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– Eh! Julien!
C'était Ulis qui me tirait de ma rêverie.
– Tu dors?
Je me suis redressé précipitamment, un peu honteux des images magnifiques qui avaient défilé dans ma tête.
Ulis a rassemblé les quelques bénévoles qui nous restaient, des administratifs pour la plupart.
– On a la défense à organiser. À l'heure qu'il est, si mes intuitions sont exactes, Machepot est en train d'appeler Enfance et vaccin pour faire jouer leur alliance. Ils ne vont pas tarder à venir nous réclamer des comptes. Or les deux tiers de nos effectifs sont sur le terrain. Que peut-on faire, à votre avis?
Sa question était rhétorique. Il allait de soi qu'il connaissait la réponse. Il voulait nous creuser. Car il n'y a pas de meilleur moyen de faire progresser son équipe que de la mettre à l'épreuve. Surtout, comme il regardait intensément Celsa, j'ai compris qu'il venait de faire un geste sublime, un geste pour l'égalité des femmes, comme quoi il n'y avait pas de raison que ce fût lui, un homme, qui prît toutes les décisions stratégiques, cantonnant la femme à un rôle subalterne.
Devant une attitude aussi noble, la voix de Celsa s'est voilée de respect. Elle a dit:
– Si la majeure partie de nos forces n'est pas opérationnelle immédiatement, il faut… il faut… gagner du temps.
Sa voix montait en timbre à chaque seconde, et devenait (je l'ai constaté à regret) irrésistiblement féminine.
– Nous devons interdire l'accès à nos locaux. Fermer les volets. Bloquer l'ascenseur. Les portes des premier et deuxième sont facilement verrouillables de l'intérieur… Oui, Chatou?
Chatou était un chef de section expérimenté. Il a dit:
– Si l'on disperse nos forces sur trois étages, on ne pourra tenir aucun des trois longtemps.
Aussitôt, Celsa a intégré l'information.
– On se rassemble donc collectif au troisième, où nos bureaux sont les plus sensibles à cause des ordinateurs et des affaires de nombreux responsables, et où la porte est la plus fragile car elle ferme mal. C'est là qu'on se barricadera, avec ma table en fer que l'on mettra verticalement, et des chaises la soutenant en porte à faux… Chatou?
– Pour le troisième étage, ça devrait aller. Mais ils auront tout loisir pour défoncer nos un et deux. Le blindage des portes ne tiendra pas une heure.
Celsa était embêtée. En chef véritable, elle ne le montrait pas, mais je le sentais à sa manière détachée de mâcher une racine de gingembre.
Alors Ulis est sorti de son silence.
– La conquête de ces étages par l'ennemi ne sera pas une défaite. Ils n'y trouveront que nos stocks de cirés. Les bureaux des gratuits ne sont pas vitaux à l'organisation. Qu'ils s'épuisent donc à les casser, ça les occupera. Tu es d'accord, Celsa?
Que pouvait-elle répondre?
Elle ne s'est pas démontée.
– Exécution! a-t-elle cogné.
Des bénévoles ont tiré son mastodonte de bureau jusqu'à la cage d'escalier.
Les mains sur les hanches, Celsa les regardait faire, ce qui était parfaitement justifié, non parce qu'elle était une femme, donc faible physiquement, mais parce qu'elle était le chef, et en tant que tel devait veiller au moindre détail de l'opération. Ses ordres secs faisaient plaisir à entendre.
– Faites-moi une ligne Siegfried!… Chaton, gaffe au tiroir qui se sauve!
Pendant qu'ils bouclaient la barricade, j'ai appelé l'ascenseur.
Les vaccins y avaient scotché une dizaine d'enfants brunâtres sans respect aucun pour notre panneau. L'un de ces chérubins, imprimé en relief de qualité luxe, semblait me menacer de son moignon. Je ne me suis pas privé d'arracher sa belle gueule.
J'ai tendu mon butin à Celsa.
– Eféf Alain Delon.
– OK, a-t-elle souri.
Pendant qu'on se gaussait, l'ascenseur s'est sauvé.
– Julien, arrête-le! a crié Chatou, mais je n'ai pas eu le réflexe.
La cabine filait déjà au cinquième. Nous étions désemparés, quand Malabry s'est révélé.
– Ce n'est pas grave, a fait Malabry, on n'a qu'à actionner la valve de sécurité, voyez, ça nous ouvrira les battants électriques de la cage, et là on coince un tournevis dans les fils à droite du disjoncteur, ce qui devrait provoquer un court-jus et la panne générale. Si vous voulez, je peux le faire.
Personne ne s'attendait à ce que Malabry fît preuve d'autant d'imagination. Lui, le comptable si réservé, qui a toujours préféré l'atmosphère calme du grossbuch aux manifestations sur le terrain, montrait soudain une virulence de raifort. Voyez comme la guerre transforme parfois les personnalités pour en tirer le meilleur.
Il en souriait lui-même, tout ému de se découvrir des facettes inconnues.
– Gaffe à pas t'électrocuter, a dit Celsa.
Malabry a mis un ciré jaune, taille 55. La manche trop longue enveloppait les doigts qui devaient manier le tournevis. On a actionné la valve. Les portes coulissantes se sont ouvertes sur une cage d'ascenseur poussiéreuse.
Seul problème, on n'avait pas de tournevis sous la main, alors Ulis a bien voulu nous prêter son stylo plume en acier dépoli. Fallait voir la dégaine de Malabry, avançant son bras dans la caverne, sans se presser car il avait peur de tomber, la tige d'acier entre les doigts, un vrai jedi.
Il y a eu un grand ZZZAC! Malabry a bondi en arrière. Les ampoules ont clignoté comme si une main invisible les chatouillait, puis la lumière s'est éteinte. Aussitôt, le groupe électrogène de sécurité s'est mis en branle, et une lumière anémique, venant des circuits parallèles, s'est propagée dans nos couloirs sombres.
L'ascenseur était hors service, bloqué au cinquième à jamais. Résultat, on était barricadés au troisième, sans possibilité de sortir, mais en sécurité.
Il était temps. À peine venait-on d'ouvrir une bouteille d'eau sans sodium pour fêter notre bunker qu'on est venu tambouriner à notre porte.
– C'est vous qui avez coupé le courant? Criait une voix de femme. Faut qu'on s'explique!
Nous, évidemment, on se taisait, tout en s'arc-boutant contre le battant.
– Ohé, les tapettes, vous m'entendez?
Nous, toujours rien.
Alors un tremblement affreux a secoué la porte. Je ne saurais préciser avec quoi on tapait, une poubelle en inox me paraît le plus vraisemblable, ça faisait clang! grang! On entendait les froissements de la ferraille et les plaintes aiguës du bois. Une chance que nous fussions protégés par le bureau de Celsa.
– Combien sont-ils? s'est inquiété Malabry.
– Je ne sais pas exactement, a dit Celsa. On peut tenter une approximation. Comme on occupe trois étages sur cinq, et que l'on est environ quatre-vingts gratuits et douze permanents, en temps normal…