de mes forces. Je pense qu'elle me rirait au nez – non, elle ne se doute pas de ce que je ressens envers elle, elle penserait que je veux seulement la sauter et accepterait sans doute (c'est si simple, d'habitude, ça s'enchaîne tout seul comme à l'usine – mais cette fois je ne peux pas, inutile de se poser de questions, je suis mort de peur). Je suis statufié dans la nuit sur le trottoir (non pas une statue auguste et gracieuse – j'aimerais, pourtant, ça poserait son homme – plutôt une masse gluante figée, difforme et pâteuse), elle me regarde avec patience et bienveillance mais je préférerais qu'elle dise un truc. Je me souviens avec horreur qu'elle est incapable de prendre une décision si on ne la pousse pas. Que faire? Le goudron fond sous mes semelles, m'englue les pieds, remonte chaud dans mes jambes, mes couilles qu'il fait fondre, mon ventre qu'il brûle et ballonne, grimpe gluant le long de ma colonne vertébrale et se solidifie dans mon crâne. C'est désagréable. Je ne suis plus le danseur léger que j'étais. Et puis non, décidément, j'ai trop bu et trop mangé, c'est sûrement ça: je suis lourd et mou, sans volonté. Je suis apprivoisé, excité, ivre et amorphe. Elle peut faire de moi ce qu'elle veut. Elle cligne des yeux comme si elle se réveillait:

– Tu peux me la montrer maintenant, l'interview de Cassavetes?

Dans la salle de montage improvisée chez lui, Cassavetes hilare explique au journaliste que le crédit est une invention formidable qui permet de tout faire. On peut acheter ce qu'on veut sans se casser la tête, il serait ridicule de ne pas en profiter. L'argent se trouve partout. Et c'est pareil pour ce qui va autour: il suffit de prendre tout ce qu'on peut ramasser ou tout ce qu'on nous offre et d'envoyer le reste au diable. Il donne envie de vivre facilement.

Assise près de moi sur le canapé, Autruche Sans Mesure ouvre de grands yeux et sourit à l'écran. Le jeune Cassavetes un peu défoncé, enthousiaste et vorace, lui donne envie de vivre facilement. Elle se méprise mais j'imagine qu'elle ne demande qu'à manger ce qu'il y a sur les tables de l'immense restaurant dans lequel elle ne se croit que serveuse. Les paroles, les gestes et les rires que diffuse la télé semblent pénétrer directement dans son sang, comme des ondes radioactives. Elle assimile vite, je sens sa structure moléculaire se modifier à côté de moi. Et lorsqu'elle tourne la tête vers moi, je vois du plaisir et de la confiance éclairer son visage, je vois de l'envie dans ses yeux, de l'envie de vivre facilement. Oui, je veux bien qu'elle vive facilement avec moi, je suis là pour ça. J'essaie de faire passer cette réponse dans un sourire, un beau sourire oui d'accord, mais j'ai du mal – je dois ressembler à Clark Gable en moche. Il faut pourtant que j'en profite pour lui révéler mes sentiments d'une manière ou d'une autre, ce serait trop bête: je vois sa culotte.

Il y a très peu de filles comme ça et elles traversent notre vie en un éclair: il faut être vif et les attraper au vol sinon elles passent en trombe et filent comme des flèches à des milliers de kilomètres de nous. Elles font cent fois le tour de la terre dans leur vie, on les voit à peine à l'œil nu. Si je ne la ceinture pas tout de suite, je ne garderai en mémoire de son passage près de moi qu'une vague lueur rouge en rémanence, une odeur de cuir, et je me demanderai si je n'ai pas rêvé.

J'ai regardé ce reportage sur Cassavetes plus de vingt fois mais il me fait toujours le même effet. C'est pourquoi, même si j'ai rarement connu de situation plus délicate (la tension est insoutenable, le poids de l'enjeu m'écrase, je veux de l'amour), je parviens à soulever ma main de trois cents tonnes et la pose sur la partie la plus charnue de sa cuisse nue comme un éléphant de cirque pose la patte sur le ventre du dompteur allongé. C'est fragile, doux, chaud. Ma grosse main de paysan ronfle à trois ou quatre centimètres de sa culotte neuve de chez Tati… (si encore j'avais mis les pieds une seule fois dans ma vie à la campagne, ça pourrait faire pittoresque). Enfin, c'est certes un peu primaire et rustre, mais c'est ainsi que, pour la première fois de ma vie, je déclare ma flamme à quelqu'un. Je tremble et j'ai l'impression que les vibrations se répercutent dans tout l'appartement.

J'ai reproduit ce geste (communément appelé «prise de la cuisse») des dizaines de fois, souvent d'ailleurs devant Cassavetes, dans la plus grande insouciance: ça marchait quasiment toujours, je le savais (c'est comme une bonne clé au bras en lutte gréco-romaine), et au pire je me serais pris une tarte en contre-attaque – ce qui n'est pas très douloureux. Mais jamais encore je ne me suis senti aussi ému, aussi agité. Ma main sur elle, je suis un démineur débutant qui vient de toucher un fil d'une bombe dont il n'a pas étudié le modèle à l'école.

Elle ne dit rien, continue à fixer l'écran en souriant radieusement comme une petite fille qui découvre le fonctionnement simpliste d'un automate hideux qui lui faisait peur, et écarte légèrement les jambes pendant que Cassavetes explique comment il faut faire. J'en étais sûr, je savais qu'il m'apporterait autre chose qu'un peu de plaisir pour une nuit de temps en temps, qu'il reviendrait un jour me rendre un véritable service, par-delà la mort. Merci.

Soudain, je me fige (ce qui n'est pas une mince affaire car j'étais déjà très figé depuis quelques instants): comment n'y ai-je pas songé plus tôt? Il était évident qu'elle n'allait pas protester. Elle s'allonge dès qu'on le lui demande gentiment, elle a écarté les genoux pour quelques billets, sur fond de papier peint rayé crème et mauve dans des chambres d'hôtel minables, devant des pseudo-photographes qui se branlaient les jambes fléchies et les yeux exorbités, elle s'est laissé besogner laborieusement par des fonctionnaires et des agents commerciaux trop gras afin que son mec puisse se taper leur femme, même lorsqu'on la viole elle ne se scandalise pas beaucoup – et elle va protester parce que je touche timidement sa cuisse? Je ne sais pas où j'ai la tête, je perds mon bon sens, je ne connais plus rien aux femmes.

Mais que faire pour en savoir plus? Je peux approcher ma main de sa culotte mais ça ne m'avancera pas à grand-chose, si on peut dire. Je ne vais pas me mettre à la branler pendant l'interview, ça risque de rompre le charme. Et puis ce qui se passe sur l'écran a vraiment l'air de l'intéresser, je vais la déranger. D'un autre côté, je me sens un peu grotesque, comme ça: je me tiens bien droit sur le canapé, avec juste ce bras ridicule tendu vers sa jambe comme un organe incongru et démesuré qui sortirait de mon corps. J'ai l'impression qu'il fait deux mètres de long et trente centimètres de diamètre, mon bras; qu'il me déséquilibre et risque de me faire tomber sur elle. Et cette main pesante et mollasse qui ne bouge pas plus qu'un foie de veau: je lui foutrais des coups. Je me demande même avec horreur si cette main foie de veau n'est pas en train de devenir… moite. Non, par pitié, non. Pas moite, pas moite.

Olive écarte encore les cuisses et se rapproche de moi. Ce n'est plus une concession, c'est un consentement – distraitement accordé (comme si elle bougeait dans son sommeil), mais ça compte quand même. Je devine le paradis terrestre sous le tissu fin de la culotte. Quelques secondes plus tard, elle pose doucement sa main sur la mienne, toujours sans détacher son regard de la télé. Elle me caresse sans paraître s'en rendre compte, comme on caresse son chat sur ses genoux ou son vieux mari assoupi, machinalement. Ce geste est si simple, si naturel, que je ne sens plus mon bras monstrueux. Je ne sens même plus le poids de mon corps. Je n'existe plus que par elle, comme un vieux chat assoupi sur ses genoux.

Émergeant de ma rêverie au bout d'un moment, je m'interroge: n'essaie-t-elle pas d'attirer ma main vers sa culotte, depuis cinq minutes? C'est peut-être une illusion, mais il me semble qu'elle force plus dans un sens que dans l'autre. Pas sûr… Si c'est le cas, je dois avoir l'air particulièrement débile, à résister ainsi. Mais sinon, je vais gâcher cet instant de bien-être domestique en essayant de lui insérer mes gros doigts dans le vagin. Je vais arrêter de me poser des questions, ce sera plus pratique. Je fais un effort pour m'intéresser de nouveau à ce que dit Cassavetes et me mets à caresser la cuisse d'Olive le plus machinalement possible.

Dans la seconde partie du reportage, il est plus âgé. Il paraît aussi plus triste, plus résigné, plus fatigué. Il se sait sans doute malade. A ses côtés, Gena Rowlands le regarde avec tendresse, avec amour et compassion. Il semble avoir perdu quelques illusions, comme tout le monde.

Près de moi, je sens Olive faiblir, mollir. Je la sens physiquement dépérir, comme une plante qu'on prive de lumière. Ce n'est pas bon du tout. Quand apparaît le générique, elle bâille. Elle bâille encore tandis que les noms que nous voyons défiler sans les lire défilent. Je continue à lui caresser doucement la cuisse et l'angoisse me saisit peu à peu. Nous ne parlons pas. Bientôt, il y aura de la neige sur l'écran que nous fixons – et que nous fixerons encore? Elle bâille à s'en décrocher la mâchoire. D'une part je dois trouver un moyen d'enchaîner, d'autre part je dois réussir à la tirer de la torpeur qui s'empare visiblement d'elle après l'excitation du reportage, comme après un bon repas. Passer enfin mes doigts sous la culotte pourrait me permettre de faire d'une pierre deux coups. Mais si je m'agite sur sa chatte comme un furieux dès la fin du générique, ça n'aura rien de naturel. Ce sera comme si j'avais impatiemment attendu le top départ, ou comme si je me démenais rageusement entre ses jambes pour tenter de la réveiller coûte que coûte.

Elle bâille à s'en ouvrir le crâne en deux. Enfin j'aperçois la solution qui se dressait devant moi, flagrante, depuis un bon moment (un cerf brame à pleins poumons, tire la langue et fait des claquettes pendant cinq minutes en face d'un chasseur, et celui-ci grommelle «Ah mais c'est pas vrai, je vais pas trouver la moindre bestiole à tirer, aujourd'hui!»).

– Tu bâilles… Tu as sommeil?

– Un peu, oui.

– Tu peux dormir ici, si tu veux. Ce n'est pas un piège, hein, on n'est pas obligés de baiser. On dort, c'est tout.

– Oui, d'accord.

Transporté d'allégresse conjugale, je fonce (sans en avoir l'air) vers la chambre pour allumer la lampe de chevet et vérifier que nulle part ne traîne un vieux caleçon, un soutien-gorge ou un magazine de cul – ce n'est pourtant pas ça qui la gênerait, mais c'est un réflexe acquis. Je jette même un coup d'œil dans le cendrier posé au pied du lit, que je vide rarement, pour voir s'il n'y a pas de traces de rouge à lèvres sur un mégot.

J'ai à peine le temps de relever les yeux que je la vois passer la porte de la chambre, entièrement nue – même si elle ne portait pas grand-chose sur elle, je n'ai jamais vu quelqu'un se déshabiller si vite, c'est à en perdre la tête. Elle me sourit comme si je l'avais déjà croisée cent fois ENTIÈREMENT NUE (sapristi!) mais ce n'est pas le cas et je dois réunir en une fraction de seconde dans les petites veines tortueuses de mon cerveau tout ce qui me reste de sang-froid pour ne pas pousser un hurlement d'admiration ni tomber en arrière comme un épouvantail foudroyé. Je ne peux pas décrire son corps pour l'instant, il est (pour moi) d'une beauté proche de la pure abstraction.

Je fais de mon mieux pour lui rendre son sourire décontracté. Elle s'allonge sur le lit, ne rabat pas la couette sur elle, et tourne vers moi un regard qui n'a rien d'énigmatique. Il s'agit maintenant de la rejoindre. De toute évidence, nous allons coucher ensemble pour la première fois. Je suis anxieux. Mais mon oncle connaît la vie: