39399.fb2
Après, il y a eu l'hiver. Jamais je n'avais eu aussi froid. Tagadirt m'avait raconté autrefois tout ce qu'il y a en France en hiver: le ciel gris-noir, les lumières allumées dans les rues à quatre heures, la neige, le verglas, et les arbres tout nus, tordus comme des spectres. Mais c'était encore plus dur que ce qu'elle avait dit.
Le bébé de Houriya est arrivé en février. Quand le bébé est né, j'ai pensé que c'était peut-être la première fois que ça arrivait, un enfant qui naissait sous la terre; si loin de la lumière du jour, comme au fond d'une immense grotte.
C'est peut-être à cause de ça que j'ai commencé à penser au Sud, à retourner vers le soleil. Pour que le bébé ait du soleil sur sa peau, pour qu'il ne continue pas à respirer l'air pourri de cette rue sans ciel.
Avec Nono, on faisait des plans. Il allait gagner son match des poids plume, il pourrait acheter une auto, et on descendrait tous vers le sud avec Houriya et le bébé par la grande route qui passe par Évry-Courcouronnes, avec ses huit voies qui sont comme un fleuve. On irait à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo et même jusqu'à Rome, en Italie. On attendrait avril, ou mai, pour que le bébé soit bien grand et puisse supporter le voyage. Ou même juin, puisque je devais me présenter au bac. Mais on n'irait pas au-delà, parce que ça serait trop long, trop tard, qu'on ne partirait plus. Juin était bien. Justement, le grand match de sélection avait lieu le 8. Nono s'entraînait tout le temps. Quand il n'était pas à la salle du boulevard Barbès, il boxait dans son garage. Il s'était fabriqué un punching-ball avec un sac de patates qu'il avait rembourré avec des chiffons.
Il faisait froid dans la rue du Javelot. Heureusement, Nono avait ramené un radiateur électrique qui soufflait en faisant un bruit d'avion. Pour ne pas dépenser trop, Nono m'avait montré comment il avait trafiqué le compteur, en perçant à la chignole sur le côté du capot un petit trou pour bloquer la roue avec une aiguille à tricoter. Quand le contrôleur risque de passer, on enlève l'aiguille et on masque le petit trou avec un peu de pâte à modeler bleue. L'argent manquait. Nono s'entraînait, il n'avait pas le temps de travailler et la bourse suffisait à peine. Quand il rentrait, le soir, il s'écroulait de fatigue. Son député socialiste lui avait promis une carte de séjour s'il remportait le match, et il ne voulait pas la manquer. Houriya, les derniers temps, ressemblait de plus en plus à la reine des abeilles. Elle restait couchée sur le lit, à côté du chauffage qui ronronnait, énorme et inutile, le visage tout bouffi par la grossesse. Elle ne voulait pas qu'une assistante sociale s'occupe d'elle. Elle ne voulait pas de docteur non plus. Elle avait peur qu'on ne la dénonce à la police, qu'on ne la renvoie à son mari. Elle était en sûreté sous terre, comme une araignée dans son cocon, à fabriquer son bébé. Personne ne pourrait la trouver là. Le seul danger, c'était l'ami de Nono, mais, aux dernières nouvelles, il se plaisait à Bora Bora. Il n'y avait pas trop de risque qu'il débarque à Paris au milieu de la pluie et du grésil.
Quand le moment d'accoucher est venu, Houriya a réclamé une femme, pas un médecin. Nono était affolé. Il courait dans tous les sens, il perdait la tête. Comme je ne savais pas où aller, j'ai pris le train jusqu'à Évry-Courcouronnes et je suis allée au camp gitan. Juanico a trouvé la femme. Il a discuté avec elle en manouche, et elle a accepté de venir pour cinq cents francs. Elle s'appelait Josefa, c'était une grande femme un peu hommasse, avec un visage long et anguleux, et des mains fortes. Elle ne parlait presque pas le français, mais elle s'est radoucie quand elle m'a entendue lui parler en espagnol. Elle avait l'accent dur des Galiciennes.
Je l'ai ramenée par le train. Avant d'aller rue du Javelot, elle a voulu faire quelques courses, pour elle et pour la future maman. Elle a acheté du coton, du sparadrap, de la Betadine, des compresses, des choses comme ça, et aussi des herbes chez le Chinois, du thym, de la sauge et un onguent dans une boîte ronde décorée d'un tigre. Elle a acheté aussi du Coca, des biscuits, des cigarettes.
Elle s'est installée dans le garage, elle a accroché un drap au travers de la pièce où se trouvait Houriya, pour que personne ne la dérange. Elle est restée là trois jours, presque sans sortir, sans parler. Elle trouvait que ça sentait mauvais, elle brûlait des bouts d'encens, elle fumait ses cigarettes. Ces journées-là, Nono et moi, nous ne pouvions pas rester en place, nous étions tout le temps dehors. Après le travail chez Béatrice, j'allais le retrouver dans la salle d'entraînement, à Barbès. Il boxait contre son ombre, il sautait à la corde. Je m'asseyais dans un coin et je le regardais bouger. Tout le monde croyait que j'étais sa petite amie. Même le député socialiste est venu me parler. Il ne disait pas «Nono» ou «Léon», mais il parlait de lui en disant son nom de famille, Adidjo. Il disait: «Il faut qu'Adidjo travaille, il ne faut plus qu'il déconne, dis-le-lui.» Je crois qu'il faisait allusion aux fréquentations de Nono, aux types qui cassaient les pavillons et les autos, aux sonos qu'il ramenait de temps en temps et qu'il revendait. Le député était un petit homme avec des cheveux en brosse, l'air d'un sportif, d'un policier. Je n'aimais pas qu'il vienne me parler. Je n'aimais pas qu'il dise comme ça «Adidjo» comme s'il avait des droits, comme s'il était du même bord. Une fois ou deux, il avait essayé de savoir où j'en étais avec la loi, si j'avais une carte de séjour. Je n'aimais pas qu'il me pose des questions, je n'aimais pas qu'il tutoie tout le monde, comme s'il n'y avait pas de différence entre lui et nous, mais peut-être qu'il était simplement amical. Il était amputé du bras gauche, et c'était peut-être pour ça. Il allait vers les gens, il leur disait, en parlant fort: «Tiens, aide-moi à mettre mon pull, tu veux?» Il avait l'amitié un peu agressive. Il disait presque tous les jours à Nono: «Ne t'en fais pas, ta carte c'est une affaire réglée.» Comme s'il pouvait y avoir quoi que ce soit de «réglé».
Et puis Houriya a accouché d'une fille. Quand je suis revenue de chez Béatrice la rédactrice, le bébé était là, accroché à la poitrine de Houriya. La sage-femme était fatiguée. Elle avait bu plusieurs verres de vin et elle s'était endormie profondément sur le sofa. Même la lumière du néon ne l'a pas réveillée.
Houriya avait l'air de somnoler, elle aussi. La chambre sentait une odeur forte, d'urine, de sueur, une odeur un peu aigre. S'il y avait eu une fenêtre quelque part, je l'aurais ouverte en grand, pour faire entrer l'air, le soleil. J'ai pensé qu'il fallait que le bébé s'en aille très vite, sinon il ne vivrait pas sous terre.
Les jours qui ont suivi, la fièvre est retombée. On était tous épuisés, comme si chacun avait fabriqué le bébé. Nous dormions à tour de rôle, en suivant le rythme des tétées. Houriya avait les bouts des seins gercés, elle avait du mal à allaiter. Il y avait du sang dans son lit. La sage-femme est revenue, elle a fait boire du lait et de l'anis à Houriya, elle lui a massé les tétons avec une pommade grasse. Houriya grelottait de fièvre, et le bébé hurlait. À la fin, Béatrice la rédactrice a envoyé une copine qui était interne, et elle a emmené Houriya et son bébé à la maternité. Il fallait qu'elle soit bien malade, parce qu'elle s'est laissé emmener sur une civière sans rien dire.
J'allais la voir tous les après-midi. Elle était avec d'autres mamans, dans une jolie chambre bien blanche, au rez-de-chaussée; par la fenêtre, on voyait des cyprès, des troènes, des moineaux qui voltigeaient. Même le ciel gris était magnifique. J'apportais des gâteaux secs, du thé dans une thermos. Pour l'amuser, je racontais n'importe quoi à Houriya. Je lui disais qu'on allait donner un nom au bébé. On l'appellerait Pascale, parce qu'elle était née au bon moment, avant que ne soit pris le décret d'application de la nouvelle loi du sang. Houriya était d'accord, mais elle voulait qu'on ajoute Malika, parce que c'était le nom de sa mère. C'est ainsi que le bébé s'est appelé Pascale Malika. Au registre de l'état civil, elle a voulu donner le vrai nom du père, Mohammed, pour que la fille ne soit pas de père inconnu. Même Hakim était venu la voir. Il avait regardé cette petite chose rouge et vivante, écrasée de sommeil dans le berceau, à côté de Houriya. Il avait dit: «Elle a bien l'air d'une petite Française.»
Houriya était tout à coup inquiète: «Mais si je veux rentrer chez moi, ils ne me l'enlèveront pas?» Je l'ai rassurée comme j'ai pu. «Personne ne pourra te l'enlever. Elle est à toi, rien qu'à toi.» Je pensais que c'était la première fois que Houriya avait quelque chose à elle, et malgré tout ce qu'elle avait subi, et l'incertitude de l'avenir, elle avait de la chance.
L'arrivée de Pascale Malika avait vraiment tout changé rue du Javelot. J'ai compris que plus rien ne serait comme avant, et ça valait mieux. D'abord, Houriya ne pensait plus à s'en aller. Elle ne voulait plus retourner chez elle. Maintenant qu'elle avait le bébé, elle se sentait plus forte, la ville et les gens ne lui faisaient plus peur. Chaque matin, elle enveloppait le bébé dans un grand châle, et elle allait dehors, dans les jardins, dans les rues ou bien elle rendait visite à son copain, M. Vu. Pour qu'elle ait du travail, j'ai demandé à Béatrice de l'engager à ma place. Béatrice a acheté un berceau pour le bébé; et chaque matin, Houriya allait travailler chez elle. Béatrice et son mari ne pouvaient pas avoir d'enfant, alors ils étaient émus de voir cette petite fille qui dormait chez eux. Et puis Houriya a pris l'habitude de la laisser plus longtemps, pendant qu'elle allait faire des courses, ou quand elle suivait ses cours d'alphabétisation. Pascale Malika avait une jolie chambre, Béatrice et son mari avaient enlevé le bureau et les étagères pleines de livres, ils avaient retapissé en rose, et c'était très calme, avec de la lumière et du soleil. Quand Houriya revenait dans le trou noir de la rue du Javelot, pour la nuit, le bébé criait et pleurait, ne voulait pas dormir. Ils ne l'ont pas dit, mais je crois que, dès le début, Béatrice et son mari ont pensé à adopter Pascale Malika.
J'ai revu Simone. Un soir, je suis retournée au métro Réaumur-Sébastopol. Il me semblait qu'il y avait des années que je n'étais pas revenue. Quand j'ai entendu les coups du tambour résonner de loin dans le couloir, ça m'a fait frissonner. Je ne savais pas à quel point ça m'avait manqué. Et en même temps, tout ce qui s'était passé, avec la naissance du bébé, m'avait changée, peut-être vieillie. Comme si maintenant je percevais ce qu'il y avait derrière tous ces gestes, tous ces actes, le sens caché de cette musique.
Dans le couloir, à la croisée des tunnels, les joueurs étaient assis, ils frappaient sur les tambours. Il y avait ceux que je connaissais, les Antillais, les Africains, et d'autres que je n'avais jamais vus, un garçon avec des cheveux longs, la peau couleur d'ambre, de Saint-Domingue, je crois. Simone ne chantait pas. Elle était assise, le dos contre le mur, le visage masqué par des lunettes noires. Je me suis installée à côté d'elle, et quand elle m'a reconnue, elle a eu un sourire, mais j'ai vu que sa joue droite était tuméfiée.
«Qu'est-ce qui t'est arrivé?»
Elle a haussé les épaules, elle ne m'a pas répondu. La musique des jumbés, des djun-djuns roulait doucement, c'était très lent, très calme. Ça roulait sous la terre, jusqu'à l'autre bout du monde, pour réveiller la musique de l'autre côté de l'eau. Comme un chant, comme une langue. J'en avais besoin, ça me faisait du bien, c'était pareil à la voix du muezzin qui passait au-dessus des toits et qui entrait dans la cour de Lalla Asma, pareil à la voix de mes ancêtres du pays des Hilal.
À un moment, il a dû y avoir un signal que la police arrivait, et tout le monde est parti très vite, les tambours, les spectateurs, et je me suis retrouvée seule avec Simone, comme la fois où j'étais allée chez elle. Mais elle m'a demandé, elle avait une voix étouffée, angoissée: «Laïla, est-ce que je peux aller chez toi cette nuit?» Elle savait où j'habitais depuis le soir où Martial m'avait déposée devant la porte du garage. Je ne lui ai pas demandé pourquoi. On est rentrées à pied à travers Paris, dans la bruine.
Elle a passé deux jours chez nous. Elle restait sans bouger, couchée sur un matelas que Nono avait apporté. Elle buvait un peu de Coca, et elle se rendormait. Elle était bourrée de sédatifs. Elle a raconté un peu ce qui lui était arrivé, son ami était devenu fou, il l'accusait de le tromper, il l'avait battue, et ils s'étaient mis à deux pour la violer. Elle ne voulait pas que je prévienne la police. Elle disait que ça ne servirait à rien, que le docteur Joyeux était important, il avait des amis partout, il travaillait à l'Hôtel-Dieu et personne ne la croirait.
Une nuit, il est venu la chercher. J'ai entendu l'auto s'arrêter derrière la porte du garage. Je ne sais pas comment il a deviné que Simone était cachée chez moi. Il avait des espions partout Il n'a pas fait d'esclandre. Il a seulement tapoté à la porte coupe-feu, un bruit léger que j'entendais dans mon sommeil. Quand j'ai allumé, j'ai vu Simone assise sur son lit, les yeux grands ouverts, comme si elle l'attendait. Il lui parlait doucement derrière la porte, avec son créole chantonnant, sucré. J'ai dit à Simone: «Tu veux que je lui dise de s'en aller?» Elle avait un regard étrange, fasciné, à la fois effrayé et attiré. Je voyais sa joue enflée, le sang qui avait séché sur l'arcade sourcilière, et je sentais la colère, la honte. «Ne l'écoute pas, ne réponds pas. Il va finir par s'en aller.» Mais c'était plus fort qu'elle. Simone a commencé à lui parler à travers la porte. Elle ne voulait pas réveiller le bébé, elle chuchotait à voix basse, d'abord en français, des injures, puis en créole.
Elle a fini par ouvrir la porte. Dans la pénombre, la Mercedes était arrêtée, les phares allumés. Il n'y avait pas d'autre bruit que le ronflement des bouches d'aération qui se déclenchaient de proche en proche. Ils sont restés là, à parler, toute la nuit. A un moment, je me suis réveillée. J'avais froid. La porte du garage entrouverte laissait passer un souffle humide. J'ai vu la Mercedes, maintenant tous feux éteints, et Simone et son ami qui continuaient à parler, assis sur le siège arrière. Et au matin, elle était repartie avec lui, sans me dire un mot. J'avais du mal à comprendre comment une telle femme pouvait être à ce point liée à un tel homme.
J'ai pris l'habitude d'aller chez Simone, les après-midi quand Martial Joyeux n'était pas là, pour apprendre à jouer et à chanter. Elle passait la journée presque sans bouger, toute seule dans la petite maison de la Butte-aux -Cailles, les volets fermés. Elle dessinait un grand triangle avec des bougies allumées, dans la salle du bas, et au centre elle mettait ce qu'elle aimait, les fruits du marché, des mangues, des ananas, des papayes. Je n'osais pas lui demander pourquoi. Je ne lui demandais jamais rien et c'est pour ça qu'elle m'aimait bien. Elle était sorcière, elle était droguée aussi, elle fumait du crack avec une petite pipe en terre noire. Elle était belle, avec ses grands yeux d'Égyptienne, son front bombé qui brillait comme un marbre noir.
Elle jouait sur un piano électronique relié à deux baffles. Elle mettait le son très bas, très grave, pour que je l'entende mieux. Elle m'a dit que je devais faire de la musique, parce que j'avais une oreille qui n'entendait pas, et que tous les grands musiciens avaient un problème, ils étaient sourds, ou aveugles, ou simplement un peu fêlés.
Le docteur Joyeux ne rentrait pas de la journée. Il était tout le temps à la Salpêtrière, il s'occupait des fous. Il était fou lui-même.
Il n'aimait pas ce que faisait Simone, avec ses bougies et ses offrandes, il se serait mis en colère s'il avait su. Mais Simone faisait tout disparaître avant qu'il arrive, elle rangeait les bougies et l'encens, elle remettait le tapis à sa place, les chaises, les fauteuils.
Elle s'était mis dans la tête de m'apprendre à chanter. Je m'asseyais par terre à côté d'elle, en tailleur, et elle avait tendu sa longue robe sur ses jambes, comme une corolle écarlate. Elle jouait de la main gauche sur le clavier, sa main large, légère qui courait sur les notes, juste trois, quatre, cinq mesures, ou un accord prolongé, et je devais suivre avec la voix. C'est pour ça qu'elle jouait de la main gauche, pour pouvoir chanter du bon côté, près de ma bonne oreille. Je ne lui ai rien dit, mais elle savait que j'étais à moitié sourde. C'est incroyable qu'elle ait eu l'idée de m'enseigner la musique, comme si elle avait compris que c'était ça qui était en moi, que c'était pour ça que je vivais.
Nous avons passé beaucoup d'après-midi ensemble, dans la maison de la Butte-aux – Cailles. On faisait de la musique, on buvait du thé, on fumait, on bavardait. On riait sans savoir pourquoi. J'avais l'impression de n'avoir jamais eu d'amie comme Simone. Ça me rappelait le temps du fondouk, les princesses pour qui je dansais, et qui m'emmenaient au bain, ou dans leurs cafés du bord de mer. Simone avait tout d'une princesse. Seulement, il y avait quelque chose de tragique en elle, que je ne comprenais pas bien, comme une part de sa vie qui restait secrète, une part de folie.
Elle m'apprenait à chanter sur la musique de Jimi Hendrix, Burning in the midnight lamp, Foxy Lady, Purple haze, Roomfull of mirrors, Sunshine of your love, et Voodoo child, bien sûr, et la musique de Nina Simone, Black is the color of my true love's hair, I put a spell on you, et Muddy Waters, et Billie Holiday, Sophisticated Lady, mais je ne chantais pas les paroles, je faisais juste des sons, pas seulement avec mes lèvres et ma gorge, mais du plus profond, du fond de mes poumons, des entrailles. Juste quatre, six mesures, et elle m'arrêtait, et encore, encore. Sa main dansait sur le clavier, et je devais faire la même chose une octave au-dessus, ou c'est elle qui jouait en grave, et je devais suivre, et chanter: «Babeli-boo, baabelolali, lalilalola…»
Quelquefois elle parlait de son île, à l'autre bout du monde, et de la musique qui franchit la mer jusqu'à la terre ancienne d'où ses ancêtres ont été enlevés et vendus. Elle disait les noms des nations, ils résonnaient étrangement, comme les paroles d'une musique.
«Ibo, Moko, Temne, Mandinka, Chamba, Ghana, Kiomanti, Ashanti, Fon…»
Comme les noms de mes propres parents, que j'avais oubliés.
Elle parlait de la pauvreté. Elle disait: «Le Haïtien est l'homme qui a le visage le plus dur du monde.» Elle disait: «C'est le Noir qui trahit le Noir, comme du temps de Dessaline.» Elle disait: «Quand on a faim, on tourne les yeux vers l'intérieur.» Elle parlait de la rue Césars, à Port-au-Prince, elle parlait du cœur qui bat dans la foule, de sa mère Rose Carole, qui chantait vaudou, autrefois, pour faire venir les morts, elle battait le tambour, et il y avait un œil ouvert au centre d'un grand triangle, dans la cour de sa maison, comme celui que Simone dessinait avec ses bougies. Elle racontait, elle chantait, elle parlait avec les tambours, elle voyait venir les loas, jusqu'ici, jusque dans sa rue. Elle disait leurs noms, les noms des plantes, lazam, lame véridique, les fruits de l'âme vraie, les papayers, et le géant zaman, sombre, qui couvre l'île de son ombre. J'écoutais, c'était si beau que je m'endormais. Pour moi elle jouait sur le clavier, toujours les mêmes notes qui revenaient, graves, ou bien elle frappait du bout des doigts sur le tambour qui parle, sur le rada, sur le djun-djun, et le roulement me pénétrait comme dans les couloirs de Réaumur-Sébastopol, il montait en moi et m'emplissait tout entière, et j'étais pareille au serpent qui danse devant le dresseur, pareille aux Aïssaoua des fêtes, je tournais sur moi-même jusqu'au vertige.
On ne parlait plus. Seulement elle, accroupie au milieu de sa robe, balançant son buste, et jouant sa musique, et chantant son chant africain qui allait jusque de l'autre côté de la mer, et moi qui répétais ses mouvements, ses phrases, jusqu'au mouvement de ses yeux et aux gestes de ses mains, sans comprendre, comme si une force magnétique me liait à elle.
Elle faisait cela jusqu'à ce que les flammes des bougies se noient dans leur cire.
Quand c'était fini, nous étions épuisées. Nous dormions par terre, sur les coussins épars, dans l'odeur de la fumée. Dehors, le monde bougeait, peut-être, les métros, les trains, les voitures, les hommes couraient comme des insectes fous, les gens qui achetaient, vendaient, comptaient, multipliaient, engrangeaient, investissaient. J'oubliais tout. Houriya, Pascale Malika, Béatrice et Raymond, Marie-Hélène, Nono, Mlle Mayer et Mme Fromaigeat. Tout ça glissait, s'écoulait. La seule image qui venait, qui me submergeait, c'était le grand fleuve Sénégal, et l'embouchure de la Falémé, la berge tranchée dans la terre rouge, le pays d'El Hadj. C'était là que la musique de Simone m'avait amenée.
Un soir, Martial Joyeux est revenu plus tôt que prévu. Il a ouvert la porte de la salle, il est resté sur le seuil un bon moment, à regarder. Dehors, il faisait nuit. Les bougies moribondes devaient faire une lueur indécise, et je devinais le regard du docteur qui fouillait la pénombre. Il n'a rien dit. Il a traversé la salle, en butant contre les tambours de Simone, et il est allé droit vers la salle de bains. Il devait être terriblement en colère, pour passer en silence à travers ce capharnaûm. Simone m'a fait lever, elle m'a poussée vers la porte. «Va-t'en, va-t'en vite, s'il te plaît.» Elle avait l'air terrorisé. Je lui ai dit: «Viens, toi aussi. Ne reste pas ici.» J'étais sûre que si elle avait pu venir maintenant, elle aurait été libre. Mais elle n'y a même pas pensé. Elle m'a mis de l'argent dans la main. «Va-t'en, prends un taxi pour rentrer, il fait froid.» Je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé à cet instant que je ne la reverrai plus. Elle ne pouvait pas se décider, c'est pour ça qu'elle était esclave. Si elle avait pu se décider, rien qu'une fois, elle n'aurait plus eu peur de Martial, ni d'être seule, elle n'aurait plus eu besoin de sniffer ses saletés, ni de prendre son Temesta. Elle aurait été libre.
Du côté d'El Hadj, ça n'allait pas très bien non plus. Le vieux soldat avait peur de l'hiver. J'allais dès que je pouvais par le train, par le bus, à Courcouronnes, jusqu'à la route de Villabé. La campagne était glacée, il y avait du givre sur les talus. De grands champs gris où clopinaient des corneilles. Dans le petit appartement de la tour B, El Hadj était assis devant la fenêtre. Il avait mis un gros pull par-dessus sa chemise bleue, et il portait un bonnet fourré même pour dormir. Il rêvait tout haut du grand fleuve qui coule si lentement à travers le désert, où la lumière resplendit jusque dans la nuit. C'était peut-être pour ça que j'allais le voir, pour qu'il me parle du fleuve. Il racontait aussi la rivière Falémé, et les villes, Rayes, Médine, Matam, et son village de Yamba. Comme s'il glissait encore sur une longue pirogue, avec les femmes et les enfants, en regardant passer les maisons accrochées aux rives, les vols des grues, les cormorans. Il m'avait parlé de Marima pour la première fois, sa petite-fille, la sœur de Hakim. Elle était morte là-bas, un été, en allant voir sa mère. Elle avait contracté la leucémie pendant la saison des pluies. Le froid était entré en elle, l'avait glacée jour après jour et l'avait tuée. El Hadj ne m'a pas montré de portraits. Ça ne lui aurait servi à rien. Il m'a seulement montré son livret scolaire, parce qu'il était fier de ses résultats. Elle était en terminale à Saint-Louis.
Il lui arrivait d'oublier qu'elle était morte. Il me parlait comme si j'étais elle, la nouvelle Marima. Il avait une cassure au fond de lui, très profonde, comme un os brisé qui ne cesse pas de faire mal. Il n'avait jamais voulu retourner là-bas. «Ils ont tout démoli, il y a des routes partout, tu vois, des ponts, des aéroports, et toutes les pirogues ont l'arrière coupé pour mettre un moteur. Qu'est-ce qu'un vieux comme moi irait faire là-bas? Mais quand je serai mort, je veux que tu m'emmènes chez moi, pour qu'on me mette dans la terre à côté de mon père et ma mère, à Yamba, au bord de la Falémé. C'est là que je suis né, c'est là que je dois retourner.» Je lui promettais que j'irais avec lui, même si je savais que c'était plutôt impossible. Moi aussi, j'avais un cimetière où je voulais bien qu'on m'enterre.
Ou encore, il parlait de ce qu'il avait vu, en Arabie, lorsqu'il avait embrassé la pierre noire de l'ange Gabriel. L'eau de la source Zem Zem, qu'il avait rapportée dans une petite bouteille en plastique, et le plateau d'Arafat, où le vent du désert brûle les yeux des voyageurs. Il avait le visage tourné vers la fenêtre, je voyais le grand mur blanc des immeubles alentour, on entendait le grondement de la nationale pas très loin, là où se trouvait l'île des Gitans. Mais lui n'était pas ici, il était ailleurs, dans sa lumière. Je suis restée avec El Hadj jusqu'à ce que la nuit tombe. J'ai fait son thé, j'ai lavé la vaisselle, j'ai rangé ses affaires. Peut-être que je savais au fond de moi que je ne le reverrais pas. Comme lorsque Lalla Asma avait commencé à tomber dans la cuisine, et que j'avais compris qu'elle s'en allait.
C'était l'hiver qui le tirait. Il avait toujours froid. Hakim avait acheté un radiateur à bain d'huile qui marchait jour et nuit, et il faisait si chaud dans la petite pièce que l'eau ruisselait sur les carreaux. El Hadj s'arrêtait de parler pour tousser, une grosse toux qui faisait un bruit de forge dans la caverne de ses poumons et qui me faisait mal. Hakim m'avait dit qu'il souffrait d'œdème, une maladie qui l'empêchait de respirer. Mais je pensais que c'était seulement le froid, le vent et la pluie, le ciel qui roulait des nuages gris, et le soleil si pâle, que c'était à cause de cela qu'il s'épuisait.
Quand je sentais qu'il était bien fatigué, je m'en allais. J'embrassais sa main, et lui appuyait un instant sa paume sur mon front, descendait sur mes yeux, sur mon nez, mes joues, mes lèvres. Il disait: «Au revoir, ma fille», comme si j'étais vraiment Marima. Peut-être qu'il croyait vraiment que j'étais elle. Peut-être qu'il avait oublié. Peut-être que c'était moi qui étais devenue semblable à elle, à force de venir auprès de son grand-père, à force de l'écouter raconter ce qu'il avait vécu là-bas, au bord du fleuve. Moi-même, je ne savais pas bien qui j'étais.
En repartant vers Courcouronnes, je traver sais l'île des Gitans. Je faisais un détour, pour voir Juanico. Un soir, il est venu vers moi, comme s'il m'attendait. Il avait un air bizarre. Il m'a demandé une cigarette. Il a dit, d'une voix un peu étouffée: «Brona vend un petit.» Comme je n'avais pas l'air de comprendre, il a répété, avec une sorte d'impatience: «C'est vrai ce que je te dis, Brona vend son bébé.» La nuit tombait. Les réverbères allumaient des étoiles jaunes le long de la route, et pas très loin, au bout du terre-plein cimenté, le bâtiment du supermarché était éclairé comme une sorte de château fabuleux.
J'avais le cœur qui battait fort. J'ai marché derrière Juanico, le long du sentier à chiens qui allait droit vers le camp des Gitans. Je marchais vite. Je n'arrivais pas à croire ce que Juanico m'avait dit. Il me semblait que c'était ma propre histoire qu'il racontait, quand des inconnus m'avaient jetée dans un grand sac et m'avaient emmenée, m'avaient vendue, de main en main, jusqu'à ce que j'arrive chez Lalla Asma.
Juanico m'a conduite à une cabane en planches avec un toit de tôle, accotée à un trailer blanc. Il y avait quelques enfants, à la frimousse éclairée par une lampe à gaz posée sur le sol. Autour de la cabane, des tas de détritus, des cartons, des boîtes rouillées, un caddie boiteux. Il y avait des gens dans la roulotte, des femmes, des hommes, en train de manger, un bruit de télé. Des chiens attachés à des chaînes, le poil jaune, hérissé. Juanico a ouvert la porte de la cabane. Sur un lit de camp, assise sur un matelas en plastique qui se relevait à chaque bout, Brona était assise. Elle avait deux enfants à côté d'elle, une fille de six ans environ et un garçon de douze au regard aigu, intelligent. Ils parlaient en roumain. Juanico a posé des questions à la femme. Elle avait un visage mince, des cheveux d'un blond un peu cuivré, des yeux très verts, petits, vifs comme ceux d'un animal. Elle écoutait ce que disait Juanico, et son regard allait de lui à moi, comme si elle essayait de jauger la vérité. Puis elle s'est levée, elle est allée vers le fond, et elle a écarté un rideau. Dans l'alcôve, il y avait une poussette noire, et dans la poussette un bébé endormi. «C'est une fille», a dit Juanico. Il a ajouté, plus bas, en confidence: «Je lui ai dit que tu connaissais des gens riches, des médecins, des avocats, autrement elle ne t'aurait pas montré son enfant.» Je ne savais pas quoi répondre. Je regardais le bébé endormi, presque entièrement caché par les tricots et les linges. «Comment s'appelle-t-elle?» ai-je demandé.
Brona a secoué la tête. Elle avait un visage maintenant dur et fermé. «Elle n'a pas de nom, a répondu Juanico après un assez long silence. Ceux qui l'achèteront lui donneront un nom.»
Mais quand je suis sortie de la maison, Juanico a dit tout bas: «Tu sais, ce n'est pas vrai. La petite fille, elle a un nom déjà. Elle s'appelle Magda.» J'ai pensé à Béatrice la rédactrice, à ce qu'elle avait dit à propos de l'enfant de Houriya, que si sa mère ne pouvait plus s'en occuper, elle aimerait l'adopter. J'ai dit à Juanico: «Écoute, si vraiment cette femme doit vendre sa fille, je connais quelqu'un qui l'achète.» J'ai dit ça avec la gorge serrée, parce que je pensais en même temps que quelqu'un avait dû dire la même chose autrefois, quand j'avais été volée, et que Lalla Asma avait dû répondre, elle aussi: «Moi, je peux l'acheter.» Il faisait gris et sombre ce soir-là, les autos roulaient de chaque côté de l'île des Gitans en faisant un grondement, dans le genre d'une rivière en crue. Juanico m'a accompagnée jusqu'à l'arrêt du bus, et je suis retournée à Paris.