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D*

Voici une aventure que longtemps tu aurais voulu pouvoir oublier, faire qu'elle n'ait pas eu lieu. Une histoire dont tu t'es dit, chaque fois qu'elle te revenait en mémoire, que tu aurais dû avoir l'intelligence – ou l'humilité – de te l'épargner.

Tu n'es pas certaine que l'examen que tu entreprends cette nuit des souvenirs que t'a laissés D* ne te jettera pas dans une irritation à la vision rétrospective de ta propre imbécillité suffisamment intense pour te faire renoncer à ton projet.

Pourquoi donc choisir de t'y livrer? Tu en as bien assez d'autres et de plus agréables, ou de plus intéressants, à envisager. La matière ne te manque pas. Tu as à tenir un contrat de trente nuits et non pas de mille et une ou de mil e tre (Shéhérazade ou Leporello de soi-même? Qui prétendra arrêter leur différence?), qui te forceraient il est vrai à aller exhumer les plus infimes, les plus lointains, les plus insignifiants, les plus passagers tressaillements.

Un peu de courage, te dis-tu mentalement à toi-même, et forçant tes doigts à transcrire cela qui paraît maintenant à l'écran. Un peu de courage, ce ne sont que cinq mauvaises heures à passer. Tu te sentiras peut-être mieux à l'issue de cette opération. Si, au moins, tu pouvais disposer d'une petite anesthésie locale. Mais ce n'est pas la douleur que tu crains, c'est le dégoût de la bile et des humeurs qui ont corrompu ces choses de la chair. Que te faut-il? Un verre de cognac? Tu te l'accordes.

Tu l'écris.

Tu le verses.

Considérons à présent calmement la question.

Tout avait commencé assez simplement, à l'occasion de tes quelques séjours en ville alors que tu vivais au loin. Séjours tout occupés de mondanités de-ci de-là, de visites en quelques lieux où tu menais sans grande conviction tes «carrières» diverses. Des semblants de carrières, des imitations plus ou moins réussies de carrières. Tu faisais signe à chacun de tes passages aux divers cercles de ta vie, une vie d'une grande dispersion tu l'avoues. Et à laquelle tu ne te rends que par à-coups, quand tu te réveilles (ou quand on te réveille, souvent brutalement) de ton absorption dans l'autre face, obscure, méditative, de la vie (celle qui a ta délictueuse prédilection). Tu as tendance à t'absenter du monde, du monde réel, du monde dans lequel il paraît que l'on vit. Ta manie déambulatoire, la fatalité du mouvement, tes départs, tes séjours ailleurs, tes éloignements n'en sont que la traduction paradoxale. Non que tu aimes voyager. Tu n'as pas le goût des voyages; tu maudis tout ce qui t'oblige à sortir de chez toi. Et pourtant, tu as la sensation d'avoir passé ces quinze dernières années de ta vie dans les aéroports, dans les gares, sur les routes. Lorsque tu calcules pour remplir chaque année tes diverses déclarations d'impôts…

(Car un des résultats de ta dispersion dans l'espace et de tes transhumances est d'avoir multiplié pour toi les complications de la vie matérielle et ses plaies: les déclarations d'impôts, les comptes en banque, les résidences, cotisations aux régimes de retraite, les permis, autorisations, abonnements, pièces d'identité de toutes sortes… C'est une avalanche monstrueuse et contradictoire de papier, de traces, de formulaires, d'assignations et d'assujettissements qui te poursuit et enfle chaque année sans que tu puisses enrayer son déferlement. Et tu te dis et redis à chaque nouveau courrier, chaque nouvelle pile d'affaires courantes à traiter et que tu laisses, périlleusement, en souffrance – car les bras t'en tombent, tu remets à après-demain le paiement des factures, l'encaissement des chèques, les réponses aux invitations, requêtes, propositions, injonctions, obligations… tu oblomoves à mort… -, tu te dis qu'il faudrait que tu te simplifies l'existence, que tu n'y puis tenir. Tu rêves d'une vie spartiate, réduite drastiquement, impitoyablement, au strict minimum social, légal et matériel: tu l'exagères même jusqu'au presque rien. Une pièce, n'importe où. Ni téléphone, ni électricité, ni ordinateur. Un futon, une planche sur deux blocs, un stylo, un cahier, une bibliothèque non loin. Tu te nourrirais de pain, de fruits, de légumes crus, de viande crue s'il le faut (parviendras-tu à renoncer à la cafetière? et au réchaud qui l'accompagne nécessairement?). Mais voilà le paradoxe: c'est qu'en fuyant devant l'envahissement de la vie matérielle, multipliant les exils, les séjours où tu te réjouissais de faire le vide, de larguer tout, tu te retrouves à multiplier les sujétions… Tu achètes – car tu ne saurais résister au désir d'un volume qui te promet des transports de pensée ou d'imagination – des livres que tu ne te résous jamais à abandonner derrière toi (pourquoi te faut-il garder la trace de tes transports? pour les pouvoir réitérer?), tu te lestes de leur poids, et le désir du transport s'achève en malédiction de la possession et de l'accumulation des signes, des objets. Tu as fait franchir l'Atlantique dans les deux sens à des milliers de volumes; tu t'y es courbatu les reins, rompu les bras. Tu dissémines le fric que tu oublies de dépenser sur de multiples comptes, car tu n'as de désirs que pour des livres, pour des fuites que tu achètes à coups de billets d'avion. Et tu pars, emportant deux teeshirts, deux chemises, deux pantalons, deux caleçons, parfois même rien, ton cartable. Et six mois après, parce que faire la lessive t'est une corvée à laquelle tu ne te résignes qu'en désespoir de cause, tu te retrouves, tu reviens lestée d'une garde-robe complète, uniforme (tu n'as pas de goûts de luxe ni de mode) et increvable (car tu ne tiens qu'au solide, à la bonne qualité, à ce qui saura résister au rigoureux régime de tes usages… le léger, l'éphémère te paraît un gaspillage immoral… si tu ne peux compter que ces chaussures, ce blouson de cuir te dureront des lustres, à quoi bon?) qui remplit tes tiroirs, bourre ton buffet trois corps, fait ployer ta penderie, jonche tes parquets, dévore l'espace et fait de tes pas une course d'obstacles. Et c'est miracle si ta mère te rendant visite en ton exil (car elle, adore voyager, et a grand souci de confort domestique), ne t'aura pas acheté avec amour l'indispensable batterie de cuisine et ce strict minimum en termes de torchons, d'assiettes, de verres et de couverts sans quoi on vit, pense-t-elle, comme un animal. Quitte à te charger comme un âne à l'heure du déménagement… (Car comment jeter ce qui te vient de ta mère? Ce serait crime d'ingratitude et d'indifférence… Pas plus que les livres que tu achètes, tu ne peux te résoudre à jeter ce qui te vient de ta mère. Fatale fidélité.) Bien heureuse aussi, si elle n'a pas, profitant de ton absence, subrepticement déposé dans tes placards de cuisine une part précieusement conservée de l'héritage qu'elle te destine et dont elle te charge et te comble pour ainsi dire en avance d'hoirie: un lot de petites cuillères dont elle te précisera bien qu'elles viennent en droite ligne de telle arrière-grand-mère (et dieu sait si ces pauvres gens en ont sué et bavé pour constituer de tels legs – rien que d'y penser, tu en as mal…), un fragment du trousseau de ton père, tant torchons que serviettes brodés à ses initiales par les religieuses du couvent de la vieille ville transfrontalière, et dont il n'a pas l'usage (tu ne savais pas qu'on constituait aux hommes un trousseau; il y a là un mystère à élucider; tu cours à la librairie passer les rayons anthropologie, histoire et sociologie au crible; tu découvres un champ inouï de recherches, de questions, de spéculations; tu te documentes, tu te passionnes, tu passes une semaine dans ton lit dans tes draps brodés aux initiales de quelque ancêtre – s'ils ne durent pas un siècle, à quoi bon? – à lire des volumes; ton lit en déborde… tu déménages sur le divan du salon…), et puis, ô surprise, la première pièce d'un service de porcelaine qu'elle a décidé de t'offrir en cadeau d'anniversaire (car des livres, tu en as bien assez, trouve-t-elle…) ou encore une petite douzaine de verres à cognac en cristal pour quand tu as des invités… Des invités? Misère! Dans quel état de délire enthousiaste étais-tu lorsque tu as lancé cette invitation? Il faut d'urgence mettre de l'ordre en ce bordel où tu tiens ton état de procrastination chronique… Tu passes une nuit à tracer le plan d'une bibliothèque supplémentaire où loger l'excès, tu te désoles de ne pas disposer sur place d'un atelier où exécuter cet ouvrage de simple menuiserie (tu as bien rapporté de la campagne une partie de ta collection de varlopes, de guillaumes, de ciseaux àbois, de scies, d'équerres, de trusquins, et fait prendre l'avion à une cargaison de rabots anglais – tout cela trône sur ta cheminée d'où il a délogé quelques piles de livres -, mais tu n'as point eu le temps de construire l'établi dont tu rêves dans ta cuisine: ta mère et ton amante menacent divorce et désaveu si tu mets ce projet à exécution…).

Que faire?

Tu refermes cette longue parenthèse.)

Donc, écrivais-tu, lorsque tu calcules, pour remplir chaque année tes diverses déclarations d'impôts, à quoi tu emploies tes revenus, il te paraît que depuis quinze ans tu engraisses les libraires et les compagnies aériennes. Et lorsque tu as connu D*, tu engraissais tout particulièrement les compagnies aériennes par tes oscillations pendulaires d'un bord à l'autre de l'Atlantique. Et entre deux oscillations, tu fis sa connaissance.

Disons qu'il te souvient assez distinctement qu'elle rechercha ta connaissance. Qu'elle eut, alors que vous ne vous voyiez jamais qu'en public, la subtilité de te manifester très discrètement, mais très indubitablement, son désir. Et tu l'admets, cela seul suffit à te troubler. Imaginez une situation publique, soirée, cocktail, réunion, convention, dîner, salon, congrégation quelconque de la vie courante. Supposez un désir que des bienséances diverses obligent à cacher à tous les assistants hormis l'objet de ce désir, lequel n'en éprouve initialement aucun, un désir qui ne trouve aucune occasion de se déclarer. Calculez les formes et les voies de votre communication. Dosez les moyens de votre dissimulation. Trouvez des stratégies secrètes de séduction.

Il te semble que c'est là un art en voie de se perdre. Et tu demeures admirative encore de la sûreté initiale de D* en cet art. Qu'il ait eu occasion de se déployer tient au paradoxe des paramètres de ce désir. Une situation mondaine, une femme hétéro, dans une société qui l'est, religieusement, catholiquement, jalousement, et un désir nécessairement clandestin pour une femme qui ne l'est pas. De quels codes jouer? De quels protocoles tirer profit?

A y resonger, une part cruciale de ton attraction pour D* a tenu à cela: la secrète captation des signes qui, au milieu d'une société aveugle et sourcilleuse tout ensemble, permettaient la reconnaissance initiatique du désir. Vous vous tenez dans une foule et, de loin, par une phosphorescence du regard, du corps, recevez le signe à vous seule adressé et de vous seule perceptible. Cela vous excepte de l'aveuglement général. Exaltation d'une lucidité qui paraît refusée aux simples mortels, aux simples hétérosexuels dont l'officiel relâchement des mœurs (qui n'a en rien entamé les privilèges et les réflexes anciens) a – à les entendre se plaindre, car leur religion a ceci de comique qu'elle est triomphale et plaintive tout ensemble – radicalement désenchanté le désir. Vous êtes seules à voir le désir sous l'interdiction, dans l'inter-diction secrète.

Tu ajouteras ici deux choses. Que D* n'a pas été la seule femme à t'offrir le vertige de cette communication ésotérique du désir. Et que, dans ce que la langue commune s'acharne à désigner sous le nom d'homosexualité, la part qui a eu toujours sur ton imagination l'emprise la plus forte n'est autre que la sémiotique et l'herméneutique si singulières qui découlent des situations de secret qu'elle peut impliquer. Enfin, c'est ce plaisir des signes, de leur labyrinthe où cacher et capter ce qui ne se peut dire, car hors la loi des codes, des langages institués et publics, que par-dessus tout tu prises, qui a fait que tu n'as jamais eu pour le ghetto la moindre affinité. Le langage t'y paraît pauvre, aussi pauvre que celui de la norme. L'inconnue radicale du désir, l'art de son surgissement, la stratégie de son dévoilement y ont été ramenés à quelques équations simples et protocoles codifiés. Rationalisation du désir, en apparence économique, tu l'admets, et libérale dans son effet. Mais pour l'animal inquiet que tu es (et qui, par-dessus tout peut-être, aime son inquiétude et estime bien autrement la rationalité), sans charme et sans vertige. Tu aimes la possibilité de l'aveuglement, la brusque fulgurance de son éclipse. L'assurance de sa disparition sans reste te semble le leurre ultime, et un tour suprême de cécité.

D'où il a probablement résulté que le désir souvent t'est venu de femmes qui, pour la plupart, professaient la religion dominante. (Les obstacles seuls auraient-ils fait ta constance, et celle de ton penchant?) Et tu peux affirmer sans rire à tous ceux qui dans l'homosexualité veulent voir l'attirance pour le même, l'attrait de l'indistinction, le refus de la différence – ce nouveau shibboleth de la morale bienpensante, ce mantra de pharisiens qui dans la différence s'y croient et, s'y croyant, la fixent et s'en décorent, revenant par là au même -, that I beg to differ.

S'excepter de l'aveuglement général, disais-tu. Belle et noble ambition. Hubris qui ne saurait manquer d'être fatale. On risque de ne troquer jamais qu'un aveuglement pour un autre. A défaut de l'aveuglement commun, on s'aveuglera de singulière lucidité.

D* te communiqua donc son désir. Secrètement. Puis privément. Et après quelques réticences de ta part, et le temps nécessaire à formuler et suggérer complaisamment un dilemme moral que ta vanité brûlait de trancher, car pourquoi le cacher, et tu ne te le cachais à l'époque pas même, D* était une femme typiquement désirable, tu le voyais dans et par les yeux des autres, tu te jetas les yeux fermés dans l'aventure. C'est-à-dire dans la plus banale des liaisons bourgeoises. Marivaux s'achevait en théâtre de boulevard, l'intrépide inquiétude des Lumières en positivisme plat.

Quels souvenirs t'en reste-t-il? Des souvenirs de cinq à sept et d'heures de déjeuner passées dans ton lit à des exercices que tu ne te résous pas à qualifier d'érotiques. Nuits et week-ends prolongés chez elle à réitérer la même gymnastique. Car elle avait vocation à faire de toi une athlète en chambre. Tu as souvenir de trois nuits passées chez elle où elle te poursuivit de lit en lit, te réveillant pour de nouveaux marathons. Il était impératif, sous peine de la décevoir, que tu la baises debout dans l'antichambre; sous peine de la peiner, que tu la violes sur la table de la cuisine; sous peine qu'elle t'accuse de la mépriser, que tu la foutes renversée sur les coussins de l'ottomane du petit salon; crainte de lui donner le sentiment de n'être plus désirable, que tu la sodomises dans le lit de la chambre d'amis; pour te prouver sa passion, que tu la fasses jouir dans son lit à baldaquin; – et pour s'assurer qu'aucun meuble n'avait été négligé, que tu la branles contre le piano… Et surtout (mais là, tu calais, tu faillissais à la tâche) que tu y mettes les phrases, que tu éjacules ton excitation à son impudeur, que tu l'excites à l'obscénité et enfin la traites comme une pute. (Et là ta perplexité devint illimitée: comment est-on censé traiter les putes? Mal, apparemment. En objet, spéculais-tu. Ce qui, pratiquement, ne t'avançait pas beaucoup. Tu essayais, mais manifestement échouais, car il fallait recommencer encore et encore, dix fois par nuit, autant le jour, et, sans oublier aucun meuble, dans toutes les positions du kama sutra.)

A l'issue de ces trois jours, rompue, des crampes irrémissibles dans le poignet, les doigts raides à ne plus pouvoir tenir un stylo, les reins courbatus, les bras, les épaules, la nuque douloureux, le dos lacéré, le cerveau halluciné de si peu de sommeil, dans les rues, la lumière du jour retrouvé te brûlait les yeux.

Description d'un état qui pourrait aussi bien être idyllique. Mais, de même que formellement la narration de fiction est indiscernable de la narration référentielle (car elles se miment l'une l'autre au point qu'en ces deux miroirs jumeaux ne passent jamais que des mirages), la description de l'aliénation pornographique solipsiste est indiscernable de celle de la parfaite passion érotique partagée.

So, what's the difference?

La différence, c'est qu'il n'yen avait pas. D* avait pris un amant et avait eu le génie de choisir pour en remplir le rôle, une femme. Mais ce qu'elle eût peut-être craint – ou rencontré quelque difficulté à – obtenir de lui, elle ne risquait rien à en faire d'une femme dont elle s'arrangeait pour ne pas remarquer qu'elle en était une – l'instrument. La relation demeurait donc strictement hétérosexuelle.

Pareille ironie suffirait à vous dégoûter de la lucidité.

[Nuit 6]