39268.fb2
– EXXON VALDEZ!
Le silence qui s'en est suivi était assourdissant.
De temps en temps, des gouttes tombaient encore sur nos visages gonflés, imbibés de fatigue.
Le plâtre, mélangé à la moquette grise, recouvrait nos tranchées d'une fine couche neigeuse.
Ulis a tourné vers nous son visage illuminé de bonté.
– Vous êtes grands, mes enfants. Vos poitrails ont donné le meilleur de vous-mêmes. Et vous en avez été récompensés. Voyez comme la Foulée verte est descendue sur vous, voyez la force qu'elle vous a conférée!
Il s'est dirigé vers son bureau.
– Vous avez mérité que je vous le montre.
Il a ouvert un gros tiroir fermé à clé.
– Regardez!
Il tenait dans ses mains un vieux sac en plastique jaune fermé avec du fil rouillé. On devinait un contenu sombre et mou.
Il nous a fait venir autour de lui. Sans se presser, ses mains ont délié le fil de fer.
– Je l'ai conservé toutes ces années.
Une odeur de pourriture et d'essence a envahi la pièce.
Ulis a sorti son couteau suisse. Avec une cuillère il a prélevé un peu de substance qu'il a étalée au fond de sa paume. La lumière du lampadaire s'y réfléchissait faiblement, presque à contrecœur.
Il a dit:
– La chose est rare. Ça vient de là-bas… D'Alaska… C'est du fioul Valdez… Je l'ai ramassé sur les rochers de Montague Island. J'étais jeune alors. Vigoureux comme vous l'êtes aujourd'hui. Je me suis promis de le garder sur moi toute ma vie. Il me rappelle l'aveuglement des hommes.
On le regardait avec des yeux fiévreux, ne sachant comment réagir devant une relique aussi importante pour la Foulée verte.
Ulis parlait en tendant sa paume.
– Sentez, n'ayez crainte. L'odeur vient des algues. Le sac plastique a un peu perverti les éléments, les hydrocarbures mélangés à de l'eau salée forment une mélasse des plus particulières…
Celsa n'a pas pu résister à la tentation. (C'est une façon de parler. En aucun cas je ne considère la femme comme plus sujette à la curiosité, ou à tout autre travers qu'on leur attribue communément dans les milieux mini-bourgeois.) Elle a tendu son doigt. Dans un geste animé de mille grâces, elle a touché la paume d'Ulis. Un peu de noir est resté collé. L'index est revenu vers ses narines, qui ont longuement palpité au-dessus de la substance.
Elle a fermé les paupières. Un sourire imperceptible baignait ses lèvres. Vous dire qu'elle était belle serait au mieux un euphémisme, au pire un réflexe sexiste qui se contente de voir une reproductrice là où il y a une femme. Disons alors que ses cheveux mouillés, plaqués au front, encadraient un visage où se lisait l'harmonie avec le macrocosme.
Aussitôt, les images de Cow-boys sont venues me torturer. Heureusement l'odeur des algues pourries était suffisamment forte pour me dégriser. Voyant son effet bénéfique sur mes mauvaises dispositions, j'ai suivi l'exemple de Celsa, et j'ai pris sur mon majeur un peu de substance que j'ai sniffée.
Malgré une forte envie de vomir, ou, devrais-je dire, à cause de cette envie, j'ai ressenti l'impétueuse nécessité de me battre contre les pollueurs. Comme une deuxième main au piano, venait une voix mielleuse qui me disait: tu es sur la bonne pente, Julien. Prends ta jeunesse et investis-la dans le combat. La Foulée verte te le rendra. Le tout était plongé dans une sensation d'immensité que seule la contemplation de la nature peut donner. Jamais je n'oublierai cette émotion.
J'ai ouvert.
Autour de moi, les bénévoles faisaient la même expérience, avec, me semblait-il, des résultats équivalents, si l'on jugeait d'après leur mine extatique.
Celsa, elle, avait franchi le pas. Son doigt était entre ses lèvres.
Je n'allais pas me dégonfler.
J'ai pris l'hostie.
Le fioul a attaqué dru en bouche. Ses notes graves ont fait au palais comme un rugissement de clarinette. L'amertume a collé la langue dans une débauche de violoncelles. Les algues fermentées déchaînaient une avalanche. Une pointe salée clôturait l'édifice.
Un peu sonné par ce coup de canon, je me suis assis dans la moquette trempée.
Plus rien ne pouvait m'arrêter désormais: j'avais mangé de la relique, communié avec l'Exxon Valdez lui-même.
Une lueur semblable brillait dans la pupille de mes camarades. On était galvanisés.
L'aurore pointait son nez.
Nous nous sommes regardés, de l'émerveillement se lisait sur nos visages: nous avions survécu à une nuit de folie. Malgré une attaque d'une férocité inouïe, nous, les inférieurs en nombre mais supérieurs en foi, n'avions cédé un centimètre. La position en hauteur de nos ennemis, pourtant de grande valeur stratégique, ne leur a pas permis de l'emporter.
On a déboutonné en grand les fenêtres. Un soleil encore rouge de sommeil a joué avec nos cils fatigués. On l’a remercié dans une prière muette. O toi, soleil, source infinie d'énergie toujours propre, merci de te lever sur cette nouvelle journée qui sera celle de notre triomphe.
Ça n'était pas encore du bonheur, mais ça y ressemblait.
Ulis et Celsa ont préparé le plan de bataille. Les renforts, reposés et nombreux, étaient prévus à neuf heures. Ils devaient nous apporter de quoi nous changer et des provisions.
Ulis a laissé un message chez Saint-Cyr.
– Tenue de combat, a-t-il précisé. Baskets souples. Survêt. Protège-tibias pour ceux qui en ont. Les ponchos, on les garde à la maison. Médailles apparentes, en revanche, pour montrer à ces enflures qu'on a le sens de l'esthétique.
L'offensive a été fixée à dix heures. D'ici là, Ulis nous a donné une consigne précise: ne pas laisser les vaccins se reposer. Leur faire croire que l’on s'apprête à les attaquer. Les harceler psychologiquement. De la sorte, ils seront obligés de garder un grand nombre de troupes en permanence à l'étage. Épuisés par une nuit blanche, ils ne tiendront pas longtemps quand nos sections fraîches se lanceront à l'assaut.
Chatou s'est placé à un endroit où le plâtre du plafond avait été le plus abîmé. Il cognait les moulures avec un manche à balai, de manière à produire le plus de boucan possible. Quand il
se fatiguait, un bénévole prenait le relais à un autre endroit. Les vaccins lui répondaient en tapant du talon. Des nuages de plâtre flottaient sur nous comme des fumigènes.
Tapi sous les rebords des fenêtres, on surveillait le parvis. On comptait ainsi les entrées et sorties des vaccins, ce qui nous donnait une estimation permanente de leurs effectifs. Malabry prenait des notes.
– Sépare donc en masculin-féminin, lui a chuchoté Ulis pendant que Celsa tournait le dos. On pourra sûrement en tirer un avantage stratégique.
Il y avait en effet beaucoup de femmes chez les vaccins, dont des brunâtres, semblables à l'enfant de l'ascenseur.
La lieutenante au passé africain était la plus arrogante. Elle se pavanait sur le parvis, parfois elle lançait vers nos fenêtres des œillades incandescentes et des onomatopées.
Personne ne lui répondait. L'esprit de la Foulée verte était ancré en nous, et nous ne lui avons lancé aucune remarque dont j'aurais à rougir aujourd'hui, ni “salope”, ni “boulette de neige”, ni rien. Pourtant j'ai eu l'amertume de constater que cette femme poussait très en avant sa féminité, qui se manifestait principalement vers le bas du dos, à grands efforts ondulatoires. Jamais aucune bénévole de la Foulée verte ne se serait comportée de la sorte.
Celsa a lu dans mes pensées.