39268.fb2 O.N.G.! - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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Puis il a fait un grand geste du bras qui ressemblait à une bénédiction.

– Vaquez à vos occupations. Ne songez pas au passé. Ouvrez votre cœur à l'avenir. Nous avons des missions à accomplir. Les oiseaux, le ciel et la terre ont besoin de notre lucidité. Allez!

Les camarades se sont dispersés, chacun à sa tâche. Ulis m'a fait signe de le suivre.

On est entrés dans son bureau. Il s'est assis, le visage figé, les bras fatigués.

– Julien, Julien… T'es encore jeune, Julien, mazette ce que t'es jeune…

Je me taisais. D'un côté j'étais flatté qu'il m'ait pris seul avec lui, en confident en quelque sorte, d'un autre je ne savais que penser de ce ton mi-solennel, mi-accablé.

– Tu sais quel est notre pire ennemi, Julien?

J'ai répondu quelque chose comme “le nucléaire” ou “les OGM”, je ne sais plus.

– Non, Julien. Tu te trompes. Le voilà l'ennemi. (En disant cela, il a pointé le doigt vers sa poitrine.) On est chacun son propre ennemi. Et celui-là est implacable, crois-moi. Tu as le tien, j'ai le mien, aussi secret et insaisissable que le karma. C'est lui qui nous rend faibles. Il pousse aux compromis… Tu as fumé hier, hein?

J'ai failli m'évanouir.

– Je l’ai su dès que je t'ai vu ce matin. Les Cow-boys donnent au regard un je-ne-sais-quoi de coupable… Range-moi ces yeux de chien battu. C'est le climat qui règne ici qui t'a fait craquer… Je ne t'en veux pas et je ne dirai rien à Celsa. Va pour cette fois-ci. À l'avenir sois fort, Julien. Combats!… Désormais je ne veux plus entendre parler de Cow-boys, ni même de cigarettes françaises. Nous sommes d'accord?

J'avais les yeux tellement baissés qu'il me semblait voir ma pomme d'Adam. Elle déglutissait misérablement.

– Allons, ce n'est pas la peine de pleurer. Sèche tes larmes, mon enfant. Nous avons tous été un peu chahutés depuis hier. L'ennemi pousse en chacun de nous! Il guette le moindre faux pas. Tu crois que je ne vois pas les affres de mes troupes?… Tous les camarades sont tangents. Celsa déprime. Josas se ronge pour l'affiche. Chatou, Robinson, Saint-Cyr, sont impulsifs comme de jeunes loups. Et moi… Tu sais ce que j'ai, moi?

J'ai ouvert mes yeux en grand tellement je ne voyais pas ce que le saint homme pouvait se reprocher.

– L'ennui, Julien… Cette monotonie gluante des cheminots à la trentième semaine de grève… Le cafard du prof à la énième étudiante séduite… J'ai l'impression d'avoir déjà vécu – dans une autre vie, probablement – chaque événement qui touche à la Foulée verte. Enfance et vaccin excepté… Je suis blasé, Julien. Je me fais vieux.

Comme j'allais protester, il m'a jeté un regard sans appel.

– Pas la peine de se voiler la face. Mon karma n'est pas des meilleurs en ce moment. Le feng shui est nord-ouest. L'année du cheval est mauvaise pour les Capricornes. Mon inconscient clignote à l'orange. Et avec moi c'est toute la Foulée verte qui est menacée… Ce qu'il nous faudrait pour nous réveiller c'est qu'un millier de baleines viennent mourir sur nos côtes! Qu'une fuite radioactive contamine l'eau de la ville! Une grande catastrophe écologique! Ô ce serait… Où sont-elles? Je doute… Parfois j'ai l'impression que les temps glorieux des Exxon Valdez appartiennent au passé… Laisse-moi.

Il s'est mis en position du lotus.

Je suis sorti, un peu sonné, ébloui par la grandeur de cet homme.

La différence avec paternel criait dans mon cœur. L'un se contentait d'être un rouage du système, tandis que l'autre! L'un ne remettait jamais en cause les clichés sur le travail ou la famille, clichés qui se transmettaient paisiblement de génération en génération comme de mauvais gènes, alors que l'autre! L'un était absolument insensible à la magnifique chanson de la nature, aux fluides invisibles qui nous gouvernent, pendant que l'autre!

Comment paternel pouvait-il investir son temps dans un hochet aussi futile que la messe du dimanche alors qu'il y avait des Exxon Valdez de par le monde? C'était d'un passéisme révoltant. L'essence malfaisante de la minibourgeoisie, son pitoyable nombrilisme, son instinct de propriétaire foncier, tous les médiocres renoncements se révélaient dans ce passe-temps improductif. Ah, je pouvais l'entendre, leur prière, comme si j'étais dans leur tête. Aidez-nous, petit Dieu, à compléter nos points-retraite! Donnez-nous, miséricordieux, de bons feuilletons télé! Et surtout, faites donc que nos enfants nous ressemblent!

La maternelle, elle, se méfiait de l'Eglise, du curé surtout, car on le savait hostile au préservatif. Or il y avait un refrain que maternelle me répétait assez, dès que j'en ai eu l'âge, un refrain qui tenait aux risques de l'acte non protégé. Les martingales féminines étaient remplies de virus en embuscade. Ils attendaient que j'y mette les pieds, si je puis dire, pour me saisir à la gorge. C'était son obsession. Elle a grandement contribué à m'aseptiser.

Si seulement paternel avait eu la même persévérance avec la cigarette. Mais non. Paternel ne m'a jamais dit d'arrêter. Laxiste, il se contentait de sucer sa pipe, en me laissant m'enfoncer dans les Cow-boys. Moi, son propre fils. Parfois maternelle protestait. La fumée imprégnait ses rideaux et la cendre s'incrustait dans les tapis. Elle n'en pouvait plus de lustrer le cendrier. Elle demandait au paternel d'intervenir. Aussitôt il montait sur son cheval. La liberté! déclamait-il. Le libre arbitre! Notre enfant doit choisir par lui-même! Comme si cette pseudoliberté laissée à la cigarette pouvait masquer le carcan imposé par la société sur tous les autres aspects de la vie. Peut-être voyait-il dans l'épaisse fumée du salon, qui faisait tousser maternelle, le seul lien familial qui nous unissait encore.

Il n'était que temps de le rompre. Quand je suis sorti de chez Ulis, j'avais en moi, comme un kyste, la ferme résolution de ne plus fumer.

Le soir venu, j'ai pris le bloc de Cow-boys, et je me suis appliqué à l'écraser avec le talon de ma chaussure, passionnément, jusqu'à ce que le tabac giclât comme fiente de pigeon. Sales cigarettes made in USA, pensais-je, jamais plus vous ne me ferez de mal! La rage que j'avais!

Au lever, j'ai ressenti les tiraillements du manque. J'avais tellement envie d'une taffe que j'ai cru que j'allais trépasser. D'un regard sombre j'ai contemplé les entrailles des Cow-boys qui nageaient au fond de la corbeille. Mes mains tremblaient. Ramasse donc un peu de tabac, me disait une voix doucereuse (curieusement elle avait l'intonation de la cheftaine Enfance et vaccin), tu t'arrêteras demain. Une autre voix, ferme et froide, me commandait de partir immédiatement chez la Foulée verte. Rappelle-toi tes belles résolutions d'hier, tonnait-elle.

J'ai concentré ma volonté pour n'écouter que cette deuxième voix-là, que je savais être la voix du salut. Sans autre petit déjeuner qu'un déca, je me suis dépêché de quitter mon logis où je risquais de succomber à la tentation. J'ai attrapé mon vélo, et j'ai pédalé, pédalé! Les dieux devaient être à mes côtés, ou le feng shui, car à aucun moment mon regard n'a croisé celui d'un café-tabac.

Le souffle court, je suis arrivé au bureau. Notre drapeau vert m'a fait l'effet d'un clairon de cavalerie. Je me suis précipité dans l'immeuble. J'étais sauvé.

J'ai repris mon souffle à côté des poissons rouges. Les bénévoles du matin passaient devant moi, pressés de gagner les étages. Ceux de la Foulée verte me saluaient d'un simple “yo!”, frais et direct, ou d'un “yo, Julien” s'ils se souvenaient de mon nom, ce qui n'était pas évident car je n'étais que stagiaire d'été. Ceux d'Enfance et vaccin, ces gosses de riches, ne me voyaient même pas, comme si j'étais un abribus. Ils se roulaient entre eux des bonjours à la brillantine, la politesse bourgeonnait, on aurait dit des cadres sup, mais moi je sentais toute l'hypocrisie de leur petite nature et je bouillonnais. Vous vous croyez civilisés, les apostrophais-je dans ma tête, mais votre blabla n'est que du vent aux bronches, vous n'êtes qu'une bande d'abîmeurs d'affiches, pas respectueuse du travail d'autrui. Vous êtes, ligue de fumiers, très, très loin de la Foulée verte.

Sur ces pensées, l'ascenseur m'a appelé. Je suis entré. J'ai vu notre pingouin amoché et mon sang a fait un looping, et le déca a crié dans mon ventre vide.

Ça s'est produit dans l'instant. J'ai sorti un gros feutre. Entre les jambes de l'enfant brunâtre j'ai dessiné un phallus. J'y ai adjoint deux sphères poilues, remplies de vitalité chaude à ras bord. Ça te fait les pieds, tiens, lopette! avais-je envie de crier. Puis, sur sa face de dioxine, comme ses yeux suppliants étaient mortel demandeurs de tendresse, j'en ai dessiné un autre, le chinois en pleine gueule. J'allais ajouter quelques mots salés quand l'ascenseur a bipé: j'étais au troisième.

J'ai serré les mains des camarades, j'ai fait des bises. Je me sentais soulagé. Ma tension s'était évacuée par le dessin. Je faisais des blagues, j'étais enjoué.

J'ai croisé Celsa, plus sombre que d'habitude. Elle a dit:

– T'es gai comme un gratuit d'été. Si l’on pouvait avoir ton détachement!

J'ai été déçu qu'elle me parle sur ce ton.

– L'ennemi de bonne écologie l'humeur la Foulée verte n'est bio en rien.

– Mais ouais, cause toujours, a grommelé Celsa. C'est pas toi qui te tapes l'industriel des pots d'échappement.

Et comme on parlait du loup, le voilà qui est apparu à notre étage, le blazer dégarni, la cravate coincée, les chaussures d'un pétrole de catafalque. Un vrai petit uniforme de patron de PME. Nous qui étions plutôt jeans-poncho-baskets, on le regardait avec des yeux d'oiseaux.

– Nous avions rendez-vous, a dit l'industriel de sa voix posée de maître du monde.

Rien qu'à son intonation, je le détestais déjà.

– Et comment! a fait Celsa en levant discrètement les yeux au ciel. Venez dans mon bureau. Ah, je vous présente Julien. C'est notre stagiaire. Il prendra des notes.

On s'est installés dans les poufs. Celsa s'est mise en lotus. Maladroitement j'ai essayé de l'imiter et je me suis fait mal aux articulations. En guise de compensation, mes yeux ont frôlé sa jambe. Bien malgré eux, ils ont suivi le galbe (dont je ne dirai pas s'il était merveilleux, ou joli, ou attirant, ou envoûtant, car en ce moment je suis libre de pensées sexistes), et pendant une fraction de seconde, j'ai cru observer le papillon blanc de la petite culotte. Tout de suite, j'ai eu envie de fumer.

L'industriel, lui, est resté impassible. Le cul dans son pouf, il a ouvert sa serviette de cuir aux reflets fascisants, d'où il a tiré une enveloppe.

– Votre organisation nous a fait parvenir cette missive recommandée, dont je ne saisis pas le pourquoi du parce que.

À sa manière d'articuler le mot “organisation”, on voyait déjà qu'il ne nous portait pas dans son cœur, le pollueur.

– C'est un pacte de non-agression, a expliqué Celsa. Vos pots d'échappement menacent la planète. Des millions de particules de gaz carbonique sortent de vos produits chaque seconde, et vous ne faites rien.

– Par le dragon saint Georges! s'est offusqué l'industriel. Ce sont les automobiles qui polluent! Nous, au contraire, on est là pour filtrer.

D'ailleurs, grâce à notre nouvelle technologie rhodium sur céramique, nous avons réduit le nombre de micro-particules nocives d'un facteur deux virgule trois, sans compter le plomb…

– D'abord, je vous demanderais de ne pas afficher vos croyances religieuses en public, c'est contraire à l'esprit Foulée verte. Il y a ici de jeunes oreilles – elle m'a désigné du menton – qui vous écoutent. Ensuite, vous ergotez. Des polluants sortent-ils, oui ou non, de vos pots? Il a plié l'échiné, accablé par la logique implacable.

– Vous n'êtes pas en mesure de discuter, a conclu Celsa. Nous avons un dossier sur vous.