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Y*

Votre premier entretien t'avait semblé différer de ceux qu'en la même circonstance et pour le même objet tu devais avoir avec tant d'autres.

Tu étais jeune, croyais encore, à l'orée d'une de tes carrières, avoir de l'ambition. Ces carrières que tu ne t'es jamais résolue à faire… Elles se font cahin-caha sans que tu t'attaches à les mener. Certes, tu travailles – à l'université, à l'écriture -, mais la nécessaire sociabilité avec tes pairs, avec les arbitres de tes destinées – universitaires, littéraires – t'ennuyant au-delà de toute mesure, tu l'évites autant qu'il est en ton pouvoir.

Y*, pour sa part, était en voie de devenir ce qu'elle est devenue, et que certains révèrent, craignent, haïssent tout ensemble comme une puissance dans le milieu où se mènent ces fameuses carrières. Tout cela, pour elle comme pour toi, n'était encore qu'à venir. Tu lui trouvais de la force, de la passion à son propos. Elle avait voyagé, vécu ailleurs (ce qui dans vos milieux était l'exception plutôt que la règle).

Vos goûts paraissaient proches; votre attitude à l'égard de vos goûts plus proche encore.

Tu imaginais que ce premier sentiment de proximité, de complicité ne pourrait aller que s'approfondissant avec le temps. Le désir n'était pas loin. Tu pris l'habitude de songer à elle comme à une amie.

L'amitié te paraît aujourd'hui la chose la plus difficile au monde. Tu t'y efforces, et presque toujours doutes de sa réalité. Le désir sert sans doute à cela: par quoi l'on croit donner corps, certitude tangible aux fantômes, aux chimères, et qui les dissipe, imperceptiblement.

Elle, toujours tu l'as connue sujette aux plus étranges liaisons, qui semblent la captiver sans reste… Distante et absorbée tout ensemble…

Elle était alors la maîtresse de *** qui, des années plus tard, te confia au détour d'une conversation que ses craintes quant à son empire sur Y* avaient tourné à l'époque autour de deux rivaux: toi et un autre – ce dernier devenu en effet l'heureux élu dans les affections et la confiance de Y*.

Ce fut comme si *** avait levé, devant tes yeux, un voile.

Tu n'avais jamais vu les choses sous un tel angle, celui de la rivalité, de la conquête, de l'empire. Tu avais même manqué de l'imagination d'une telle perspective. (Savais-tu seulement que cette société dans laquelle tu vivais – parfois – était encore une société de cour? Et que l'Ancien Régime n'avait jamais fini? Qu'il s'était tout simplement multiplié, diffracté et, décentré, occulté, régnait plus souverainement que jamais…) Il aurait fallu que quelqu'un t'en indique la voie, le but. Il aurait fallu que quelqu'un ait eu assez d'empire sur ton imagination pour en guider la carrière. Curieuse aporie… Tu aurais eu besoin d'un abbé Carlos Herrera pour pointer à ton effet l'âpre chemin de l'ambition mondaine et la voie des ordres d'imposture…

Et quand bien même…

Tu lis étrangement la comédie humaine. Sensible, certes, au délice de l'intrigue, à l'imaginaire de la puissance, à la mécanique des rivalités et des rouages par quoi l'on gagne une position, tu échoues pourtant à t'identifier: la mimesis, même avec effort et volonté d'y succomber, ne t'inspire pas les désirs d'un Rastignac. Tu ne peux voir le monde s'agiter sous tes yeux sans reconnaître ici ou là grouiller ces pantins en proie à des passions balzaciennes. La politique, la littérature, l'administration en débordent. Il n'y a pas une carrière sur la place de Paris qui ne sente son lecteur et mime des créatures de la Comédie. Nous avons abondance de jeunes jeunes gens et vieux jeunes gens des deux sexes, ambitieux, naïfs autant que roués, en proie à leur bildungsroman. Pétris (souvent sans le savoir ou alors le sachant trop) du Corteggiano, des instructions apocryphes d'un vieux cardinal baroque. Qu'est-ce donc qui t'aura prévenue d'émuler les héros des intrigues canoniques de cette société? Le texte dit splendeur et misère des courtisanes, les illusions perdues…

Il dit aussi femme-écran…

Le plus comique de l'affaire, c'est que sans doute bien des gens autour de vous avaient l'intrigue parfaitement en vue. S'ils ne t'en ont pas suggéré le projet (ou aurais-tu manqué de reconnaître et déchiffrer leurs suggestions?), c'est qu'évidemment ils pensaient que tu savais sa nécessité et son évidence, et croyaient que l'inclination t'en viendrait naturellement, comme à eux elle serait venue naturellement, eussent-ils été dans ta position, et comme elle est censée venir naturellement (c'est-à-dire à force d'inculcation dans les grandes narrations de cette société) à tout prétendant à la carrière.

Ces spectateurs ne manquent sans doute pas, encore aujourd'hui, de te tenir pour imbécile et certes, te méprisent secrètement de n'avoir pas saisi l'occasion, de ne t'être pas jetée dans l'intrigue qui crevait les yeux. L'eusses-tu discernée, aurais-tu été capable de t'y précipiter? A défaut de cynisme, aurais-tu même eu assez de mauvaise foi pour te leurrer jusqu'à te persuader qu'une telle conquête pouvait constituer le prolongement naturel d'une belle amitié et non pas une vulgaire liaison?

Mais n'outres-tu pas ici le pessimisme? Ton affection pour Y* était-elle condamnée inéluctablement à la corruption? N'aurait-elle pu échapper aux fatalités, aux fracas du milieu qui l'avait vue naître? N'y avait-il pas de marge, de dehors, de havre où la dérober aux inquisitions, aux sujétions, aux vanités?

Dans cette sphère du désir, peut-il jamais y avoir d'histoire sans intrigue? On ne saurait vivre au milieu du monde et ne se pas prendre aux filets, aux fils de ses trames. Là même où l'on croit le plus radicalement lui échapper dans l'éperdu du désir -, il insinue ses lois, sa comédie, son empire. Nos désirs nous sont soufflés – théâtralement et vulgairement: dictés et dérobés.

Voilà quelques années qu'il t'arrive parfois de souffrir étrangement à voir paraître les marques de l'empire de l'autre.

Aurais-tu voulu être à Y* ce que l'autre lui est, et dont elle semble avoir le désir? Le sauras-tu jamais? Car tu ne sais pas ce qu'il lui est. Au mieux peux-tu discerner ce qu'elle lui est. L'empire est sans mystère. Mais, elle, à quoi ainsi s'adonne-t-elle?

Tu souffres peut-être parce que ce spectre de l'empire a vidé de sa promesse le lien que tu imaginais entre Y* et toi – ou peut-être n'a-t-il fait qu'en révéler la vanité. Il te semble continuer d'entretenir une amitié avec un fantôme ou une ombre d'elle. Quand tu doutes par trop de la réalité de ton sentiment et crains de n'avoir fait que rêver, ou de toutes pièces fantasmer ce fantôme, tu relis un livre qu'elle a écrit avant, dans le temps lointain de vos premières rencontres. Et toutes les fois où il arrive que devant toi on moque telle ou telle position que Y* aura prise ou favorisée et qui manifeste si évidemment l'influence de l'autre, tu ne peux t'empêcher de la défendre quand bien même cette position te déplaît absolument.

N'est-ce pas naturellement que les gens que l'on fréquente, au café, en ville, au lit, en viennent à influer sur nos vues, nos opinions? Les jugements ne sont point choses réfléchies mais sortes d'accommodation à ceux du cercle où nous tenons nos connaissances. Nos habitudes les dictent, plus que nos goûts. Peut-on s'en défaire sans briser le cercle familier? Et sait-on assurément distinguer un goût d'une habitude, un penchant d'une sujétion?

Dans le même mouvement, tu éprouves une sorte de douleur car l'imposture est obscène ou cruelle, et défigure pour toi le visage de Y* que tu aimes et n'as pas su protéger (ou peut-être conquérir…).

Tu es résignée pourtant et tu t'en veux parfois du sentimentalisme imbécile de ton attitude. Il est après tout ridicule de ressentir encore la force d'un lien qui ne cesse d'être contredit et contrarié par la rareté et superficialité de vos échanges… Mais cela se complique encore car, par-delà et dessous la frivolité et le bavardage professionnel auquel vous vous livrez, il lui arrive de te dire parfois des choses curieusement intimes. Et tu ne sais comment interpréter ces moments ou ces confidences. Tu sens (ou est-ce que tu imagines?) quelque chose d'autre, de peut-être réel (quelle absurdité qu'une telle hypothèse…). Sont-ce les moments où la garde tombe, les moments où la personne ancienne de Y* resurgit de sous la dure armure des frivolités, des stratégies et des parades où elle se forge? Ou bien sont-ils eux aussi inauthentiques, une autre ruse ou habitude, un comportement rituel, une tactique de ces milieux: l'affectation d'une profondeur, l'exhibition d'une sincérité destinée à nous rassurer, nous tous, que nous sommes bien humains encore et non pas les automates grotesques d'une intrigue réglée? Est-ce simplement que le privé, l'intime, la chose ressentie ne sont que des munitions supplémentaires au jeu agonistique de la frivolité? Et comment dois-tu répondre et à quoi t'adresser: à l'apparence ostensible ou à la profondeur furtivement découverte? Dois-tu montrer que tu entrevois quelque chose qui t'émeut, montrer que tu reconnais cette chose sensible, que tu es prête à l'entendre et à la protéger comme un secret? Ou dois-tu, ainsi qu'elle et dans le même mouvement, la répudier, t'en amuser, n'insister pas et demeurer sur le ton de légèreté mondaine? Est-ce par pudeur qu'ainsi elle agit? Car insister révélerait ou exposerait peut-être quelque vulnérabilité…

Or, nous avons appris que ce monde est traître et que la manière la plus sûre de préserver ce que l'on chérit est de le dévaluer ouvertement afin que nul ne songe à s'en emparer, de l'exhiber afin que nul ne le perce à jour ou ne le dérobe.

Profaner ce que l'on a de sacré pour n'en être pas l'otage…

Ou bien l'impudeur s'étend-elle si loin dans l'intime parce que tout est profane, qu'il n'y a pas de secret, pas d'intériorité, que de tout il peut être fait usage pour intrigue, empire, sujétion…

Ainsi, cette paradoxale et concomitante surestimation et dépréciation du désir, intimée dans le langage avec quoi l'on parle de sa vie érotique… En termes manifestant sa vulgarisation, et dans le ton, l'accent avec lequel on les prononce, on feint de ne s'en pas laisser imposer par le pouvoir de la chose. Activité hygiénique, requise, métronomique: la partition réglée, sans syncope ni soupir, d'une fanfare municipale ou d'une essoreuse. Cette banalité montée en épingle, cette insignifiance mise en exergue… Tu soupçonnes que cette sorte de volontarisme de vocabulaire chez tes interlocuteurs est le fruit d'un effort, d'une résistance concertée à un sentiment intime qu'il serait par trop ridicule ou puéril de laisser transparaître. Et il te semble que, par un tour supplémentaire de ruse ou de résistance, l'assertion impudique et qui ne serait que paradoxale pudeur – ou mieux, tout autant pudeur qu'impudeur… cela est indécidable et tourne sans fin, la pudeur dictant l'impudeur qui dérobe la pudeur, l'une signifiant l'autre et l'annulant dans la même profération; étrangeté familière, par où l'assertion impudique préserve ou appelle pour la renier la possibilité de son double, de son autre – se défend de rendre à éros son secret, son inestimable pauvreté offerte en sacrifice à l'abondance ostentatoire de nos mœurs consumatrices.

Ultimément, tu agis comme si la chose était réelle et ressentie, et comme si tu parlais encore avec elle que tu as cru connaître. Tu éprouves, après coup, toute l'absurdité de ta conduite et parfois la crainte qu'elle n'interprète ta réponse comme une sorte de sentimentalité intéressée, les marques d'affection comme une faiblesse ou un calcul. Et au terme de tout, tu es surprise toujours des marques lointaines de sa bénévolence à ton égard, et te demandes si c'est là le lien ancien qui peut-être jamais ne fut, ou si fugacement, qui fidèlement les dicte, ou encore autre chose (mais quoi? tu es fatiguée de relire Balzac, Gracian, Acceto, La Rochefoucauld…). Et encore, tu te demandes de loin en loin pourquoi tu la vois si rarement, si c'est parce qu'elle te trouve si retirée, tes intérêts peut-être trop éloignés du monde qui la hante, de ce monde qui l'absorbe semble-t-il entièrement (de ce monde où elle s'absorbe entièrement? pour se fuir? pour s'abdiquer? ou bien parce qu'il n'y en a pas d'autre…), ou si c'est parce qu'elle se sent aussi étrange avec toi que tu te sens depuis si longtemps avec elle, dans l'incertitude où vous êtes du terrain sur lequel vous vous rencontrez, le virtuel ou l'artificiel, et craignant de choisir irrévocablement l'un ou l'autre. Et surtout, si tout cela ne se passe pas que dans ton crâne et que ne s'y meuvent pas même des fantômes aux limbes d'un bref passé défunt, mais les pures hallucinations du sens, des moirures psychologiques sans une parcelle de substance, des ombres sans corps pour les porter, rien que toi et toi jouant contre toi-même – n'es-tu pas ton meilleur adversaire? – au jeu antique et déraisonnable de l'analyse.

Et tout cela, cette dissection interminable des ombres, trop psychologique et naïf encore de ta part.

Une petite écharde cynique et banale te point dans tes odyssées mentales, instillant à l'animal janséniste et contemplatif ce soupçon que le monde n'est qu'un champ de bataille où se déploient les intérêts, les luttes et les ruses stratégiques de l'ambition et de la puissance, inauthentique de part en part, l'authenticité n'étant que l'ultime fiction déployée par l'inauthentique pour mieux t'aider à t'abuser, et que ce que tu crois délicatesse morale ou penchant intérieur et souverain n'est que fonction (ou écran) de ton impuissance à poursuivre les seuls biens réels qui soient, ici et maintenant, et que tu n'as pas la vertu de désirer sans scrupule car te fait défaut le courage de reconnaître qu'il n'y a rien dans cette vie (qui est la seule qui jamais nous sera donnée) au-delà d'influence, vanité, femmes, fortune… Mais est-ce ta faute si la foi te fait défaut? Si tu n'arrives pas à croire en ces objets, si aucun ne t'enchante? Tout ce que tu en as goûté, quand tu croyais encore les désirer, ne t'a jamais donné nul plaisir. Toute la religion de la subjectivité (l'idolâtrie des désirs, la logique du divertissement, la théosophie des rivalités, l'art d'assujettir) te paraît grotesque. Ce qui, à d'autres, paraît la solidité et le plaisir mêmes, te paraît, à toi, fumée, ennui. S'il avait suffi de se mettre à genoux pour croire… Ironique aporie de la souveraineté: pour régner, ne faut-il pas s'agenouiller?

Parfois Y* te manque.

Un matin, dans un taxi qui t'emportait vers un aéroport, vers une gare, vers un amphi de cours – la radio branchée sur quelque programme culturel t'apporta sa voix, la voix nue, enchanteresse de Y* qu'il te sembla jamais n'avoir entendue encore dans sa nudité, dans ses harmoniques, dans ses inflexions, son spectre, la fulguration érotique d'un désir sans histoire et sans espoir.

Tu songes à la simplicité qu'il y aurait eu à l'appeler, la rencontrer dans quelque jardin discret, café obscur. T'apparaît peut-être la figure de ce que tu désirais: la ravir à son milieu, comme s'il était possible de la dépouiller de ces traits que sans doute l'adaptation à ce monde, dans la sorte de compétition darwinienne qu'il force, l'a conduite à adopter. Ironie: ce désir héroïque du dépouillement outrepasse l'empire même, il l'absolutise. Ironie encore: de milieu, tu n'en as pas, n'as développé nulle adaptation spécifique à aucun et c'est ce qui fait si puissamment que tu n'es chez toi nulle part et que ces phrases sont le seul milieu que vous partagerez jamais.

Où dénouer le fil du désir. Rêver des nuits. Errer encore parmi les ombres.

[Nuit 9]