39268.fb2 O.N.G.! - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

O.N.G.! - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

La réunion s'est terminée comme un soupir de baleine qui n'en finit pas. Il était temps d'aller manger. On est sortis sur le parvis. On marchait, Ulis et moi, vers la cantine. C'est alors que s'est produite une coïncidence dont la portée quasi mystique m'a laissé pantois.

Un fauteuil de handicapé s'est approché. Un type difforme, d'une laideur concupiscente, a déplié vers nous son bras disloqué. Il essayait de nous toucher, l'animal! Comme il se bavait dessus, on était franchement dégoûtés. On ne savait pas mortel quoi faire, car fuir un handicapé est de très mauvais ton et ne peut en aucun cas être considéré comme une bonne attitude selon les critères de la Foulée verte. Et l'autre qui tendait ses os caoutchouteux! Une vraie pieuvre!

Ulis a fini par comprendre.

– Il veut nous donner quelque chose.

En effet, un papier se balançait au bout de ses doigts rabougris et jaunes comme ceux d'une fée irradiée. Des paroles ont moussé autour de ce qui devait être sa bouche.

– H'est pour hou'.

Même Ulis, le grand Ulis, regardait ses chaussures car la vue du handicapé était insupportable.

– Prends-le, Julien.

– Pas préférabe pas, je goûte préférabe pas.

– On ne te demande pas ton avis.

J'ai montré mon cahier à spirale et le tabouret.

– Les mains je prise.

– Dépêche, a sifflé Ulis entre les dents. Il y a des gens qui nous regardent.

Je n'avais pas le choix, du bout des ongles j'ai attrapé le foutu papier. C'était un prospectus. On y lisait que l'organisation non gouvernementale Handicap demain cherchait des bureaux à louer.

– Hou' habitez au numéro hent-un? a henni le handicapé, et son membre – inférieur ou supérieur, je ne saurais préciser – a pointé vers les médailles d'Ulis. Hou' êtes houlée herte, n'est pas?

Impossible de mentir, surtout à un handicapé, qui sont comme des enfants, dit-on dans les livres.

– Oui, a dit courageusement Ulis, nous sommes au service de la Foulée verte dont nous défendons les idées progressistes.

– Et hou' êtes contents de hotre lohement?

Qu'il nous ait demandé ça le jour même où le conflit avec Enfance et vaccin nous faisait douter pour la première fois de notre confort m'a laissé béant de stupeur. D'habitude je ne suis pas superstitieux, mais dans le contexte de ce lundi matin, avec ce monstre qui nous harcelait, j'ai senti, oui, très distinctement senti, les gouttes froides de la crainte picoter mes aisselles.

– Pahé qu'hi hou houlez le hou-louer, ou éhanger ahec nous, quitte à he que l'on hou her'he une indemnité, n'héhitez pas.

Ulis a bredouillé quelque chose comme “merci, merci bio”, et le handicapé s'est fendu d'un large sourire qui ressemblait à une plaie

ouverte.

Après ce cauchemar, on n'avait plus l'appétit. On a mâchouillé en silence une salade avec des dents cotonneuses, on aurait dit que l'on nous forçait à manger de la viande.

Et le soir même, je me suis remis à fumer.

Je le savais, fumer était complètement contraire à l'attitude positive de la Foulée verte. Aujourd'hui encore, j'ai du mal à me pardonner cet accès de faiblesse. Je songe aux exploités des pays pauvres qui s'abîment les mains à ramasser les feuilles de tabac, je pense aux grandes multinationales USA qui nous imposent leurs Cowboys à grandes marmites de publicité subliminale, et j'ai honte. Les circonstances atténuantes étaient mon statut de débutant à la Foulée verte et ma nervosité, attisée par l'intuition, qui s'est hélas vérifiée, d'une catastrophe imminente. La fumée que crachait ma bouche était un pâle reflet des nuages de poudre qui allaient bientôt recouvrir le champ de bataille.

Avec toutes ces pensées sombres, le matin suivant j'ai oublié de changer de chemise, et je puais fort la cigarette.

– Tu sens bizarre, a fait Celsa en me faisant la bise.

– Wok wok barbecue, ai-je trouvé à répondre, puis je me suis rendu compte de la gaffe et j'ai ajouté précipitamment:

– Légu caro toma auber!

Si elle avait creusé mes paroles, elle n'aurait pas tardé à démasquer la cigarette, et je risquais l'expulsion. Heureusement elle ne comprenait pas bio ce que je racontais à cause de mon bégaiement, et comme elle avait d'autres soucis – Machepot, l'industriel des pots d'échappement, n'avait toujours pas renouvelé son contrat – elle s'est éloignée, la mine pensive.

N'empêche, pour ne pas risquer de me faire attraper, je suis allé aux toilettes où j'ai vidé sur ma personne un déodorant Air jresh à la lavande, spécial petites odeurs. Tant pis pour l'ozone! pensais-je égoïstetnent, pendant que le jet froid de chlorofluoro-carbone me rendait présentable. C'était une très mauvaise pensée, je le reconnais, et j'ai pénible conscience encore aujourd'hui. Pour ma défense, je voudrais dire que je n'étais pas le seul coupable dans cette affaire: l'homme ou la femme de ménage qui avait laissé de tels produits dans nos locaux sans se soucier de leur composition était autant à blâmer que moi.

En rentrant des toilettes, je me suis cogné à Josas.

– Misérables caries! jurait-il entre ses dents. Esprits immondes!

Immédiatement j'ai compris.

– Enc', enc', enc'? ai-je fait.

– Exactement. On ne peut pas leur faire confiance, à ces gens, même d'un orteil. Ils ont fini par déchirer l'affiche, tout le bas est parti comme un glissement de terrain… Comment

ont-ils pu? C'est inhumain…

Il avait les éclairs.

Nos troupes mijotaient devant l'ascenseur. La désolation régnait sur notre affiche. Les pattes du pingouin avaient été sectionnées. Le bas des ailes arraché. En regardant de près, je me suis aperçu qu'on lui avait brûlé le ventre avec un briquet. La pauvre bête n'avait que les yeux pour pleurer. L'enfant brunâtre, lui, se portait comme un charme. Le regard de chien battu qu'il nous a adressé était désagréablement collant. On avait l'impression qu'il se glissait dans le portefeuille.

Une sourde colère a grondé dans nos veines, une envie de réparation a suinté par les pores. On est montés au quatrième.

Les vaccins nous ont opposé un mur fait d'incompréhension et de mauvaise foi.

– Quelle affiche? disaient-ils. On n'a pas touché à votre affiche. Elle ne nous intéresse pas, votre affiche. Sauf à dire qu'elle est repoussante., pisseuse à souhait, mais bon, les goûts et les couleurs…

Ulis a écouté leur baratin. Calmement, sans geste vulgaire, sans proférer de mot déplacé, mais en articulant pour être bio compris, il a énoncé ce qui sera notre position diplomatique pour les prochains jours:

– Nous, représentants de la Foulée verte, n'aimant rien davantage que la paix dans le monde, sommes contraints de nous plaindre officiellement de votre conduite. Nous regrettons de constater votre mauvaise attitude. Deux agressions en deux jours – la coupe est pleine.

Les vaccins se sont affolés: leurs voix s'élevaient, on captait dans l'air des germes d'hystérie. Leur comportement était typique des coupables qui sentent sur leurs épaules le souffle d'airain de la justice.

– C'est qu'il nous menacerait!… Nous sommes dans nos droits!… Face de pingouin!…

Le dernier commentaire était dit à mi-voix, évidemment. Les lâches savent s'y prendre. Mais leurs propos n'ont pas atteint un homme comme Ulis. Il avait en lui une verdeur inouïe. Je le regardais avec des yeux émerveillés. Ayant tout dit, il est resté silencieux, pour que ses paroles empreignent les esprits. Puis il a tourné le dos.

On a regagné nos étages sous les quolibets. Certains bénévoles ne comprenaient pas cette façon de s'écraser. Ils voulaient en découdre dans l'instant. Après tout, se disaient-ils, on n'est pas des n'importe qui! On a terrassé des pollueurs très arrogants! Des mastodontes du pétrole ont mordu le limon! Des réchauffeurs de climat! Des découpeurs d'Amazonie! On ne va pas se laisser faire!

Ulis sentait bien, lui, qu'un maelstrom se préparait. Il avait besoin de calmer le rythme. Il avait des responsabilités. Le poids de notre communauté sur les épaules. Il ne pouvait pas déclarer la guerre à la légère. Il a dit:

– Les choses sont claires maintenant. Le deuxième avertissement a été donné. Il n'y en aura pas de troisième.