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POST SCRIPTUM

Et bien entendu, infoutue tu fus de respecter les règles que tu t'étais prescrites à l'origine de ce projet. Ce n'est plus même clinamen, c'est déflexion maximale…

Te croyais-tu vraiment capable de mener ce que l'on appelle une vie régulière et te plier à une dactylographie métronomique, aux heures sobres du matin? Tant que tu ne t'es pas laissée aller à ta pente qui est depuis toujours d'écrire la nuit, ton projet demeura aux limbes. Il serait honnête sans doute (quoique insignifiant) d'en corriger le titre pour Pas une nuit. Ce serait violer toutefois à son tour la règle par laquelle tu t'interdis repentirs et ratures, et faire que ce qui fut écrit soit désécrit. Ainsi va-t-on, d'une transgression l'autre, jusqu'à temps qu'on a éviscéré le corps complet des lois…

Quant à écrire chaque jour ou même chaque nuit, belle espérance… De ton vice cardinal, la procrastination, comptais-tu te corriger si aisément? Il n'avait pas fallu une semaine avant de te lasser toi-même. A chaque jour suffirait sa femme? Non point. Il y a tant de livres que tu n'as pas lus encore et que tu convoites de feuilleter… L'écriture et les femmes attendraient bien encore un peu… Chateaubriand te tenait éveillée jusqu'à point d'heure, et les matins que tu avais dédiés à ton devoir d'écriture te trouvaient au lit avec un homme mort il y a plus de cent ans. Tu aurais dû te livrer à des orgies d'écriture pour rattraper le temps perdu à te coucher si tard que tu peux de bonne foi assurer n'avoir jamais cessé de te coucher de bonne heure. Il t'aurait fallu mettre les bouchées doubles et feindre plusieurs nuits en une seule. Tu t'y es bien essayée, mais ça n'a pas duré non plus… Tu n'es sans doute plus assez volage pour de telles débauches. Ce que c'est que la faiblesse humaine…

Mieux: tu as abandonné des mois durant ton projet. L'incertitude le disputait à l'acedia. Le péril était passé. Ces écritures, inachevées pour avoir tardé à remplir leur objet, te revenaient bien parfois en mémoire. A quoi bon les poursuivre? Certaines nuits, tu t'attelais, incertaine de devoir en remplir le programme, au pensum. Ce qui aurait dû faire l'emploi d'un mois de ta vie disséminait sur plus d'une année.

Et quant à faire des phrases simples… Vœu pieux. Même en parlant, tu n'y arrives pas. Tu effleures une idée et hop! ne peux te retenir d'embrasser d'un coup d'œil un vaste paysage de détours et de reliefs que ta phrase ne pourra se refuser au plaisir d'étreindre tout entier, enfilant ses perspectives ou sinuant selon ses méandres.

Pour combler la mesure de ton peu de foi, par-delà les promesses (mais étaient-ce des promesses que faisait cet ante scriptum? des prédictions, des annonces, des engagements? et qui engageaient-elles? à les rompre, que commettais-tu? une imposture, un crime, une escroquerie?) que tu n'as pas tenues, les contraintes que tu as détournées, les contrats (soumis à quelle juridiction? passés avec qui? toi-même? un lecteur qui ne dit mot et n'est pas même personne, au plus signe de personne, et certes moins qu'une signature? quid de son consentement? on l'aura réputé tacite… c'est une fiction quasi juridique que ces contrats d'écriture et de lecture, et qui fonde nos usages des discours les plus sérieux…) que tu as rompus unilatéralement, que dire des clauses que tu as tenues secrètes?

Celle-ci en particulier, qui devrait suffire à faire vaciller l'édifice entier: dans la série de ces nuits, il y en a une, au moins une, qui est une fiction. Et tu ne diras pas laquelle.

Cherchez la fiction.

C'est un tour dont tu te délectais par avance. Car si l'un de ces exercices de mémoire est feint, et qu'on ne sache lequel, comment les lire dès lors? De chacun, le statut et l'interprétation sont suspendus indéfiniment, et de leur série entière, l'abord incertain. Comment les (re)lirez-vous dès lors, lectrice? Comme fable ou comme histoire? Et quel enseignement sur la nature des désirs ici évoqués?

Mais c'est un tour dont la délibération n'a pas été sans t'obliger à quelque réflexion. Comment construirais-tu une telle fiction?

Te suffirait-il de relire et examiner les séquences d'authentique remémoration pour en discerner les tours et pouvoir ainsi mimer la forme et le mouvement? Vieux procédé d'accréditation. Ne risquais-tu pas de te trahir alors par une familiarité trop accusée? Il se pouvait que le résultat de ce mimétisme prît l'aspect d'un quasi-pastiche. Il se pouvait aussi que cette section risquât de ressembler à chacune des autres – qui entre elles ne se ressembleraient pas toutes – par quelque trait de famille.

Tu pouvais aussi incliner à la chimère et recoller des fragments de souvenirs d'origines différentes. Donner à ta créature le désir de l'une, le corps d'une autre, la voix d'une troisième encore. Mélangeant les lieux, les temps, superposant les visages, détournant les qualités et les vices. Lissant le tout, raccord après raccord, pour fagoter ton tissu de fable sans l'apparence d'une solution de continuité.

Tu pouvais encore, puisque ta mémoire est tout autant des figures de ta culture et de tes lectures, plutôt que dans le cours de l'écrire laisser venir à toi et se révéler l'emblème qui donne la clé (au sens non des serrures mais des portées musicales) de tel ou tel exercice de mémoire, tu pouvais encore élire parmi les lieux communs de la rhétorique du désir, une figure, et à elle seule confier le soin de déterminer le cours et la substance de ton récit. Après quoi, tout se résume à l'invention des qualités accidentelles dont draper cette trouvaille. On s'en remet alors à quelque combinaison soigneusement dosée de méthode et de hasard. De méthode, car le hasard ne se rencontre pour ainsi dire jamais pur dans le récit. La difficulté qu'il y a à en produire excède les forces de l'esprit humain: il y faut des machines. L'animal exsude du sens, de la détermination comme il pisse, comme il parle, comme il respire. Rythme irrépressible… Comme on tombe facilement en cadence… De hasard, car une méthode se décèle par trop de cohérence, trop de saturation et l'excès de signification laisse le soupçon de la préméditation dont il faut se garder si sur sa naïveté l'on veut être cru et exonéré.

Mais sait-on vraiment, de l'invraisemblable coïncidence ou de l'implacable consistance, ce qui signe ou la fiction ou le récit?

La prudence voulait, quoi qu'il en soit, que de ces diverses méthodes d'engendrer de la fiction, on mêlât les moyens et les stratégies: l'impur serait ton principe.

Restait, le cycle de ces exercices à peu près mené à bout (demeurant bien en deçà certes de ce que tu t'étais fixé, de ces trente jours ou nuits, car vraiment, quand une fois la raison qui t'avait déterminée à ce terme fut devenue caduque, qu'importait que des nuits il y en eût eu trente ou treize ou vingt et une? puisqu'il s'était agi d'aller à l'encontre de ton idéal de littérature, de ton ambition esthétique de l'œuvre intégralement calculée, pourquoi ne pas se laisser mener par son plaisir, ou son absence de plaisir, à continuer, à reprendre, à avancer…), restait la question la plus délicate à délibérer: que faire de ce petit tas de phrases? Etait-il bien raisonnable d'envisager les publier?

Ne risquais-tu pas, quelles que fussent tes précautions, si tu publiais ces exercices, de blesser telle ou telle qui se reconnaîtrait – à tort ou à raison – sous telle initiale?

N'avais-tu pas pris soin que l'abstraction de tes récits fût telle qu'elle interdît l'identification certaine de leurs sujets? Tu as même poussé la précaution jusqu'à crypter les initiales qui les désignent. Cela était simple: replacés dans l'ordre chronologique de leur événement dans ta vie, ces souvenirs t'offraient une suite de lettres à laquelle tu as appliqué un chiffre très classique. (Ainsi, leur référence, si elle est couverte par le secret, n'en est pas moins objective. Chiffrer n'est point, en premier ressort, feindre; bien au contraire, l'application du chiffre n'est-elle pas destinée stratégiquement à assurer l'authenticité – autant que le secret – du message?) Ensuite, la clause par laquelle tu jetais la suspicion fictionnelle sur chacun des récits, ne scelle-t-elle pas l'indétermination de tous? Enfin, si telle ou telle, formellement se reconnaissait sous l'une ou l'autre initiale et en ce miroir d'encre ne se trouvait pas flattée, n'aurait-elle pas à se blâmer elle-même d'avoir eu la curiosité de lire un livre, publié sous ton nom, où elle savait risquer se rencontrer? Accusera-t-elle le livre ou son désir de s'y voir figurée et retrouver, même mise à nu, même prévenue… Et à celles qui pourraient te reprocher le souvenir que tu as gardé d'elles, tu répondras que ce souvenir tient à toi et à elles tout autant: que ne t'en ont-elles laissé de meilleurs? Mais cela est fort hypothétique. Il ne te semble pas avoir beaucoup maltraité les personnages de tes souvenirs. Et celles que tu auras maltraitées, qui pourra dire qu'elles ne le méritaient pas…

[P.P.S.: Une de mes proches lectrices m'a fait cette remarque: quid de celles qui ne se retrouveront pas dans ces nuits? L'omission ne risque-t-elle pas de blesser, elle aussi? Ma seule excuse en ce cas – s'il devait s'avérer – serait d'invoquer ma paresse, son vagabondage désordonné par les traverses de ma mémoire.]

Ne blessais-tu pas, par ailleurs, ta propre pudeur et, par extension, celle de tes proches (la pudeur est-elle jamais chose individuelle?) à raconter ces choses qu'avec raison la morale ordonnait (car, au rebours, les mœurs de ce temps nous enjoignent inlassablement le dévoilement; ruse de la morale, plus subtile encore que celle de la raison, que de prendre les traits de sa subversion, comme en une époque antérieure il lui était arrivé feindre de réprouver ce qu'elle appelait furtivement au jour) que l'on cache ou que du moins l'on ne publie pas?

La parade est simple. Tu n'oublieras pas de recommander à ceux qui t'aiment de ne point jeter les yeux sur ce livre. C'est un livre que tu ne destines qu'à tes adversaires, ou encore aux inconnues. Et si l'un ou l'autre de tes proches venait à te faire grief de cette manière que l'on ne te connaissait pas encore, tu leur rappelleras combien souvent ils t'ont fait remarquer que l'époque et les lecteurs exigent pour leur divertissement moins de philosophie et plus de boudoir que tu n'en mets généralement dans tes ouvrages, et jamais n'ont manqué de te recommander pour ton succès (objet de leur légitime ambition) de suivre le goût du temps, quand bien même il serait corrompu. Ce que dans la mesure de tes talents et de tes penchants (à la contradiction surtout…), tu as tenté d'accomplir.

Ne risquais-tu pas ensuite, entendant pourtant t'écarter des mœurs de ton temps et de son idolâtrie du désir, de te voir assimilée à ce même culte? Que par l'effet du malentendu – soigneusement institué et entretenu, te semble-t-il – qui régit aujourd'hui si grotesquement toute publication, l'on t'agrège au troupeau de tes contemporains dévots?

Certes, parce que l'objet de ton livre est d'écriture anciennement dite intime et qu'elle s'applique à la dissection du désir, quel critique scrupuleux hésitera à te ranger dans le même sac que la débauche de plumitifs voués à faire boutique leur cul? Mais est-ce parce que les idolâtres, les fétichistes, les pornographes occupent le terrain, y bâtissent chapelles, totems et bordels, qu'il faudrait leur abandonner l'étendue entière du discours sur le désir? Est-ce parce que tant de tes contemporains s'en sont emparés et l'occupent que tu devrais, crainte d'être surprise en si vulgaire compagnie, en si mauvais quartier, soigneusement t'abstenir de le traverser, et céder ainsi à cette forme radicale, spectaculaire et outre-moderne de censure? (Mais peut-être ont-ils déjà fini d'exproprier et de bétonner l'espace entier du désir… intégralement distribué en lotissements publics, dévoré par les HLM, cages à lapins et hypermarchés de la libido… Cette manie de filer les métaphores…)

Plus grave enfin, et ne recule pas à envisager cette possibilité: et si, croyant résister à l'empire du discours dominant, tu ne faisais que pratiquer cette forme – si française de résistance qui s'appelle la collaboration?

C'est là de tous les points le plus inquiétant. Ne succombes-tu pas à une imposture subtile et redoutable? Analogue un peu à ce vieux paradoxe par lequel celui qui va proclamant que le non-être n'est pas, dans le moment même où il le nie, le postule et lui prête ce soupçon ironique de substance qu'il s'emploie à raturer… Mais c'est peut-être faire trop d'honneur (les honneurs de la métaphysique) aux pathétiques petits calculs de la pornocratie que l'époque sécrète aussi naturellement que l'État sécrète de la bureaucratie et la société, sincèrement, de l'hypocrisie. Qui t'assure toutefois que ta critique du désir n'est pas une ruse supplémentaire de son empire? N'es-tu pas à ton insu, à ton corps défendant, en train d'en faire la propagande, comme partout et en tous lieux de ce monde de la post-modernité occidentale, en cette époque du capitalisme tardif, ceux mêmes qui en dénoncent les maux, ne cessent de faire de l'idole la publicité?

Peut-on échapper à la publicité du désir? (Et comment l'entendez-vous?)

Il arrive à certains de s'indigner encore qu'il ne se puisse pas vendre une bagnole, un détergent, une marchandise, un bien, un objet, que la publicité, qui est l'art affecté à l'endoctrinement des multitudes dans le rituel du désir (nous avons des panneaux publicitaires, des clips comme d'autres ont des muezzins, eurent des vitraux ou des hymnes, afin de nous rendre sensibles les articles de la foi que sans eux nous ne saurions imaginer, et pour suppléer à notre pauvre intelligence de nos besoins et de nos devoirs, car nous ne saurions désirer seuls et sans instruction ou grâce particulière, les biens), ne le sertisse ou ne l'affuble de ses emblèmes et de ses fétiches. S'agit-il vraiment de te vendre une chose, de t'inciter à l'achat d'un bien? Ne vous paraît-il pas que la marchandise est prétexte – à indignation, à spéculation… La publicité ne vend, ne fait propagande que pour une chose et une chose seule. Vous croyez qu'elle parle du monde des biens marchands?

Erreur.

Elle ne parle que d'elle-même et de son ressort ultime: le désir, pur.

D'où la débauche de femmes à poil, à genoux, la légion de corps spectaculaires paradés sur les murs, les écrans, les pages… Vous croyez encore que la plus-value, le dangereux supplément ont leur source et secret dans un travail? Erreur grossière de vieux marxistes que vous êtes demeurés… La transcendance de la valeur et son fondement, c'est le désir. D'ailleurs, qui vous enjoint encore de travailler? Mais désirer, encore et toujours, universellement, à plein régime, à vide de charge, en deuil, à l'agonie, à l'article de la mort, du sein des massacres, au pied des échafauds, qu'importe…

C'est à cela qu'on vous dressera, mon amie.

Par corps dénudés, disponibles, offerts, provoqués; par pornographie généreusement déversée dans tous les tuyaux, câbles, médias connus et à venir; par apologie de la transgression, de la subversion et leur discipline rigoureuse; par hystérisation de toutes ces vieilles choses victoriennes, puritaines qui vous ont trop longtemps, trop douloureusement empêchée…

Et les grands prêtres iront psalmodiant l'antienne que sur son désir point ne faut céder.

Et les grands camerlingues iront jurant leurs grands dieux que jamais pénurie ne laisseront s'installer de carburant ni de pièces détachées pour nos machines désirantes.

Et les grands inquisiteurs, après avoir passé à la question ordinaire et extraordinaire les pièces du procès, iront insinuant – c'est-à-dire libéralement décrétant et prononçant – que telle princesse de roman à la canonisation douteuse, et qui préféra le repos à l'objet de son désir, god forbid, se damna de névrose masochique et narcissique…

Et les ordres mendiants iront décriant les injustices distributives, le scandale des bonnes fortunes et des privilèges érotiques, et faisant commerce de la nostalgie d'un temps primitif où le désir était plus pur, où la dérégulation des structures élémentaires du trafic des corps n'avait pas profané encore la chaste fraternité du foutre.

Et les béates iront encensant les ostensoirs du mystique objet petit a, tenant comptabilité rigoureuse de leurs quotidiennes dévotions, du moindre de leurs agenouillements, et hautement professant n'avoir pas une fois en un quart de siècle été visitées au sein des orgies les plus sévères par le malin plaisir, tant ardemment les poignaient l'espérance en l'extase annoncée, l'assomption ineffable.

Car jouir, vous jouirez, en vérité on vous l'a dit, cela est promis, il n'est que de célébrer fervemment l'office de la bonne parole du désir.

Car jouir, notre économie, notre commerce humain, la possibilité même de notre religion l'exigent.

Car jouir, en nature, cash ou à crédit (à crédit surtout, et jusqu'à l'usure), vous jouirez, cela est contractuellement stipulé dans le nouveau pacte.

Vous vous enverrez en l'air et ce sera le paradis sur terre (mais en quoi cela diffère-t-il du vieux credo selon quoi vous vous enverrez en terre et ce sera le paradis aux cieux?).

A cette religion universelle, que pourrait-on opposer? Les affres du doute, le vacillement, l'impuissance, un peu d'anticléricalisme affiché… rien de tout cela, ni l'hérésie, d'ailleurs, ni le schisme, ne porte à conséquence. C'est même le moins que l'empire du désir puisse attendre de ses sujets, la condition même de leur sincère profession du culte.

L'incrédulité seule est vicieuse.

Aussi, dans cet ordre mineur que constitue, parmi les clercs, la littérature, ne seront plus reçus comme vœux que ce qui du sujet s'exhibera et confessera publiquement comme l'expression reconnaissante du pur désir: la poétique comme liturgie et comme orgie, l'œuvre litorgique ou liturgiaque.

L'ironie seule est damnable.

La chair sera fade et vous croirez lire toujours le même livre.

Ainsi s'achève nécessairement, au terme de la durée de cinq heures dévolue à l'écriture par une règle qu'il y a seize mois tu te proposas (et la seule entre toutes scrupuleusement appliquée), le dernier excursus nocturne de ce petit volume composé aux marges de la mémoire, selon un art qui est le sien seul, et au gré de ton bon plaisir.

[Sur machines Apple Macintosh, 19 juillet 2000 - 19 novembre 2001]