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sourire, et il entendrait sa voix. Quel bonheur ! quel bonheur ! Il la sentait proche, quelque part, introuvable, invisible encore, mais pensant à lui, sachant aussi qu’elle allait le revoir.
Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien qu’un dôme d’ombrelle, glissait là-bas au-dessus d’un massif. C’était elle sans aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceau devant lui ; puis deux dames, – il la reconnut, – puis deux hommes : son père et un autre monsieur. Elle était tout en bleu, comme un ciel de printemps. Ah ! oui ! il la reconnaissait sans distinguer encore ses traits ; mais il n’osait point aller vers elle, sentant qu’il allait balbutier, rougir, qu’il ne saurait expliquer ce hasard sous l’œil soupçonneux de M. de Pradon.
Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesse levée, tout occupé, semblait-il, à contempler l’horizon. Ce fut elle qui l’appela, sans même prendre la peine de jouer la surprise.
– Bonjour, Monsieur Mariolle, dit-elle. C’est superbe, n’est-ce pas ?
Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre et balbutiait :
– Ah ! vous, madame, quelle chance de vous rencontrer ! J’ai voulu connaître ce délicieux pays.
Elle reprit en souriant :
– Et vous avez choisi le moment où j’y suis. C’est tout à fait aimable de votre part.
Puis elle présenta :
– Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle ; ma tante, Mme Valsaci, mon oncle qui fait des ponts.
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Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme se donnèrent une froide poignée de main, et on continua la promenade.
Elle l’avait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un très rapide regard, un de ces regards qui ont l’air d’une défaillance.
Elle reprit :
– Qu’est-ce que vous pensez de ce pays ?
– Moi, dit-il, je crois que je n’ai jamais rien vu de plus beau.
Alors elle :
– Ah ! si vous y aviez passé quelques jours comme je viens de le faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est d’une impression inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur les sables, ce grand mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout ça deux fois par jour, et si vite, qu’un cheval au galop ne pourrait pas fuir devant lui, ce spectacle extraordinaire que le ciel nous donne pour rien, je vous jure que ça me met hors de moi. Je ne me reconnais plus. N’est-ce pas, ma tante ?
Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguée dame de province, épouse estimée d’ingénieur en chef, hautain fonctionnaire impurifiable de la morgue de l’École, avoua que jamais elle n’avait vu sa nièce dans cet état d’enthousiasme.
Puis elle ajouta, après réflexion :
– Ça n’est pas étonnant d’ailleurs quand on n’a guère regardé et admiré, comme elle, que des décors de théâtre.
– Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.
La vieille dame se mit à rire.
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– À Dieppe et à Trouville on n’y va jamais que pour retrouver des amis. La mer n’est là que pour baigner des rendez-vous.
Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.
On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblement les pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin, comme des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblait étendre un drap d’or fin, transparent et léger, derrière la haute silhouette de l’Abbaye, qui s’assombrissait de plus en plus, pareille à une châsse gigantesque sur un voile éclatant. Mais Mariolle ne regardait plus que l’adorée figure blonde qui passait à son côté, enveloppée dans un nuage bleu. Jamais il ne l’avait vue si délicieuse. Elle lui semblait changée sans qu’il sût en quoi, fraîche d’une fraîcheur imprévue répandue sur sa chair, dans ses yeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme, d’une fraîcheur venue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette verdure. Jamais il ne l’avait connue et aimée ainsi.
Il marchait à côté d’elle, sans trouver rien à lui dire ; et le frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras, la rencontre, si parlante, de leurs regards, l’anéantissaient complètement, comme s’ils eussent tué en lui sa personnalité d’homme. Il se sentait soudain détruit par le contact de cette femme, absorbé par elle jusqu’à n’être plus rien, rien qu’un désir, rien qu’un appel, rien qu’une adoration. Elle avait supprimé tout son être ancien comme on flambe une lettre.
Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante, et touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de mer plein de rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point :
– Je suis si contente de vous voir !
Tout de suite elle ajouta :
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– Combien restez-vous de temps ici ?
Il répondit :
– Deux jours, si aujourd’hui peut compter pour un jour.
Puis, se tournant vers la tante :
– Est-ce que Mme Valsaci consentirait à me faire l’honneur de venir passer la journée de demain au Mont Saint-Michel avec son mari ?
Mme de Burne répondit pour sa parente :
– Je ne lui permettrai pas de refuser, puisque nous avons la chance de vous rencontrer ici.
La femme de l’ingénieur ajouta :
– Oui, Monsieur, j’y consens bien volontiers, à la condition que vous dînerez chez moi ce soir.
Il salua en acceptant.
Soudain ce fut en lui une joie délirante, une de ces joies qui vous saisissent quand on reçoit la nouvelle de ce qu’on a le plus espéré. Qu’avait-il obtenu ? qu’était-il arrivé de nouveau dans sa vie ? Rien ; et pourtant il se sentait soulevé par l’ivresse d’un indéfinissable pressentiment.
Ils se promenèrent longtemps sur cette terrasse, attendant que le soleil disparût, pour voir jusqu’à la fin se dessiner sur l’horizon de feu l’ombre noire et dentelée du Mont.
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Ils causaient à présent de choses simples, répétant tout ce qu’on peut dire devant une étrangère et se regardant par moments.
Puis on rentra dans la villa, bâtie, à la sortie d’Avranches, au milieu d’un beau jardin dominant la baie.
Voulant être discret, un peu troublé d’ailleurs par l’attitude froide et presque hostile de M. de Pradon, Mariolle s’en alla de bonne heure. Quand il prit, pour les porter à sa bouche, les doigts de Mme de Burne, elle lui dit deux fois de suite, avec un accent bizarre : « À demain, à demain. »