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– Un peu, mais avec vous je ne crains rien.

Alors, se rapprochant d’elle, il l’enlaça d’un bras pour la soutenir, et elle se sentit tellement rassurée par ce rude secours qu’elle leva la tête pour regarder au loin.

Il la portait presque, et elle se laissait aller, jouissant de cette protection robuste qui lui faisait traverser le ciel, et elle lui savait gré, un gré romanesque de femme, de ne pas gâter de baiser cette promenade de goélands.

Lorsqu’ils eurent rejoint ceux qui les attendaient tourmentés d’inquiétude, M. de Pradon, exaspéré, dit à sa fille :

– Dieu, est-ce niais ce que tu viens de faire !

Elle répondit avec conviction :

– Non, puisque ça a réussi. Rien n’est bête de ce qui réussit, papa.

Il haussa les épaules, et on redescendit. On s’arrêta encore chez le portier pour acheter des photographies, et lorsqu’on revint à l’hôtel, il était presque l’heure du dîner. La patronne conseilla une courte promenade sur les sables, vers le large, afin d’admirer le Mont du côté de la pleine mer, d’où il présentait, disait-elle, son plus magnifique aspect.

Bien que fatiguée la troupe entière repartit et contourna les remparts en s’éloignant un peu dans la dune inquiétante, molle

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avec des aspects de solidité, où le pied posé sur le beau tapis jaune tendu sous lui, et qui semblait dur, s’enfonçait soudain jusqu’au mollet en des vases trompeuses et dorées.

De là, l’Abbaye, perdant tout à coup l’aspect de cathédrale marine dont elle étonnait de loin la terre ferme, prenait, pour menacer l’Océan, un air belliqueux de manoir féodal, avec sa grande muraille crénelée percée de meurtrières pittoresques et soutenue par des contreforts géants qui venaient souder leur maçonnerie de cyclopes dans le pied de l’étrange montagne. Mais Mme de Burne et André Mariolle ne s’occupaient plus guère de tout cela. Ils ne songeaient qu’à eux-mêmes, enlacés dans le filet qu’ils s’étaient tendu l’un à l’autre, enfermés dans cette prison où l’on ne sait plus rien du monde, où l’on ne voit plus rien qu’un être.

Lorsqu’ils se retrouvèrent assis devant leurs assiettes pleines, sous la gaie lumière des lampes, ils semblèrent se réveiller, et ils s’aperçurent tout de même qu’ils avaient faim.

On resta longtemps à table, et, lorsque le dîner fut fini, on oublia le clair de lune dans le bien-être de la causerie. Personne d’ailleurs n’avait plus envie de sortir, et personne n’en parla. La grande lune pouvait moirer de lueurs poétiques le mince petit flot de la marée montante glissant déjà sur les sables avec son bruit d’eau qui court presque imperceptible et terrifiant ; elle pouvait éclairer les remparts serpentant autour du Mont, et, dans le décor unique de la baie illimitée, luisante du frisson des clartés rampantes sur les dunes, illuminer l’ombre romantique de tous les clochetons de l’Abbaye, – on n’avait plus envie de rien voir.

Il n’était même pas dix heures quand Mme Valsaci, accablée de sommeil, parla de s’aller coucher. Et cette proposition fut acceptée sans la moindre résistance. Après des adieux pleins de cordialité, chacun rentra dans sa chambre.

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André Mariolle savait bien qu’il ne dormirait point ; il alluma ses deux bougies sur sa cheminée, ouvrit sa fenêtre et regarda la nuit.

Tout son corps défaillait sous la torture d’une inutile espérance. Il la savait là, tout près, séparée de lui par deux portes, et il était presque aussi impossible de la rejoindre que d’arrêter ce flot de la mer qui noyait tout le pays. Il avait dans la gorge un besoin de crier, et dans les nerfs un tel supplice d’attente inapaisable et vaine, qu’il se demandait ce qu’il allait faire, ne pouvant plus supporter la solitude de cette soirée de stérile bonheur.

Tous les bruits peu à peu étaient morts dans l’hôtel et dans la rue unique et tortueuse de la ville. Mariolle restait toujours accoudé à sa fenêtre, sachant seulement que le temps passait, regardant la nappe d’argent de la marée haute, et retardant sans cesse l’heure du lit, comme s’il eût subi le pressentiment d’on ne sait quelle providentielle fortune.

Il lui sembla tout à coup qu’une main touchait sa serrure. Il se retourna d’une secousse. Sa porte lentement s’ouvrait. Une femme entra, la tête voilée d’une dentelle blanche et tout le corps enveloppé d’un de ces grands manteaux de chambre qui semblent faits de soie, de duvet et de neige. Elle referma avec soin la porte derrière elle ; puis comme si elle ne l’eût pas vu, debout et foudroyé de joie dans le cadre clair de sa fenêtre, elle marcha droit à la cheminée et souffla les deux bougies.

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– II –

Ils allaient se retrouver, pour se dire adieu, le lendemain matin, devant la porte de l’hôtel. Descendu le premier, André Mariolle attendait qu’elle parût, avec un poignant sentiment d’inquiétude et de bonheur. Que ferait-elle ? Que serait-elle ?

Qu’adviendrait-il d’elle et de lui ? En quelle aventure bienheureuse ou terrible venait-il d’entrer ? Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voudrait, un halluciné pareil aux fumeurs d’opium ou un martyr, à son gré. Il marchait à côté des deux voitures, car ils se séparaient, lui achevant son voyage par Saint-Malo pour continuer son mensonge, eux retournant à Avranches.

Quand la retrouverait-il ? Allait-elle abréger sa visite à sa famille ou retarder son retour ? Il avait une peur affreuse de son premier regard et de ses premières paroles, car il ne l’avait point vue, et ils ne s’étaient presque rien dit pendant leur courte étreinte de la nuit. Elle s’était offerte résolument, mais avec une réserve pudique, sans s’attarder, sans se complaire à ses caresses ; puis elle était partie de son pas léger, en murmurant :

« À demain, mon ami ! »

Il restait à André Mariolle de cette rapide, de cette bizarre entrevue, l’imperceptible déception de l’homme qui n’a pu cueillir toute la moisson d’amour qu’il croyait mûre et, en même temps, l’enivrement du triomphe, donc l’espérance presque assurée de conquérir bientôt ses derniers abandons.

Il entendit sa voix et tressaillit. Elle parlait haut, irritée assurément contre un désir de son père, et, quand il l’aperçut sur les dernières marches de l’escalier, elle avait aux lèvres le petit pli colère révélateur de ses impatiences.

Mariolle fit deux pas ; elle le vit, et se mit à sourire. Dans ses yeux calmés soudain, quelque chose de bienveillant passa qui se répandit sur tout le visage. Puis dans sa main subitement et

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tendrement tendue il y eut la confirmation, sans contrainte et sans repentir du cadeau d’elle-même qu’elle avait fait.

– Alors nous allons nous séparer ? lui dit-elle.

– Hélas ! madame, j’en souffre plus que je ne le saurais montrer.

Elle murmura :

– Ce ne sera pas pour longtemps.

Comme M. de Pradon les rejoignait, elle ajouta tout bas :

– Annoncez que vous allez faire un tour en Bretagne d’une dizaine de jours, mais ne le faites pas.

Mme Valsaci très émue accourait.

– Qu’est-ce que me dit ton père ? que tu veux partir après-demain ? Mais tu devais rester au moins jusqu’à l’autre lundi.

Mme de Burne, un peu assombrie, répliqua :

– Papa n’est qu’un maladroit qui ne sait pas se taire. La mer me donne, comme tous les ans, des névralgies très désagréables, et j’ai en effet parlé de m’en aller pour n’avoir pas à me soigner pendant un mois. Mais ce n’est guère le moment de nous occuper de cela.

Le cocher de Mariolle le pressait de monter en voiture, afin de ne pas manquer le train de Pontorson.

Mme de Burne demanda :

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– Et vous, quand rentrez-vous à Paris ?

Il eut l’air d’hésiter.

– Mais je ne sais pas trop, je veux voir Saint-Malo, Brest, Douarnenez, la baie des Trépassés, la pointe du Raz, Audierne, Penmarch, le Morbihan, enfin toute cette pointe célèbre du pays breton. Cela me prendra bien…

Après un silence plein de calculs fictifs, il exagéra.

– Quinze ou vingt jours.

– C’est beaucoup, reprit-elle en riant… Moi, si j’ai encore mal aux nerfs comme cette nuit, j’y retournerai avant deux jours.