39268.fb2 O.N.G.! - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 23

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Elle a avancé sur moi, j'ai reculé, elle m'a giflé, j'ai cru qu'elle allait m'arracher les yeux.

– Alors voilà à quoi on s'occupe, pendant que nous autres on se tue là-haut! Je n'attendais pas une telle lâcheté de toi, Julien!

Elle m'a coincé contre la fenêtre.

– Le viol est un crime de guerre, surtout s'il est commis sur une femme aussi… aussi pétrole. Alors il rappelle les pires époques du colonialisme et de l'esclavage. Honte à toi, Julien! Honte à nous!

Sa colère s'est brusquement transformée en crise de larmes.

Franchement, c'était exagéré comme réaction. Quand j'analyse aujourd'hui, je me rends compte qu'il y avait aussi de la jalousie féminine, ce qu'elle n'admettra jamais. Car la jalousie est une pulsion consumériste qui vise à la possession égoïste d'autrui, et qui est, par ses préoccupations narcissiques, indigne de la Foulée verte.

Je me voyais déjà filer un mauvais coton, quand la prisonnière a gémi:

– La vache…

Elle gigotait sur le sol en essayant de se rajuster. Elle était maladroite à cause des menottes et de la béquille que je lui avais faite au tibia. Elle avait beau tirer sur sa jupe déchirée, on découvrait certains de ses attraits, et je voyais les yeux des camarades qui lui vrillaient le corps. Je me suis dit alors que je n'étais pas le seul à subir l'assaut des démons intérieurs. Mes camarades n'étaient pas des surhommes non plus, même si leur séjour chez la Foulée verte était plus conséquent que le mien. Comme moi avec la cigarette, ils avaient leurs placards secrets. Certains y conservaient des canettes de Coca made in USA remplies de colorants artificiels, d'autres craquaient pour le foie gras. Leur conscience était aussi lourde que la mienne.

– Arrêtez de me mater, pervers débiles, a dit la prisonnière.

Celsa l'a regardée à travers les larmes.

– Qu'est-ce que t'as dit?

L'autre a répété. En ajoutant:

– Vous êtes des monstres, vous et votre écologie de merde.

Celsa s'est levée doucement comme si elle n'en croyait pas ses oreilles. Elle s'est approchée et a attrapé la femme par ses cheveux de consistance non discriminante.

– Et torturer un arbre vivant, ce n'est pas monstrueux, maquerelle?… Et parler ainsi de l'écologie bienfaisante qui lutte pour ton bonheur?… Réponds!

La femme a essayé de lui cracher au visage.

– Tu vois comment elle est, la boule de coton? a dit alors Malabry. Un vrai petit roquet. Julien a bio fait. Surtout qu'il ne l'a pas violée. Techniquement, peut-être. Mais pas au sens spirituel du terme. Au contraire. Il se libérait. Il a triomphé des succubes, le petit. Regarde les restes du paquet de cigarettes.

Le plaidoyer a porté. Un par un, les camarades ont témoigné.

– Elle n'arrêtait pas de jurer, et de dire “putain”.

– Elle a craché dans le cahier à spirales.

– Elle s'est moquée de la condition du handicapé.

– Julien a suivi son instinct.

Quand elle a considéré les faits sous ces angles objectifs, Celsa a lâché les cheveux. Son visage, marqué par les dures épreuves que nous venions de traverser, s'est tourné vers moi. Elle paraissait épuisée.

– C'est bien vrai que tu ne pouvais faire autrement?

– Sur Ulis la tête, ai-je juré mes grands dieux.

– J'aimerai tellement te croire, Julien, a-t-elle soupiré. La guerre est une abomination. La bête qui sommeille en profite parfois pour se réveiller. Seulement… Je me demande s'il n'y a pas eu discrimination de ta part, Julien. À ton corps défendant. Disons, un laxisme moral. En choisissant pour ton combat contre la cigarette un support de couleur cirage, aux origines africaines évidentes, tu as été mortel vite en besogne.

Qu'elle m'accuse de racisme a heurté ma sensibilité. J'en aurais chialé.

C'est encore Malabry qui nous a tirés de l'embarras.

– Il y a des femmes plein le troisième, a-t-il dit, et son regard un peu lourd a labouré la prisonnière. On n'a qu'à descendre pour établir l'égalité. Y a pas de raison! Une Noire, une Blanche!

– J'ai repéré une beurette, a enchéri un bénévole timidement.

À ce moment, on a entendu un grand HOURRA! La porte du cinquième venait de céder.

Aussitôt Celsa s'est précipitée dans les escaliers. Elle ne pouvait manquer cette victoire. Elle l'avait méritée, nous le comprenions, mais nous restions sans réponse. Pouvait-on nous blâmer s'il nous a semblé que sa retraite équivalait à une autorisation tacite?

– Allons-y, les gars, a dit Malabry. Montrons que la discrimination n'est pas au programme de la Foulée verte.

L'argument m'a paru censé. Je ne voulais pas qu'on me marie à tort et à travers avec ces mots qui font mal: ségrégationnisme, apartheid, xénobrun. Surtout pas Celsa. J'ai donné les clés. Clopin-clopant, ils sont descendus au troisième, traînant en eux leurs démons intérieurs. Je leur ai souhaité bonne chance dans ce combat difficile.

Ceux qui n'ont pas été à la guerre ne peuvent pas comprendre. La mayonnaise prend dans l'instant. Libération pulsionnelle cataclysmique, disent les psys. L'envie de briser le miroir. S'il y a eu défoulement c'est qu'il y a eu refoulement. C'est mathématique. Et qui est responsable du refoulement, je vous le demande, sinon la société et ses émanations hypocrites?

D'en bas montaient déjà les râles radieux de mes camarades.

Du cinquième descendait sur moi le clapotis serein de la revanche. Nos troupes d'élite ne laissaient aucune chance ni aux hommes ni au matériel. Dans la bonne humeur, ils endettaient les bureaux, pillaient les ordinateurs, fracturaient les bras, déchiraient brochures et cartes postales.

Enfin, ils ont mis la main sur la cheftaine. Elle s'était cachée derrière la machine à café. Alors ils l'ont cernée et ils ont chanté.

Ulis lançait chaque phrase, qui était reprise en chœur par cinquante gorges fïères.

Une famille de q'cins se cache dans le fossé, Maman donne le sein au bébé. Dans mon avion je suis passé,

Du napalmeuh j'ai balancé. Le napalm colle à la peau de bébé.”

Et vlan! la cheftaine contre la machine à café. Et crac! ses vêtements déchirés. Et fizzz!

Au quatrième, en sandwich entre les deux boucans, je savourais leur swing jazzy, et je levais un verre imaginaire à la gloire de notre victoire. Quel moment mémorable!

J'étais de nouveau seul avec la femme. Je lui ai donné quelques coups de pied pour qu'elle comprenne bien qui était le maître. J'étais heureux. La cigarette ne venait plus me hanter. Voilà le résultat concret de la Foulée verte, me disais-je. J'avais beau toucher la femme, je ne ressentais aucun symptôme de manque de nicotine. Le soulagement!

Quand je l'ai enjambée pour la deuxième fois, bien que ma position ressemblât à la chevauchée d'un cow-boy sur un pur-sang lusitanien à robe noire, je n'ai eu aucune réminiscence désagréable.

C'est ainsi que j'apparais sur la photo la plus compromettante. J'ai un sourire béat. Peut-être même ai-je pris le premier flash pour une sorte de consécration, comme si Cronos lui-même avait voulu immortaliser cet instant. Ensuite, pendant que les crépitements s'intensifiaient, j'ai compris ma méprise, et j'ai cherché à me dégager de la chair. On me voit les bras ballants, et le reste. La femme a un visage de haine. Sur l'une des photos, ses lèvres sont comprimées en cul-de-lampe, on dirait qu'elle me lance un gros mot. Ces images sont plutôt glauques. Je n'ai jamais été photogénique.

Les journalistes avaient l'air de types ouverts. Il y avait François, Guillaume et d'autres que je ne connaissais pas. Voir des visages familiers, appréciés d'Ulis, m'a rassuré. J'ai essayé de leur expliquer notre démarche. Ils m'ont écouté avec attention. On voyait qu'ils ne comprenaient pas tout à cause de mon bégaiement, mais la portée de la Foulée verte les intriguait. La femme au passé africain les a insultés copieusement. Ils l'ont enregistrée, elle aussi. J'ai parlé de guerre, et l'intérêt s'est allumé sur leur visage. Ils me faisaient répéter plusieurs fois, ils voulaient savoir s'il y avait des morts.

J'ai dit que je ne le pensais pas, car on ne meurt pas de nos jours avant d'avoir atteint l'âge limite. C'était de l'humour pour détendre l'atmosphère.

Ils ont rigolé.