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Les plus légères, les plus insignifiantes, semblaient même la fatiguer et l’énerver. Quand, tout en causant, il s’emparait d’une de ses mains pour baiser ses doigts, qu’il gardait un peu, l’un
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après l’autre, entre ses lèvres, les attirant par une petite aspiration, comme des bonbons, elle semblait toujours désireuse de les ôter de là, et dans tout son bras il sentait un effort secret de retraite.
Quand, à la fin de ses visites, il déposait sur son cou, entre le col de la robe et les cheveux d’or de la nuque, un long baiser qui cherchait l’arome de son corps sous les plis des étoffes adhérentes à la chair, elle avait toujours un léger mouvement en arrière, puis une imperceptible fuite de sa peau sous cette bouche étrangère.
Il percevait cela comme des coups de couteau, et il s’en allait avec des plaies qui saignaient sans cesse dans la solitude de sa tendresse. Comment n’avait-elle pas eu au moins cette période d’entraînement qui succède chez presque toutes les femmes à l’abandon volontaire et désintéressé de leur corps ? Elle est courte souvent, suivie par la fatigue et puis par le dégoût. Mais il est si rare qu’elle n’existe pas du tout, pas une heure, pas un jour ! Cette maîtresse avait fait de lui non pas un amant, mais une sorte d’associé intelligent de sa vie.
De quoi se plaignait-il ? Celles qui se donnent tout entières ne donnent pas tant peut-être ?
Il ne se plaignait pas : il avait peur. Il avait peur de l’autre, de celui qui viendrait tout à coup, rencontré demain ou après-demain, quelconque, artiste, mondain, officier, cabotin, n’importe qui, né pour plaire à ses yeux de femme, et qui plairait sans autre raison, parce qu’il était celui-là, celui qui ferait pénétrer pour la première fois en elle l’impérieuse envie d’ouvrir les bras.
Il était déjà jaloux de l’avenir, comme il avait été, par moments, jaloux du passé inconnu ; et tous les intimes de la jeune femme commençaient à devenir jaloux de lui. Ils en jasaient entre eux, et faisaient même devant elle de très discrètes et obscures allusions. Pour les uns, il était son amant. Les autres, suivant l’opinion de Lamarthe, prétendaient qu’elle s’amusait, comme
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toujours, à l’affoler, lui, pour les énerver et les exaspérer, eux, et rien de plus. Son père s’émut, et lui fit des observations qu’elle reçut avec hauteur ; et plus elle voyait la rumeur croître autour d’elle, plus elle s’obstina à témoigner ouvertement ses préférences à Mariolle, par une bizarre contradiction avec toute la prudence de sa vie.
Mais lui s’inquiétait un peu de ces mesures de suspicion. Il lui en parla.
– Que m’importe ! dit-elle.
– Au moins si vous m’aimiez d’amour !
– Est-ce que je ne vous aime pas, mon ami ?
– Oui, et non. Vous m’aimez bien chez vous, et mal ailleurs.
Je préférerais le contraire pour moi, et même aussi pour vous.
Elle se mit à rire, en murmurant :
– On fait ce qu’on peut.
Il reprit :
– Si vous saviez dans quelle agitation me jettent les efforts que je tente pour vous animer. J’ai l’impression tantôt de vouloir enlacer de l’insaisissable, tantôt d’étreindre de la glace, qui me gèle en fondant dans mes bras.
Elle ne répondit point, n’aimant guère ce sujet, et elle prit cet air distrait qu’elle avait souvent à Auteuil.
Il n’osa pas insister. Il la regardait comme on regarde les objets précieux des musées qui tentent si fort les amateurs et qu’on ne peut pas emporter chez soi.
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Ses jours, ses nuits, n’avaient plus pour lui que des heures de souffrance, car il vivait avec cette idée fixe, encore plus avec le sentiment qu’avec l’idée qu’elle était à lui sans être à lui, conquise et libre, prise et imprenable. Il vivait autour d’elle, tout près d’elle, sans arriver jusqu’à elle, et il l’aimait avec toutes les convoitises non rassasiées de son âme et de son corps. Comme il avait fait au début de leur liaison, il se remit à lui écrire. Une fois il avait vaincu avec de l’encre la première défense de sa vertu ; avec de l’encre il pourrait peut-être emporter encore cette dernière intime et secrète résistance. Espaçant un peu ses visites, il lui répéta en des lettres presque quotidiennes l’inanité de son effort d’amour. De temps en temps, quand il avait été fort éloquent, passionné, douloureux, elle lui répondait. Ses lettres à elle, datées, par chic, de minuit, une heure, deux heures ou trois heures du matin, étaient claires, nettes, bien pensées, dévouées, encourageantes et désolantes. Elle y raisonnait fort bien, y mettait de l’esprit, même de la fantaisie. Mais il avait beau les relire, il avait beau les trouver justes, intelligentes, bien tournées, gracieuses, satisfaisantes pour sa vanité d’homme, elles ne contentaient pas son cœur. Elles ne le contentaient pas plus que les baisers donnés dans la maison d’Auteuil.
Il cherchait pourquoi. Et à force de les apprendre par cœur, il finit par les si bien connaître qu’il en trouva la raison, car c’est par l’écriture toujours qu’on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu’elle est mimée par le visage, parce qu’on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et que les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c’est l’âme toute nue.
L’homme, par des artifices de rhétorique, par des habiletés professionnelles, par l’habitude d’employer la plume pour traiter toutes les affaires de la vie, parvient souvent à déguiser sa nature propre dans sa prose impersonnelle, utilitaire ou littéraire. Mais la femme n’écrit guère que pour parler d’elle, et elle met un peu d’elle en chaque mot. Elle ne sait point les ruses du style, et elle se livre tout entière dans l’innocence des expressions. Il se rappela
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les correspondances et les mémoires des femmes célèbres qu’il avait lus. Comme elles apparaissaient nettement, les précieuses, les spirituelles, et les sensibles ! Ce qui le frappait le plus dans les lettres de Mme de Burne, c’est qu’aucune sensibilité ne s’y révélait jamais. Cette femme pensait et ne sentait pas. Il se rappela d’autres lettres. Il en avait reçu beaucoup. Une petite bourgeoise rencontrée en voyage, et qui l’aima trois mois, lui avait écrit des billets délicieux et vibrants, pleins de trouvailles et d’imprévu. Il s’était même étonné de la souplesse, de l’élégance colorée et de la variété de sa phrase. D’où lui venait ce don ? De ce qu’elle était très sensible, pas autre chose. La femme ne travaille point ses termes : c’est l’émotion directe qui les jette à son esprit ; elle ne fouille pas les dictionnaires. Quand elle sent très fort, elle exprime très juste, sans peine et sans recherche, dans la sincérité mobile de sa nature.
C’est la sincérité de la nature de sa maîtresse qu’il s’efforçait de pénétrer à travers les lignes qu’elle lui écrivait. C’était aimable et fin. Mais comment ne trouvait-elle pas autre chose pour lui ?
Ah ! il en avait trouvé pour elle, des mots vrais et brûlants comme des charbons, lui !
Quand son valet de chambre apportait son courrier, il cherchait d’un coup d’œil l’écriture désirée sur une enveloppe, et, lorsqu’il l’avait reconnue, une involontaire émotion surgissait en lui, suivie par un battement de cœur. Il avançait la main et prenait le papier. De nouveau il regardait l’adresse, puis déchirait.
Qu’allait-elle lui dire ? le mot « aimer » y serait-il ? Jamais elle ne l’avait écrit, jamais elle ne l’avait prononcé sans le faire suivre du mot « bien ». – « Je vous aime bien. » – « Je vous aime beaucoup. » – « Est-ce que je ne vous aime pas ? » Il les connaissait, ces formules qui ne disent rien par ce qu’elles ajoutent. Peut-il exister des proportions quand on subit l’amour ?
Peut-on juger si on aime bien ou mal ? Aimer beaucoup, comme c’est aimer peu ! On aime, rien de plus, rien de moins. On ne peut pas compléter cela. On ne peut rien imaginer, on ne peut rien dire au delà de ce mot. Il est court, il est tout. Il devient le corps, l’âme, la vie, l’être entier. On le sent comme la chaleur du sang,
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on le respire comme l’air, on le porte en soi comme la Pensée, car il se fait l’unique Pensée. Rien n’existe plus que lui. Ce n’est pas un mot, c’est un inexprimable état, figuré par quelques lettres.
Quoi qu’on fasse, on ne fait rien, on ne voit rien, on n’éprouve rien, on ne goûte rien, on ne souffre de rien comme avant.
Mariolle était devenu la proie de ce petit verbe ; et son œil courait sur les lignes, y cherchant la révélation d’une tendresse pareille à la sienne. Il y trouvait en effet de quoi se dire : « Elle m’aime bien », jamais de quoi s’écrier : « Elle m’aime ! » Elle continuait dans sa correspondance le joli et poétique roman commencé au Mont Saint-Michel. C’était de la littérature d’amour, pas de l’amour.
Quand il avait fini de lire et de relire, il enfermait dans un tiroir ces papiers chéris et désespérants, et il s’asseyait dans son fauteuil. Il y avait déjà passé des heures bien dures.
Au bout de quelque temps elle répondit moins, un peu fatiguée sans doute de faire des phrases et de redire les mêmes choses. Elle traversait d’ailleurs une période d’agitation mondaine, qu’André avait sentie venir avec ce surcroît de souffrance qu’apportent aux cœurs en peine les plus petits incidents désagréables.
C’était un hiver à fêtes. Une griserie de plaisir avait envahi Paris, secouait la ville, où les fiacres et les coupés roulaient tout le long des nuits, voiturant à travers les rues, derrière leurs glaces relevées, des apparitions blanches de femmes en toilette. On s’amusait ; on ne parlait que de comédies et de bals, de matinées et de soirées. La contagion, comme une épidémie de divertissements, avait gagné subitement toutes les classes de la société et Mme de Burne aussi en fut atteinte.
Cela commença par un succès de beauté qu’elle obtint au ballet dansé à l’ambassade d’Autriche. Le comte de Bernhaus avait établi des relations entre elle et l’ambassadrice, la princesse de Malten, que Mme de Burne séduisit tout à coup et tout à fait.
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Elle devint donc en peu de temps une amie intime de la princesse, et par là elle étendit ses relations avec une grande rapidité dans le monde diplomatique et dans l’aristocratie la plus choisie. Sa grâce, sa séduction, son élégance, son intelligence, son esprit rare la firent triompher bien vite, la mirent à la mode, au premier rang, et les femmes les plus titrées de France se firent présenter chez elle.
Tous les lundis une file de coupés armoriés stationna le long des trottoirs de la rue du Général-Foy, et les domestiques perdaient la tête, confondaient les duchesses avec les marquises, les comtesses avec les baronnes, en jetant les grands noms sonores à la porte des salons.
Elle en fut enivrée. Les compliments, les invitations, les hommages, le sentiment d’être devenue une de ces préférées, une de ces élues que Paris acclama, adule, adore tant que dure son entraînement, la joie d’être ainsi, choyée, admirée, d’être appelée, attirée, recherchée partout, firent éclater dans son âme une crise aiguë de snobisme.
Son clan artiste essaya de lutter ; et cette révolution amena une alliance intime entre ses anciens amis. Fresnel lui-même fut accepté par eux, enrégimenté, devint une force dans cette ligue, et Mariolle en fut la tête, car on n’ignorait pas son ascendant sur elle et l’amitié qu’elle avait pour lui.
Mais lui la regardait s’envoler dans cette popularité flatteuse et mondaine, comme un enfant regarde disparaître son ballon rouge dont il a lâché le fil.
Il lui semblait qu’elle fuyait au milieu d’une foule élégante, bariolée, dansante, loin, bien loin de ce puissant bonheur secret qu’il avait tant espéré, et il fut jaloux de tout le monde et de tout, des hommes, des femmes et des choses. Il détesta toute la vie qu’elle menait, tous les gens qu’elle voyait, toutes les fêtes où elle allait, les bals, la musique, les théâtres, car tout cela la prenait par
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