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– Même sans domestiques ?
– Même sans domestiques. J’ai laissé les miens à Paris. Je veux prendre des gens du pays. Je viens ici pour travailler dans un isolement absolu.
– Oh ! vous l’aurez, à cette époque de l’année.
Quelques minutes plus tard, un landau découvert emportait Mariolle et ses malles vers Montigny.
La forêt s’éveillait. Au pied des grands arbres, dont les têtes se couvraient d’une ombre légère de feuillage, les taillis étaient plus touffus. Les bouleaux hâtifs, aux membres d’argent, semblaient seuls habillés déjà pour l’été, tandis que les chênes immenses montraient seulement, au bout de leurs branches, de légères taches vertes tremblotantes. Les hêtres, ouvrant plus vite leurs
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bourgeons pointus, laissaient tomber leurs dernières feuilles mortes de l’autre année.
Le long de la route, l’herbe, que ne couvrait point encore l’ombre impénétrable des cimes, était drue, luisante, vernie de sève nouvelle ; et cette odeur de pousses naissantes, déjà perçue par Mariolle dans l’avenue des Champs-Élysées, l’enveloppait maintenant, le noyait dans un immense bain de vie végétale germant sous le premier soleil. Il respirait par grandes haleines, comme un libéré qui sort de prison, et, avec la sensation d’un homme dont on vient de rompre les liens, il étendit mollement ses deux bras sur les deux côtés du landau, laissant pendre ses mains au-dessus des deux roues.
C’était bon d’aspirer ce grand air libre et pur ; mais comme il en devrait boire, et boire encore, longtemps, longtemps, de cet air, pour en être imprégné jusqu’à souffrir un peu moins, pour qu’à travers ses poumons il sentît enfin ce souffle frais glisser aussi sur la plaie vive de son cœur, et la calmer !
Il traversa Marlotte, où le cocher lui montra l’hôtel Corot, qu’on venait d’ouvrir et dont on vantait l’originalité. Puis suivit une route entre la forêt à gauche et, à droite, une grande plaine avec des arbres par places et des coteaux à l’horizon. Puis on pénétra dans une longue rue de village, une rue blanche, aveuglante, entre deux lignes interminables de petites maisons couvertes en tuiles. Par places, un énorme lilas fleuri jaillissait au-dessus d’un mur.
Cette rue suivait un étroit vallon qui descendait au petit cours d’eau. Quand Mariolle l’aperçut, il eut un ravissement. C’était un fleuve mince, rapide, agité et tournoyant, qui lavait sur une de ses rives le pied même des maisons et les murs des jardins, tandis que, sur l’autre, il baignait des prairies, où des arbres légers égrenaient leurs frêles feuillages à peine ouverts.
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Mariolle trouva tout de suite la demeure indiquée, et en fut charmé. C’était une vieille maison restaurée par un peintre qui passa là cinq ans, puis s’en lassa, et la mit à louer. Elle était tout au bord de l’eau, séparée seulement du courant par un joli jardin que terminait une terrasse à tilleuls. Le Loing, qui venait de tomber d’un barrage par une chute haute d’un pied ou deux, filait le long de cette terrasse, en déroulant de grands remous. Par les fenêtres de la façade on apercevait, de l’autre côté, les prés.
– Je me guérirai ici, pensa Mariolle.
Tout avait été convenu avec le notaire pour le cas où cette maison lui plairait. Le cocher porta la réponse. Il fallut alors s’occuper de l’installation, qui fut rapide, le secrétaire de la mairie ayant fourni deux femmes, l’une pour la nourriture, l’autre pour faire la chambre et prendre soin du linge.
Il y avait en bas un salon, une salle à manger, la cuisine et deux petites pièces ; au premier, une belle chambre et une sorte de grand cabinet que l’artiste propriétaire avait disposé en atelier.
Tout cela installé avec amour, comme on installe quand on s’éprend d’un pays et d’un logis. C’était maintenant un peu défraîchi, un peu dérangé, avec l’air veuf et délaissé des demeures dont le maître est parti.
On sentait pourtant que cette petite maison venait d’être habitée. Une douce odeur de verveine y flottait encore. Mariolle pensa : « Tiens, de la verveine, parfum simple. La femme d’avant moi ne devait pas être une compliquée… Heureux homme ! »
Le soir venait, toutes ses affaires ayant fait glisser la journée.
Il s’assit près d’une fenêtre ouverte, buvant la fraîcheur humide et douce des herbages mouillés et regardant le soleil couchant faire de grandes ombres sur les prés.
Les deux servantes parlaient en préparant le dîner, et leurs voix paysannes montaient sourdement par l’escalier, tandis que,
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par la fenêtre, entraient des meuglements de vache, des aboiements de chien, des appels d’homme ramenant des bêtes ou causant avec un camarade à travers la rivière.
Cela était vraiment calme et reposant.
Mariolle se demandait pour la millième fois depuis le matin :
« Qu’a-t-elle pensé en recevant ma lettre ?… Que va-t-elle faire ?
… »
Puis il se dit : « Que fait-elle en ce moment ? »
Il regarda l’heure à sa montre : – six heures et demie. – « Elle est rentrée, elle reçoit. »
Il eut la vision du salon et de la jeune femme causant avec la princesse de Malten, Mme de Frémines, Massival et le comte de Bernhaus.
Son âme soudain tressaillit d’une espèce de colère. Il aurait voulu être là-bas. C’était l’heure où presque chaque jour il entrait chez elle. Et il sentait en lui un malaise, non pas un regret, car sa volonté était ferme, mais une sorte de souffrance physique pareille à celle d’un malade à qui on refuse la piqûre de morphine au moment accoutumé.
Il ne voyait plus les prairies, ni le soleil disparaissant derrière les collines de l’horizon. Il ne voyait qu’elle, au milieu d’amis, elle en proie à ces soucis mondains qui la lui avaient volée : « N’y pensons plus ! » se dit-il.
Il se leva, descendit au jardin, marcha jusqu’à la terrasse. La fraîcheur de l’eau secouée par le barrage montait en brumes de la rivière ; et cette froide sensation, glaçant son cœur déjà si triste, le fit revenir sur ses pas. Son couvert était mis dans la salle à manger. Il dîna vite ; puis, n’ayant rien à faire, sentant grandir dans son corps et grandir dans son âme ce malaise dont il avait
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subi tout à l’heure l’atteinte, il se coucha, et ferma les yeux pour dormir : ce fut en vain. Sa pensée voyait, sa pensée souffrait, sa pensée ne quittait point cette femme.
À qui serait-elle à présent ? Au comte de Bernhaus sans doute ! C’était bien l’homme qu’il fallait à cette créature d’apparat, l’homme en vue, élégant, recherché. Il lui plaisait, car, pour le conquérir, elle avait employé toutes ses armes, bien qu’étant la maîtresse d’un autre.
Sous l’obsession de ces idées rongeuses, son âme pourtant s’engourdissait, s’égarait en des divagations somnolentes où sans cesse ils reparaissaient, cet homme et elle. Le vrai sommeil ne vint point ; et toute la nuit il les vit errer autour de lui, le bravant et l’irritant, disparaissant comme pour lui permettre de s’endormir enfin, et dès que l’oubli l’avait enveloppé, reparaissant et le réveillant par un spasme aigu de jalousie au cœur.
Il sortit de son lit aux premières lueurs de l’aube et s’en alla dans la forêt une canne à la main, une forte canne oubliée dans sa nouvelle maison par le dernier habitant.
Le soleil levé tombait à travers les cimes presque chauves encore des chênes, sur le sol tapissé par places d’herbe verdoyante, plus loin d’un tapis de feuilles mortes, plus loin de bruyères roussies par l’hiver ; et des papillons jaunes voltigeaient le long de la route, comme de petites flammes dansantes.
Un coteau, presque un mont, couvert de pins et de rocs bleuâtres, apparut à droite du chemin. Mariolle le gravit lentement, et, quand il fut au sommet, s’assit sur une grosse pierre, car il était déjà haletant. Ses jambes ne le soutenaient plus, défaillantes de faiblesse ; son cœur battait ; tout son corps semblait meurtri par une inconcevable courbature.
Cet accablement, il le savait, ne venait point de fatigue : il venait d’Elle, de cet amour pesant sur lui comme un poids
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intolérable ; et il murmura : « Quelle misère ! Pourquoi me tient-elle ainsi, moi qui n’ai jamais pris de l’existence que ce qu’il en fallait prendre pour la goûter sans en souffrir ? »
Son attention, surexcitée, aiguisée par la peur de ce mal qui serait peut-être si difficile à vaincre, se fixa sur lui-même et fouilla son âme, descendit dans son être intime, cherchant à le mieux connaître, à le mieux comprendre, à dévoiler à ses propres yeux le pourquoi de cette inexplicable crise.
Il se disait : « Je n’avais jamais subi d’entraînement. Je ne suis pas un exalté, je ne suis pas un passionné ; j’ai plus de jugement que d’instinct, de curiosités que d’appétits, de fantaisie que de persévérance. Je ne suis au fond qu’un jouisseur délicat, intelligent et difficile. J’ai aimé les choses de la vie sans m’y attacher jamais beaucoup, avec des sens d’expert qui savoure et ne se grise point, qui comprend trop pour perdre la tête. Je raisonne tout, et j’analyse d’ordinaire trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. C’est même là mon grand défaut, la cause unique de ma faiblesse. Et voilà que cette femme s’est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma connaissance d’elle ; et elle me possède comme si elle avait cueilli une à une toutes les aspirations diverses qui étaient en moi. C’est cela peut-être. Je les éparpillais vers des choses inanimées, vers la nature qui me séduit et m’attendrit, vers la musique, qui est une espèce de caresse idéale, vers la pensée qui est la gourmandise de l’esprit, et vers tout ce qui est agréable et beau sur la terre.
« Puis, j’ai rencontré une créature qui a ramassé tous mes désirs un peu hésitants et changeants, et, les tournant vers elle, en a fait de l’amour. Élégante et jolie, elle a plu à mes yeux ; fine, intelligente et rusée, elle a plu à mon âme ; et elle a plu à mon cœur par un agrément mystérieux de son contact et de sa présence, par une secrète et irrésistible émanation de sa personne qui m’ont conquis comme engourdissent certaines fleurs.
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« Elle a tout remplacé pour moi, car je n’aspire plus à rien, je n’ai plus besoin, envie ni souci de rien.
« Autrefois, comme j’aurais tressailli et vibré dans cette forêt qui renaît ! Aujourd’hui je ne la vois pas, je ne la sens pas, je n’y suis point ; je suis toujours près de cette femme, que je ne veux plus aimer.