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– Oh mais oui, bien sûr.
Depuis notre réveil, je me posais la question inconsciemment (du moins sans vraiment oser me l'avouer). La réponse, en revanche, je me la répète plusieurs fois: oui, oui, elle se lave, oui, elle se lave, elle se lave, c'est une bonne chose, ouf. Et elle ne se lave pas à moitié: j'entends couler la douche pendant plus d'une demi-heure.
Le téléphone sonne. C'est mon amie Puppinck, qui écrit des livres. Une timbrée intelligente et drôle, dont j'ai le plus grand mal à me convaincre qu'elle a plus de dix ou onze ans. Elle me demande de mes nouvelles, m'en donne d'elle et de ses enfants, et veut savoir si je peux venir dîner dimanche soir dans son jardin à Joinville, avec quelques amis à elle. Je lui réponds que je ne sais pas, qu'il faut que j'en parle à ma fiancée. Elle reste muette durant plusieurs secondes, n'en croyant pas son oreille, puis:
– QUOI?
Je lui explique que tout arrive (ce qu'elle comprend facilement, car ce n'est pas une découverte), même aux plus engourdis d'entre nous, et que je suis soudain pris d'un bel amour pour une jeune et grande blonde qui lit beaucoup, mange beaucoup, voyage beaucoup, danse beaucoup, dort beaucoup et baise beaucoup (Olive vient d'entrer dans le salon mais, curieusement, je ne suis pas gêné d'avouer devant elle l'état d'euphorie romantique dans lequel elle me propulse- je ne dis pourtant jamais ce que je pense face aux personnes concernées (je ne pourrais dire exactement dans quelle mesure, et cela paraît sans doute assez simpliste, mais depuis la scène «Amour et Nature» dans la salle de bains, tout à l'heure, il me semble que quelque chose s'est débloqué entre nous – la trivialité de la cause n'ayant pas d'incidence sur la valeur de l'effet -, qu'une mince paroi vitrée s'est désintégrée et que nous pouvons désormais tout dire et tout faire sans aucune crainte, sans aucune réserve – ce n'était qu'une histoire de chiottes, mais voilà)).
Après s'être longuement étonnée et même émerveillée de ma nouvelle situation sentimentale (pourquoi, sur le formulaire des impôts par exemple, ne nous demande-t-on que si l'on est marié, divorcé, célibataire ou veuf? – je serais tellement fier de pouvoir enfin cocher la case «Amoureux»), Puppinck m'apprend qu'elle vient de commencer un nouveau roman. Depuis de nombreux mois, elle errait dans les plaines brumeuses de l'indolence, de l'inertie, de l'indécision. À mon tour, je me réjouis pour elle.
Tandis qu'elle me parle d'innombrables projets avortés, je vois Olive qui prend des cachets, de deux sortes différentes, ainsi que des gouttes qu'elle dilue dans un verre d'eau. Malgré moi, je fronce les sourcils.
Qu'est-ce que c'est? Je lui poserai la question dès que j'aurai raccroché. Elle est fatiguée? Anémique? Fiévreuse? Elle me répond que ce sont des médicaments qu'elle prenait lors de son long séjour en psychiatrie, au début de l'année. Elle ne sait même pas vraiment de quoi il s'agit, des antidépresseurs, des anxyolitiques ou des antidélirants, mais elle ne doit pas arrêter le traitement. «Sinon je déraille et je pète les plombs.»
Je la regarde avaler le verre d'eau à petites gorgées, cette histoire finira mal, et je demande à Puppinck quel est le sujet de son livre. Elle m'explique qu'elle vient à peine de commencer, qu'elle sent que cette fois elle va poursuivre mais qu'elle ne sait pas vraiment dans quelle voie ni ce que ça donnera. Elle me raconte la première scène: c'est une jeune femme qui roule sur une nationale en pleine campagne, seule dans sa voiture. Elle écoute de la musique classique et fume une cigarette. Elle aperçoit quelque chose qui bouge à gauche de la route, elle va trop vite pour se risquer à freiner, elle écrase un lapin.
L'après-midi, je me rends chez le dentiste. Je suis déjà allé quelques fois chez lui (quand j'ai emménagé dans le quartier, je l'ai choisi comme le médecin à qui j'ai montré ma bite douteuse: c'est la première plaque de dentiste que j'ai trouvée sur mon chemin) mais je n'y suis pas retourné depuis des lustres. C'est un dingue. Un jour, je suais de panique dans la salle d'attente (aller chez le dentiste n'est pas mon hobby – je suis un marginal) quand j'ai entendu des hurlements de femme qui provenaient de son cabinet. Aussitôt, il s'est mis à réciter, d'une voix puissante et incantatoire, une voix de possédé: «Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifé, que ton règne vienne, QUE TA VOLONTÉ SOIT FAITE SUR LA TERRE COMME AU CIEL!!!»!! déclamait la prière de plus en plus fort pour couvrir les cris épouvantés de la malheureuse, qu'il devait fermement maintenir clouée sur le siège. Quelques minutes plus tard, par la porte entrebâillée, je l'ai vue passer dans le couloir, voûtée et cacochyme. C'était une bonne sœur. Une autre fois, il a commencé à me dévitaliser une dent (le genre de travail au cours duquel on peut difficilement faire machine arrière) parfaitement saine. Une dent qui ne m'avait jamais rien fait – mais voisine immédiate, je dois à l'honnêteté de le reconnaître, de celle qui me tourmentait. Il a tout de même eu la lucidité de s'excuser: «Oh je suis désolé…, Mais vous savez, une dent dévitalisée, c'est toujours une dent de moins qui risque de vous faire souffrir. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit. Je ne vous facturerai pas cette petite erreur, allez. Il ne faut pas trop m'en vouloir si je n'ai pas vraiment la tête à ce que je fais, je pars en vacances ce soir.»
J'entre dans la salle d'attente aussi détendu que d'habitude – je tremble, je suis vide, tous mes nerfs sont regroupés au fond de moi en petite pelote peureuse, sur la défensive. Je bredouille un bonjour général (les gens passent leur vie à se croiser sans se voir, à se lancer des œillades méfiantes dans le meilleur des cas, mais si on ne salue pas en entrant chez un médecin ou un dentiste, si on ne salue pas ses compagnons d'infortune, on passe immédiatement pour asocial et haineux) et je me glisse comme un lépreux jusqu'à une petite chaise en bois peint, avec cet agaçant sentiment de honte et de décalage que j'ai toujours en pénétrant dans ces endroits-là.
Trois personnes passeront avant moi: un vieux Chinois bourré de tics qui lit fort consciencieusement Cuisine actuelle; une femme dramatiquement abattue, qui doit avoir trente ans mais en paraît quarante-cinq (les cheveux ternes et secs, les yeux dévastés, les seins pendants et les jambes lourdes, elle fixe hypnotiquement le lino à deux pas devant elle) et dont les deux gosses depuis longtemps livrés à eux-mêmes, sales, braillards, psychopathes, déchirent rageusement les pages des albums pour enfants posés sur la petite table de plastique rosé qu'on trouve, sinistre et patiente, dans toutes les salles d'attente; enfin une Antillaise à peu près bicentenaire, antiquement triste, qui ne bouge pas plus qu'une statue de Mathusalem et qui, au vu de sa bouche fossile entrouverte, semble avoir autant besoin d'un dentiste qu'un squelette d'un dermatologue.
Je ne les observe qu'à la dérobée. Comme dans tous ces lieux où le temps est suspendu avant l'horreur, je n'ose pas bouger d'un poil, pas même tendre un bras pour attraper un Elle ou un Paris-Match (je fais mine de réfléchir intensément), tant je me sens déplacé ici, tant je crains de les importuner, de les dresser contre moi, tous ces gens qui souffrent.
Les murs ressemblent à tous les murs conçus pour servir de supports à l'attente. On y a punaisé quelques affiches, des dessins de dents vues en coupe et des photos de gencives tuméfiées, pour qu'on ne regrette pas d'être venu (car nombreux sont ceux qui doivent crever d'envie de filer au dernier moment), un poster des falaises d'Étretat, astucieusement subliminal, une photo aérienne du lac de Genève, pour éviter les crises de nerfs, une reproduction du clown de Bernard Buffet, pour les enfants (on s'étonne qu'ils deviennent psychopathes), et une jolie petite aquarelle, deux lapins qui s'embrassent.
Au fur et à mesure qu'elle se vide, la salle d'attente se remplit. Le Chinois convulsif, l'ancêtre édentée, la mère apathique et ses deux gniards féroces ont été remplacés par un petit bonhomme timide en costume taché, une grosse fille myope avec une balle de golf dans la joue et un couple de vieillards qui se font la gueule.
– Monsieur Colas?
Le dentiste a passé sa bonne tête de calcaire poncé dans la pièce (sans y mettre les pieds, comme s'il trouvait que c'était sale) et m'appelle presque à voix basse, sur un ton mielleux et fourbe.
– Bonjour docteur.
En lui serrant la main, je me rends compte qu'il a oublié d'ôter ses gants de caoutchouc. Mais je baisse les yeux et, non, il ne les porte pas. Ce sont ses vraies mains.
Tout en me demandant ce que je deviens, pourquoi j'ai mis tant de temps à revenir le voir, bla bla bla, il me guide dans le couloir vers son cabinet, en m'indiquant la route d'une main – je sais pourtant parfaitement où se trouve la salle de torture, ça ne s'oublie pas – et même en me contrôlant discrètement de l’autre, dans le dos, comme si je risquais de donner un coup de reins brutal et de le bousculer pour essayer de m'introduire dans une autre pièce. Il continue à me poser des questions idiotes pour distraire mon attention, et qu'est-ce que vous allez faire cet été (rien), et comment va votre chat (bien), tout en m'amenant sournoisement vers le siège de cuir crème, il dit «Installez-vous» comme s'il ne faisait que toussoter et je me retrouve à l'horizontale puis carrément la tête plus bas que les pieds avant d'avoir compris ce qui m'arrivait. Je me fais avoir à chaque fois (je suis ici pour ça, évidemment, je ne comptais pas visiter et ressortir, mais c'est tout de même rageant). Les jambes en l'air, je ne peux plus me sauver. Par conséquent, le ton change.
– Bon. Qu'est-ce qui vous amène?
– Euh… Je viens vous voir parce que j'ai mal aux pieds.
Je devrais savoir que l'heure n'est plus au badinage.
– Je vois que vous n'avez pas perdu votre humour. Alors, laquelle?
C'est l'instant que choisit la vieille assistante satanique pour apparaître, surgie de nulle part (ils sont malins: si le patient l'aperçoit en entrant et que par hasard il possède une arme, il dégaine par réflexe et la crible de balles). Si on parvient, grâce aux techniques modernes, à combiner en un seul être la fée Carabosse, Mike Tyson et Adolph Hitler, la chose ainsi créée devrait étonnamment ressembler à Andrée – c 'est ainsi que se nomme l'immonde. Elle ne m'adresse jamais la parole, pas bonjour, rien: inutile de perdre du temps à m'amadouer, je suis déjà à sa merci quand elle arrive. L'œil incandescent, elle fonce vers moi et m'enfonce un crochet aspirant dans la gorge – c'est du moins ce qu'elle voulait faire, mais je ferme la bouche à temps pour qu'elle n'y entre pas la main. En arrière-plan, ce salopard de dentiste enfile ses gants. Il se retourne vers moi en souriant comme un bourreau sous ecstasy, s'empare d'une sorte de perceuse ingénieusement miniaturisée et m'écarte les mâchoires d'une main puissante. La grosse lampe ronde que l'atroce Andrée braque sur mon visage m'aveugle. Je tourne mes gros yeux affolés de tous côtés mais il n'y a rien. Je suis prisonnier dans leur royaume de lumière blanche et d'acier. Et s'il m'arrive quoi que ce soit, ce ne sont pas les deux vieillards, le petit timide et la grosse myope de la salle d'attente qui vont venir me délivrer. Tu parles. Ils resteront tapis là-bas comme des belettes terrifiées.
Alors que je me crois perdu, le tortionnaire interrompt son geste et m'accorde un sursis, sans doute par sadisme.
– On va faire une radio, parce que ça m'a l'air salé.
Andrée file sans même que son maître ait besoin de lui donner d'ordre précis. Elle revient en trombe avec un petit carré de pellicule qu'elle lui tend fièrement. Il me le fourre entre les dents – je résiste à l'envie de le mordre car il n'hésiterait pas à me gifler – et le plaque contre ma gencive.
– Tenez-le.
Salaud, salaud. Il me force à participer à mon supplice. Il approche de ma tête un gros tube reptilien et BZZZ un faisceau de rayons ultranocifs me transperce la joue. Je n'ai rien senti, c'est diabolique. En attendant que la radio soit développée, il quitte la salle de douleur, suivi au millimètre par une Andrée qui semble montée sur roulettes – et que je crois entendre marmonner.
Le répit est de courte durée, je n'ai que le temps de penser au visage mélancolique et enfantin d'Olive, à son corps qui danse, à ses culottes et à ses hurlements, ils reviennent d'un même pas et le couperet tombe aussitôt.
– Il faut l'enlever, monsieur Colas. Elle est foutue, complètement bouffée de l'intérieur, on ne peut rien faire d'autre.
– …
– Je veux bien essayer une couronne, mais ça va vous coûter bonbon et ça ne tiendra pas six mois.
– …
Je refuse de parler, avec ce gros crochet dégueulasse qu'ils ont oublié dans ma bouche, on ne comprendrait rien – je suis suffisamment humilié comme ça. De toute façon, même en réfléchissant le plus calmement possible, je n'ai pas grand-chose à dire.
– Il fallait venir me voir plus tôt.
Sûrement, tiens. Allez, règle-moi mon compte, venge-toi de ma trop longue absence, arrache cette dent qui s'est décomposée en traître et laisse-moi repartir à toute vitesse, adieu.
On sent que le grand moment approche. Andrée en devient presque frétillante, bondit de tous côtés, s'agite comme une araignée qui vient de voir un moucheron empêtré dans sa toile – enfin un peu de piment dans la journée -, tandis que le dentiste ajuste ses gants et vérifie que tous ses instruments de pointe sont bien en place, posément, froidement, en prenant son air des grands jours, son air de chirurgien-dentiste. Je vais déguster. Mais ils ont affaire à un coriace. J'ai du cran à revendre.
– Je vous anesthésie?
Non, tu n'as qu'à me mettre un bon coup de poing sur la tempe ou me donner une grande rasade de rhum, ensuite tu vas chercher une pince dans ta caisse à outils, tu grimpes sur le siège, tu t'arc-boutes et tu tires de toutes tes forces en poussant des grognements, ça ira.
Il plonge ses gros doigts caoutchouteux dans ma bouche, me déforme les lèvres comme s'il essayait de les étirer jusqu'à mes oreilles pour les y accrocher, et me plante dans la gencive une aiguille qui me fait l'effet d'un clou. J'ai mal, Seigneur. Et je sens du liquide qui dégouline partout.
– Oups, raté.
Du coin de l'œil, je vois Andrée qui grimace. Son chef a commis une boulette, c'est inhabituel. Elle n'aime pas ça. Mais elle le connaît bien, depuis le temps qu'ils bossent ensemble, elle sait qu'au prochain coup il sera impérial. Le dentiste secoue légèrement la tête (comme s'il se disait «T'es pas concentré, nom d'un chien. Réveille-toi, mon vieux!») et me repique derechef. Mais je l'attendais, celle-là. Même pas mal. Si, un peu. Mais je suis coriace.
– Ce coup-ci, c'est bon.
Si Andrée avait un chapeau, elle le lancerait en l'air. Elle est heureuse et soulagée, son homme s'est rattrapé, et avec la manière! Elle en était sûre. Je l'imagine recouvrant son visage avec le bas de sa blouse, comme font les footballeurs, et se mettant à courir en rond dans la pièce en faisant l'avion avec les bras. Le redoutable Anesthésior pique encore une fois de l'autre côté de la gencive, pour assurer. Je suis coriace mais je vais tomber dans les pommes d'une seconde à l'autre, car ça fait mal.
Après une attente interminable («Faut le temps que ça prenne») durant laquelle nous restons tous les trois à nous observer en chiens de faïence (ou plutôt: eux en pittbulls, moi en cocker de faïence), on peut enfin attaquer. Eux, surtout.
– Coton, Andrée.
Elle gicle sur le côté vers un meuble de rangement, sort quelques petits rouleaux de coton d'un tiroir avec la précision et la rapidité d'un caméléon qui attrape un insecte avec la langue, fuse en retour vers le dentiste et les lui tend comme des objets sacrés. Il m'en farcit la bouche, m'en coince partout, entre la gencive et la joue, entre la langue et la gencive, et vas-y, bourre-moi, tant que ça rentre faut pas avoir peur d'en mettre. Ça y est, ouf, c'est plein. Je dois ressembler à Marlon Brando en malade.