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– Massival, Bernhaus et Georges de Maltry. C’est tout, rien que mon élite. Vous connaissez Prédolé, vous ?
– Oui, un peu.
– Comment le trouvez-vous ?
– Délicieux, c’est l’homme le plus amoureux de son art que j’aie rencontré et le plus intéressant quand il en parle.
Elle était ravie et répéta :
– Ce sera charmant.
Il avait pris sa main sous la fourrure. Il la serrait un peu, puis il la baisa. Alors elle s’aperçut tout à coup qu’elle avait oublié de se dire souffrante, et, cherchant soudain une autre raison, elle murmura :
– Dieu ! qu’il fait froid !
– Vous trouvez ?
– Je suis glacée jusqu’aux os.
Il se leva pour voir le thermomètre qui était assez bas en effet.
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Alors il se rassit près d’elle.
Elle venait de dire : « Dieu ! qu’il fait froid ! » et il avait cru comprendre. Depuis trois semaines il notait à chacune de leurs rencontres l’invincible apaisement de sa tentative de tendresse. Il la devinait lasse de ce simulacre à ne pas pouvoir le continuer, et il était lui-même tellement exaspéré de son impuissance, tellement mordu par un désir vain et enragé de cette femme, qu’il se disait en ses heures de solitude désespérée : « J’aime mieux rompre que de continuer à vivre ainsi ».
Il lui demanda, pour bien pénétrer sa pensée :
– Vous ne quittez même pas votre fourrure aujourd’hui ?
– Oh ! non, dit-elle, je tousse un peu depuis ce matin. Ce temps affreux m’a irrité la gorge. J’ai peur d’attraper du mal.
Après un silence, elle ajouta :
– Si je n’avais pas tenu absolument à vous voir, je ne serais pas venue.
Comme il ne répondait point, déchiré de chagrin et crispé de rage, elle reprit :
– Après les si beaux jours des deux dernières semaines, ce retour de froid est très dangereux.
Elle regardait le jardin, où les arbres étaient déjà presque verts sous la poussière de neige fondue qui tournoyait dans les branches.
Lui, il la regardait, et il pensait : « Voilà donc l’amour qu’elle a pour moi ! » Pour la première fois, une espèce de haine de mâle déçu le soulevait contre elle, contre ce visage, contre cette âme
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insaisissable, contre ce corps de femme si fuyant et tant poursuivi.
« Elle prétend qu’elle a froid, se disait-il. Elle a froid seulement parce que je suis là. S’il s’agissait d’une partie de plaisir, d’un de ces imbéciles caprices qui agitent l’inutile existence de ces futiles créatures, elle braverait tout, et risquerait sa vie. Est-ce que pour montrer ses toilettes elle ne sort pas en voiture découverte par les plus grands froids ? Ah ! c’est ainsi qu’elles sont toutes, à présent. »
Il la regardait, si calme en face de lui. Et il savait que dans ce front, dans ce petit front adoré, il y avait une envie, l’envie de ne pas prolonger ce tête-à-tête qui devenait trop pénible.
Était-il vrai qu’il eût existé, qu’il existait encore des femmes passionnées, que l’émotion secoue, qui souffrent, pleurent, se donnent avec transport, enlacent, étreignent et gémissent, qui aiment avec leur chair autant qu’avec leur âme, avec la bouche qui parle et les yeux qui regardent, avec le cœur qui palpite et la main qui caresse, des femmes qui bravent tout parce qu’elles aiment, et vont, le jour ou la nuit, surveillées et menacées, intrépides et palpitantes, vers celui qui les prend en ses bras, folles de bonheur et défaillantes.
Oh ! l’horrible amour celui auquel il est maintenant enchaîné : amour sans issue, sans fin, sans joie et sans triomphe, qui énerve, exaspère et ronge de souci ; amour sans douceur et sans ivresses, faisant seulement pressentir et regretter, souffrir et pleurer, et ne révélant l’extase des caresses partagées, que par l’intolérable regret des baisers impossibles à éveiller sur des lèvres froides, stériles et sèches comme des arbres morts.
Il la regardait, emprisonnée et charmante en cette robe emplumée. N’étaient-ce point les grandes ennemies qu’il fallait vaincre plus encore que la femme, ses robes, gardiennes jalouses,
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barrières coquettes et précieuses qui enfermaient et défendaient contre lui sa maîtresse ?
– Votre toilette est ravissante, dit-il, car il ne voulait point parler de ce qui le torturait.
Elle répondit en souriant :
– Vous verrez celle que j’aurai ce soir.
Puis elle toussa plusieurs fois de suite et reprit :
– Je m’enrhume tout à fait. Laissez-moi partir, mon ami. Le soleil reviendra bien vite, et je ferai comme lui.
Il n’insista pas, découragé, comprenant qu’aucun effort ne pourrait vaincre à présent l’inertie de cet être sans élan, que c’était fini, fini pour toujours d’espérer, d’attendre des mots balbutiés dans cette bouche tranquille, un éclair dans ces yeux calmes. Et soudain il sentit surgir en lui la résolution violente d’échapper à cette suppliciante domination. Elle l’avait cloué sur une croix ; il y saignait de tous ses membres, et elle le regardait agoniser sans comprendre sa souffrance, contente même d’avoir fait ça. Mais il s’arracherait de ce poteau mortel, en y laissant des morceaux de son corps, des lambeaux de sa chair et tout son cœur déchiqueté. Il se sauverait comme une bête que des chasseurs ont presque tuée, il irait se cacher dans une solitude où il finirait peut-être par cicatriser ses plaies et ne plus sentir que les sourdes douleurs dont tressaillent jusqu’à leur mort les mutilés.
– Adieu donc, lui dit-il.
Elle fut saisie par la tristesse de sa voix et reprit :
– À ce soir, mon ami.
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Il répéta :
– À ce soir… adieu.
Puis il la reconduisit à la porte du jardin, et revint s’asseoir, seul, devant le foyer.
Seul ! Qu’il faisait froid en effet ! Et qu’il était triste ! C’était fini ! Ah ! quelle horrible pensée ! Fini d’espérer, d’attendre, de rêver d’elle avec cette brûlure au cœur qui nous fait vivre par moments, sur cette sombre terre, à la façon des feux de joie allumés dans les soirs obscurs. Adieu les nuits d’émotion solitaire où presque jusqu’au jour il marchait à travers sa chambre en pensant à elle, et les réveils où il se disait en ouvrant les yeux :
« Je la verrai tantôt à notre petite maison ».
Comme il l’aimait ! comme il l’aimait ! comme ce serait dur et long de se guérir d’elle ! Elle était partie parce qu’il faisait froid !
Il la voyait, comme tout à l’heure, le regardant et l’ensorcelant, l’ensorcelant pour mieux crever son cœur. Ah ! comme elle l’avait bien crevé ! de part en part, d’un seul et dernier coup. Il sentait le trou : une blessure ancienne déjà, entr’ouverte puis pansée par elle, et qu’elle venait de rendre inguérissable en y plongeant comme un couteau sa mortelle indifférence. Il sentait même que de ce cœur crevé quelque chose coulait en lui qui emplissait son corps, montait à sa gorge et l’étouffait. Alors, posant ses deux mains sur ses yeux, comme pour se cacher à lui-même cette faiblesse, il se mit à pleurer. Elle était partie parce qu’il faisait froid ! Il aurait marché nu, dans la neige, pour la rejoindre n’importe où. Il se serait jeté du haut d’un toit, rien que pour tomber à ses pieds. Le souvenir d’une vieille histoire lui vint, dont on a fait une légende : celle de la Côte des deux Amants, qu’on voit en allant à Rouen. Une jeune fille, obéissant au caprice cruel de son père, qui lui défendait d’épouser son amant si elle ne parvenait à le porter elle-même au sommet de la rude montagne, l’y traîna, marchant sur les mains et les genoux, et mourut en