39434.fb2 Promenade - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 10

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La femme s'est levée, elle a tourné autour de la pièce. Elle est entrée dans la chambre, elle a bousculé des flacons dans la salle de bains. Elle est allée à la cuisine, elle a ouvert le frigo. Il n'y avait presque rien dedans, elle l'a vidé quand même en commençant par le haut et en terminant par le cône glacé à la pistache qui traînait au fond du casier congélation depuis l'été passé. Elle a trouvé dans le placard des biscuits au chocolat, des cacahuètes et des petits bocaux de sauce tomate qu'elle a avalés comme des jus de fruit. Ensuite elle s'est assise devant la table en plastique blanc, la tête droite, le regard vague comme deux rubans flottant dans les airs.

Elle ne bougeait pas, la pièce lui appartenait, elle l'avait prise à l'immeuble et elle était devenue sa cachette pour la nuit. Elle ne dormirait pas, elle laisserait le temps passer en elle comme un petit fil à peine perceptible à travers les veines ou comme un collier de cailloux qui remonterait par les artères jusqu'au cœur. La douleur la ferait crier, elle éprouverait après le plaisir de la sentir diminuer, s'éteindre. Puis elle se souviendrait de son enfance; un homme qui la jetait sur un lit pour la faire rire et une petite fille qui la pinçait. À certains moments, rien n'apparaîtrait à sa conscience, sauf quelques cercles flous, comme pour rappeler la présence des cellules. Alors le temps tomberait à fond perdu, elle n'aurait aucune sensation de rien, des minutes ou des heures durant.

La femme secouait la tête comme si des insectes étaient parvenus à pénétrer dedans. Elle s'est levée, elle est revenue au salon. Elle s'est approchée de la fenêtre, elle a posé sa main contre la vitre.

Elle lui a dit de s'étendre sur le canapé.

– Vous ne voulez pas mettre une de mes chemises de nuit?

Elle a écrasé sa figure contre le carreau.

– Vous pouvez dormir dans mon lit.

Elle s'est retournée.

– Moi, je passerai la nuit au salon.

Elle s'est éloignée de la fenêtre. Elle s'est rapprochée du couloir à pas imperceptibles. Elle avait les yeux à peine entrouverts, comme si un instinct la guidait. Elle a atteint la porte, elle a tourné la poignée et elle est partie.

– Vous avez encore faim?

Elle dévalait l'escalier, quittait l'immeuble et disparaissait dans un repli de la ville. Elle n'avait besoin de personne pour mourir à petit feu, on retrouverait son cadavre sec comme un poisson salé et son histoire ne serait un souvenir pour personne. Elle aurait pu avoir une autre vie, on lui aurait donné un corps galbé, un cerveau capable d'abstraction. Elle serait née dans une famille aux moyens limités, mais aimante, cultivée. Elle aurait eu un frère aîné travailleur qui l'aurait poussée dans ses études. Elle aurait eu trois enfants, un mari fantasque et pourtant doué pour les affaires. Elle aurait vécu dans l'aisance et la gaieté, recevant des amies l'après-midi, organisant des dîners chaque soir. À l'âge de soixante-douze ans, elle périrait d'un cancer dépisté tardivement et soigné par un vieux professeur maîtrisant mal les techniques de pointe.

La femme n'était plus là, elle était bien obligée de s'en apercevoir. Elle pouvait faire semblant de la chercher d'une pièce à l'autre, mais l'appartement était trop petit pour ces simagrées. Elle n'avait rien laissé derrière elle, à part son odeur, sa puanteur de femme des rues. Elle s'en apercevait à peine maintenant, et elle regrettait de ne pas lui avoir proposé une douche, un bon shampooing. Elle aurait mis ses vieilles frusques dans un sac poubelle bien ficelé, et elle lui aurait fait essayer les vêtements de sa garderobe.

Elle a ouvert la fenêtre de la cuisine et celle du salon. Les portes ont claqué, elle les a coincées avec des chaises pour établir un courant d'air. Elle a ouvert aussi celle de la chambre et le vasistas de la salle de bains. Le vent soufflait librement dans la maison. Elle a tout éteint, elle s'est allongée sur le canapé. Il faisait encore plus froid que tout à l'heure quand elle marchait avec la femme, il lui semblait qu'une pellicule de givre l'enrobait peu à peu.

Puis elle s'est assise, elle a allumé une lampe. Il était à peine trois heures du matin. Toute la nuit lui restait sur les bras. Cette femme ramassée dans la rue ne lui avait servi à rien, elle était partie sans lui adresser une parole d'encouragement à tenir bon sur cette espèce de fil tendu qui la séparait de l'aube. Elle aurait dû la droguer, l'entraver, et en ce moment elles seraient toujours ensemble.

Elle ne pouvait plus rester ici. Elle a pris son manteau à la patère du corridor, elle a quitté l'appartement. Elle ne croisait personne, le vent l'obligeait à se courber et à s'accrocher parfois aux rétroviseurs des véhicules en stationnement. La ville n'était pas déserte, toute une population dormait dans ses interstices. Elle ne rencontrait personne, elle longeait des rangées de poubelles alignées remplies des déchets qu'avaient produits ces gens endormis. Ils étaient emberlificotés dans leurs rêves, même leurs corps étaient comme tricotés l'un à l'autre. Ils tressautaient en même temps dans les lits, et leurs bouches laissaient s'échapper un mince filet de bave sur l'oreiller. Ils formaient une chaîne qui courait à travers la ville, ils n'étaient qu'un seul bloc de sommeil compact. Ils traversaient en même temps les mêmes rêves, ils partageaient les mêmes images, les mêmes peurs et les mêmes pantomimes grotesques.

Elle était exclue du sommeil de la ville. Elle était un organisme sans destinée, une suite d'organes mal emballés, et sa pensée était une mélodie pauvre comme la chanson d'une boîte à musique. Sa mère avait mis au monde une espèce de maladie qui s'était développée jusqu'à devenir cette jeune femme pathologique toujours en mouvement, tourmentée, incapable de trouver le repos.

Ses yeux ne lui signalaient plus que les obstacles, oubliant de la renseigner sur les détails et les couleurs. Puis elle n'a plus regardé que le sol, et elle a heurté un homme saoul. Elle est tombée, il a vomi sur l'aile d'une voiture et il a continué sa course. Elle s'est relevée, elle regrettait qu'il ait déjà disparu. Elle aurait voulu que les rues se repeuplent, qu'on s'y bouscule comme au plus fort de l'après-midi. Elle aurait fait des rencontres, quelqu'un l'aurait emmenée boire un verre dans un bar d'hôtel. Il lui raconterait ses voyages d'affaires, il lui montrerait une amulette qu'il aurait achetée à un guerrier enfermé dans une réserve qui croyait s'en échapper chaque nuit par le songe. Ils coucheraient, le coït serait puissant et leur procurerait un plaisir commun. Il ne voudrait pas qu'elle dorme à côté de lui, il lui demanderait comme un service de s'en aller. Elle lui dirait je vais m'installer sur le lit d'appoint, il lui répondrait non j'ai besoin que la pièce ne contienne que moi. Elle chercherait à s'attarder, regardant les lithographies pendues aux murs, s'enfermant dans la salle de bains.

Il frapperait violemment à la porte. Elle lui dirait je me lave les mains, je les essuie, je suis déjà partie.

Mais il l'entendrait remplir la baignoire, puis clapoter dans l'eau. Il lui dirait je perds du temps, je vais manquer de sommeil, un rapport ne vous donne pas le droit d'empoisonner ma nuit. Elle plongerait la tête sous l'eau, elle entendrait un bruit sourd, cadencé, mais elle ne comprendrait aucune de ses paroles. Il appellerait la réception, quelqu'un viendrait ouvrir la porte. Il essaierait de l'arracher du bain, elle s'accrocherait aux robinets. Il réussirait à l'extraire, à la jeter à terre. Il l'obligerait à se rhabiller, il la mettrait dehors.

Elle marcherait dans les couloirs de l'hôtel, prenant un ascenseur, descendant un escalier, bousculant des couples en tenue de soirée, des domestiques chargés de plateaux. Elle aboutirait plusieurs fois dans le hall, mais elle aurait peur de l'extérieur et elle se perdrait dans le premier labyrinthe venu, aboutissant aux cuisines, essayant de se cacher dans la réserve. Elle suivrait une femme de ménage dans sa tournée des chambres, elle marcherait à côté d'une cliente âgée comme si elle s'apprêtait à lui donner le bras. Elle réussirait parfois à se faire adopter quelque temps, à partager une collation, une conversation, puis elle redeviendrait une personne seule qui se faufilerait dans les couloirs comme une hors-la-loi. Jusqu'au moment où on l'attraperait, et où on l'expulserait par l'arrière du bâtiment.

Elle rentrèrait, elle se coucherait sur son lit. Elle se relèverait, elle serait trop épuisée pour quitter son domicile. Elle ferait quelques pas dans le salon, elle s'endormirait sur le canapé. Elle se réveillerait vingt heures plus tard au coucher du soleil. Elle s'en irait tout de suite. Elle prendrait le métro, elle ouvrirait grand les bras quand elle se trouverait au milieu de la foule. Elle s'allongerait sur le sol, on l'enjamberait. Elle aurait l'impression que tous les gens qu'elle avait croisés au cours de sa vie défilaient au-dessus d'elle. Quelqu'un la remettrait debout et lui proposerait de la raccompagner. Elle se laisserait remorquer jusqu'à l'air libre. Elle rentrerait, elle jetterait ses vêtements noircis par le sol des correspondances. La douche ne la rafraîchirait pas et elle aurait une envie macabre de s'envoler dans l'air de la nuit. Elle s'étendrait sur son lit, elle se relèverait. Elle téléphonerait à des gens qui ne lui accorderaient qu'une trentaine de secondes avant de raccrocher.

Elle s'habillerait, elle sortirait. Elle déboucherait sur un boulevard illuminé, elle s'assiérait à une terrasse de café. Deux hommes prendraient place en face d'elle, ils lui demanderaient ce quelle voulait boire. Elle essaierait de leur sourire, elle retrousserait ses lèvres, montrant les dents comme une bête. Ils lui offriraient plusieurs verres, elle s'endormirait sur son siège. Ils discuteraient entre eux, ils décideraient en définitive de la laisser là.

Un serveur la réveillerait. Il lui faudrait faire quelques pas avant de reprendre son équilibre et de marcher droit. Elle lèverait la tête, elle ne trouverait pas le ciel. Elle s'engagerait dans une petite rue qui l'éblouirait par la lumière blanche de ses lampadaires. Un type lui demanderait si elle cherchait quelqu'un, elle répondrait je veux sortir d'ici. Il lui dirait vous n'êtes pas enfermée.

Elle se retournerait, elle essaierait de retrouver le café. Il serait toujours ouvert, elle s'installerait au fond de la salle. Elle ne commanderait rien, on la laisserait tranquille. Elle se dirait je ne veux pas qu'on m'adresse la parole, ni qu'un couple me propose de venir voir un tableau hérité il y a cinq ans d'un oncle amateur de croûtes. Elle ne voudrait pas qu'on la sollicite, qu'on la trimbale pour lui montrer combien les accélérations de cette voiture étaient franches alors qu'on l'avait achetée d'occasion quatorze années auparavant. Elle ne voudrait pas connaître ces gens qui vous mettent leur figure sous les yeux afin que vous puissiez constater que le temps les a épargnés cet hiver et qu'on leur donne le même âge depuis des mois. Et d'une façon générale elle rejetait tous ceux qui étaient si contents de leur sort qu'ils résonnaient à ses oreilles comme une insulte, sans compter ces aigris qui finissaient par aimer mourir et tombaient de tous les toits de la ville comme de grosses gouttes vertébrées et sanguines.

Elle aurait besoin de rester seule dans son cerveau, à la manière des vieillards qui refusent de quitter leur lit. Elle ne convoquerait pas de souvenirs, elle n'imaginerait rien. Elle resterait calfeutrée en elle le temps de s'apercevoir qu'elle serait mieux dehors, à peine reliée à sa tête, avec toute sa conscience pulvérisée sur les objets et les êtres.

Elle se sentirait fatiguée, la mort lui aurait fait du bien comme un rafraîchissement en pleine soif. Elle envierait les clients du café, avec leurs sourires discrets, et cette façon de garder la tête droite comme une grosse antenne avide de perceptions. Derrière leurs visages elle supposerait du couple uni, de l'enfant qui rit, du chien endormi, du meuble ciré, de la soirée paisible, et un certain engourdissement les soirs de fête quand on a arrosé une réussite ou la nouvelle fenêtre à glissière qui donne de la lumière à giorno. Tous ces gens attendaient le dernier moment pour penser à la mort, ils ne lui jetaient un regard que le jour où leur cœur commençait à battre de l'aile et où ils sentaient que la semaine se terminerait par leur enterrement.

Elle ne faisait pas partie de l'existence, elle était une erreur qui avait germé dans le ventre d'une humaine. Il lui était impossible de devenir membre de la tribu, elle était seule comme un animal dont on a exterminé le reste de la race. On aurait dû la naturaliser, on aurait exposé son corps empaillé dans une vitrine pour empêcher les mains curieuses de l'endommager.

Elle ralentissait le pas, elle aurait aimé pouvoir s'étendre quelques minutes sur un lit de fortune à l'abri d'une entrée d'immeuble avant de reprendre sa marche. Elle aurait voulu rencontrer quelqu'un qui lui apprenne le contentement de soi ou du moins l'indifférence de se savoir en vie.

Un type l'a abordée. Il habitait de l'autre côté de l'avenue. Elle s'est couchée en arrivant. L'étreinte n'a pas duré longtemps, mais malgré tout elle a compris qu'elle était heureuse et que dorénavant aucune joie ne lui échapperait. Il s'agissait d'un bonheur forcé, laborieux, mais il valait mieux que tous les aurres états qu'elle avait connus depuis sa naissance.

Elle est allée vomir aux toilettes, puis elle est allée pleurer au salon. Elle aurait voulu qu'il la rejoigne, elle l'a appelé. Il lui a répondu viens, elle est restée immobile sur le fauteuil. Au-dessus d'elle la grande suspension aux breloques de cristal lui semblait une guirlande de petits pendus. Elle est allée se rhabiller dans la chambre, il lui a dit merci. Elle est partie en refermant doucement la porte derrière elle.

Tout autre que lui l'aurait peut-être engagée pour remplacer au pied levé son épouse partie le mois dernier avec un jeune homme. Le dimanche elle devrait préparer un bon déjeuner pour nourrir les enfants, deux grands-mères, des collatéraux et parfois des connaissances sans aucun lien de parenté. Elle ne se mettrait pas à table afin de pouvoir mieux assurer le service. Quand la vaisselle serait faite et rangée sur les étagères, elle éprouverait la satisfaction du devoir accompli. Elle irait s'asseoir au salon, les jambes posées sur un petit tabouret, indifférente à la coterie bavardant autour d'elle devant sa tasse de café vide. À la tombée du jour elle commencerait malgré tout à prendre part à la conversation, mais d'un signe discret il lui ferait comprendre qu'il était temps de servir des boissons à toutes ces bouches empâtées par la chaleur sèche des radiateurs. On lui ferait compliment de son cocktail de myrtilles, on discuterait une dernière fois de la meilleure façon de tirer la quintessence de ses semaines de vacances. Ensuite, on se séparerait en se promettant de dîner légèrement ou de ne pas dîner du tout après cette journée de paresse et ce déjeuner trop lourd. Elle éviterait de se poser aucune question sur sa vie, elle se contenterait de fonctionner avec l'humilité d'une diode.

Elle aurait voulu s'asseoir. Il n'y avait pas de banc, pas d'abri. Elle a continué à avancer, puis elle s'est appuyée contre un poteau. Elle ne voyait aucune fenêtre éclairée, elle avait l'impression d'avoir été jetée à la rue en pleine nuit par une marâtre. Elle avait envie de rentrer chez elle, de s'enfouir dans son lit comme dans un trou. Elle restait immobile, elle fixait du regard la couleur vive d'une voiture en stationnement. Elle aurait voulu ne plus voir que la teinte des choses.

Elle recommençait à marcher, elle croisait un homme qui se mettait à la suivre. Il lui parlait d'une maison forestière qu'il achèterait un jour, et où il ne penserait plus à rien d'autre qu'aux arbres. Elle le rejoindrait, ils dormiraient dans la même chambre mais elle pourrait à son gré s'isoler sur sa moitié de lit quand elle n'aurait pas envie de sexualité. Ils feraient ensemble plusieurs enfants qu'ils confieraient à une baby-sitter aux périodes où ils en seraient fatigués. Puis ils avanceraient en âge peu à peu, mijotant dans leurs souvenirs. À leur mort on les enterrerait devant leur terrasse, sous le même massif de roses vermillon. Quand la maison serait vendue, leurs os seraient rangés à l'intérieur de la même caisse et inhumés dans la fosse commune du cimetière voisin.

Mais en attendant cet événement sordide et incertain, ils pouvaient se réjouir de s'être rencontrés. Il l'a prise dans ses bras, elle a senti qu'il était en érection. Il a cherché à la déshabiller, il a éjaculé avant d'y parvenir. Sitôt la fin de son orgasme, il est parti sans un mot en titubant, traversant la rue, disparaissant au carrefour suivant. Elle distinguait quelques gouttes brillantes sur le trottoir, mais elle n'avait pas été atteinte par l'effusion.

Elle refusait de rentrer, comme si son domicile était infesté, comme si un monstre occupait l'espace de son corps immense. Elle aurait voulu déménager tout de suite, habiter un immeuble chaleureux, peuplé d'insomniaques, avec une salle commune au rez-de-chaussée où elle aurait pu à toute heure les retrouver. Elle verrait leurs visages au lieu de la nuit grise des rues et les meubles de son appartement vide d'êtres. Elle ne dirait rien, elle se laisserait caresser par le souffle des phrases qu'ils prononceraient autour d'elle. Elle apprécierait leurs bouches dont les mots sortiraient détachés, ou liés entre eux comme des anneaux. Elle se sentirait enfin rassurée, loin de l'angoisse du sommeil ou de son absence. Elle finirait par rester là jour et nuit. Elle dormirait parfois une heure ou deux au milieu du tumulte protecteur, et quand elle rouvrirait les yeux elle ne pourrait s'empêcher de sourire devant le spectacle merveilleux des autres.

Elle s'est assise sous un porche, elle s'est relevée pour laisser passer un couple qui sortait de l'immeuble. Ils l'ont regardée, ils ont ri avant de monter dans une voiture. Elle a marché, elle aurait aimé s'incorporer à l'affiche de l'autre côté du boulevard, devenir cette fille joyeuse dans son pull-over, avec un cerveau plat qui ne boursouflait même pas son visage. Elle réclamait l'inertie, elle ne voulait plus de cette liberté qui l'obligeait à décider d'aller à gauche, à droite, de reculer ou de monter un escalier comme une bête de cirque grimpe sur un tabouret. Même l'immobilité ne lui était pas donnée, elle devait s'y résoudre par un mouvement de sa volonté. Elle ne supportait pas le ressac continuel de sa conscience, elle aurait voulu la noyer dans une rivière comme des chatons. Elle accepterait d'être un corps vide, dont l'habitante s'est échappée comme une démente d'un asile de fous. Elle refusait d'assumer son existence, elle aurait aimé pouvoir aspirer son moi minuscule, le laisser tomber dans les toilettes et tirer plusieurs fois la chasse pour en être définitivement délivrée.

Elle marchait, il lui semblait qu'elle se trouvait loin derrière son propre corps et qu'elle l'apercevait à l'état de silhouette incertaine. Elle aurait voulu qu'il disparaisse au loin.

Elle se souvenait qu'elle avait été heureuse plusieurs fois, elle comprenait alors qu'on puisse avoir envie de vivre, de s'attarder jusqu'à grossir le bataillon des centenaires. Elle admettait les constructions, les arbres, le métal des ponts, la chair des yeux d'enfants, celle des mâles, des mulots qui courent entre les rails du métro.

Et puis tout d'un coup l'intérieur de sa tête s'obscurcissait, elle sortait de chez elle comme si la rue était un lieu plus rassurant, plus chaleureux que son deux-pièces où l'angoisse rebondissait d'un mur à l'autre. Elle aboutissait dans des bars où on la soûlait, et elle se réveillait dans un grand lit à côté d'un homme énorme qui ronflait, ou d'une mauviette filiforme qui tenait moins de place encore qu'une stalactite à moitié fondue. Elle se levait, elle cherchait la salle de bains, elle se douchait, se rhabillait avec ses vêtements de la veille qui sentaient la fumée et la transpiration. Elle s'en allait, la rue lui tenait lieu de désert. Son errance durait jusqu'au lendemain quand elle rentrait chez elle dormir dans sa chambre aux volets clos ou grands ouverts sur le soleil.

À son réveil, elle s'enfuyait. Elle courait, montait dans des bus qui n'allaient pas assez vite, avait des relations avec des hommes lents comme de vieux camions poussifs. Elle parlait à des gamins qui ne la comprenaient pas, à des femmes qui ne se donnaient pas la peine de lui répondre. Elle entrait dans un grand magasin, elle dérobait des articles pour le seul plaisir de se faire intercepter par les agents de la sécurité. Puis elle tournait d'un trottoir à l'autre comme une toupie, elle heurtait la foule et la pénétrait jusqu'à s'y fondre. Elle ne s'en détachait que longtemps plus tard, le soleil avait changé de place ou il avait disparu et il faisait nuit. Elle se laissait emporter par quelqu'un, elle lui abandonnait sa matière et pendant ce temps elle parvenait à oublier qu'elle était en vie.

Puis elle retrouvait l'ascenseur, la rue, et le vide de la nuit. Elle entrait dans les bars encore ouverts, elle parlait à tout le monde et on ne lui répondait pas. Parfois même on lui demandait de quitter l'établissement, on la poussait dehors comme si elle avait bu. Elle se promenait, cherchant des vitrines éclairées, dévisageant les rares personnes qu’elle croisait.

Elle s'éloignait du centre de la ville, atteignant sa périphérie, puis elle rétrogradait. Elle parlait, elle riait, elle n'admettait pas cette solitude, elle l'ignorait comme une petite tumeur indolore qu'on laisse croître dans sa poitrine. Au petit matin, elle rentrait. Elle dormait, quand elle se réveillait elle reprenait sa trajectoire dans la ville.

Elle regardait droit devant elle, il n'y avait rien d'autre à voir que les constructions et le mobilier urbain. Elle pensait aux pylônes, au plafond nuageux, au gris acier des tours et aux volets roulants des immeubles. Elle pensait à la bande de trottoir sur laquelle elle faisait des pas, au kiosque à journaux claquemuré, à la bouteille vide contre la façade. Elle devenait extérieure, toute sa personnalité s'était tue. Elle était un objet de plus, une petite mécanique qui avançait, évitait les obstacles, qui allait droit vers un but dont elle ne savait rien. Elle s'intégrait à la nuit déserte, elle en faisait partie. Elle n'avait plus à commander son corps, il se déplaçait tout seul comme l'eau d'un caniveau. Sa conscience s'était éteinte, elle bénéficiait d'un avant-goût de la mort. Elle tournait parfois à l'angle d'une rue, elle contournait un clochard endormi et elle continuait sa progression indéfinie.

Elle aurait pu entrer en collision avec un incurable qui essaierait de mourir loin des thérapies et de la compassion de ses proches, avec une femme qui rêverait d'assassiner son mari pour lui éviter de souffrir les affres d'une séparation, ou avec un gamin qu'on aurait grondé et qui aurait décidé de ne plus jamais revoir ses parents. Ensuite une foule se presserait autour d'elle, lui racontant l'achat d'un accessoire vestimentaire, d'une panoplie de couteaux à découper, d'un petit sauna, et puis se laissant aller à lui faire des confidences sur sa passion des fruits, sa haine des cornichons, le plaisir d'engloutir une bouteille de vin de temps en temps, de s'installer à moitié nu sur le balcon les jours de grand soleil, l'hiver de se calfeutrer, de boire des grogs, de tirer les rideaux en plein jour sur la grisaille, les giboulées, de profiter des premiers jours de printemps pour aérer l'appartement toute la matinée, pour respirer l'air presque tiède, et l'après-midi se promener de long en large dans le parc, s'offrir même un cornet de glace pour retrouver le goût d'enfance de la framboise, s'asseoir sur une chaise de fer, écouter la conversation d'un trio d'étudiants qui cherchent un petit appartement bon marché près de la faculté.

La joie d'embrasser d'un seul coup d'oeil la totalité du jardin, de distinguer la moindre fleur, le moindre être humain, qu'il fasse soixante centimètres au fond d'un berceau ou qu'il soit un adulte rouge et transpirant en train de courir autour des bosquets. Et cet homme en bras de chemise qui s'évente avec son journal en parlant à une femme courte et maigre. Et ces gens qui se photographient, ceux qui trempent leurs mains dans l'eau de la fontaine, qui mangent des gâteaux, des beignets, qui dorment sur les pelouses, qui rient en regardant les statues, les cailloux, leurs ongles clairs dans la lumière, et la circulation chatoyante au-delà des grilles.

Elle ne rencontrait personne, elle cherchait son chemin. Elle voulait rentrer chez elle, s'étendre sur son lit, et si elle ne parvenait pas à s'endormir elle écraserait sa tête contre le mur comme une grosse mouche. Elle avait un besoin immédiat de claustration, tout cet espace était pareil à de l'angoisse déployée, construite, qui la surplombait et en même temps sur laquelle elle était obligée de marcher.

Elle ne reconnaissait pas les lieux. Elle accélérait l'allure, elle courait, elle faisait des signes aux voitures. Quelqu'un s'est arrêté, elle est montée. Elle lui a donné son adresse, il lui a dit je ne suis pas votre chauffeur. Elle a voulu ressortir, il l'a retenue.

La voiture a démarré, elle a fermé les yeux et quand elle les a rouverts elle s'est trouvée devant un immeuble dont l'entrée était flanquée de vasques aux jets d'eau éteints. Il avait une grande chambre, il voulait déboucher une bouteille de champagne, elle lui a dit dépêchez-vous. Elle s'est déshabillée elle-même, il a mis de la musique. Il n'en finissait pas de la caresser. Elle croyait voir passer les heures, mais quelques minutes plus tard tout était terminé.

Elle lui a demandé de la raccompagner, il a appelé un taxi. Il a pris un billet dans la poche de son pantalon tire-bouchonné sur la moquette, il le lui a donné. Elle est partie, le taxi était déjà devant la porte. Elle n'avait plus envie de retourner chez elle, mais aucune autre destination ne lui est venue à l'esprit. Elle s'est couchée en arrivant, elle s'est endormie. À son réveil, il faisait toujours nuit. Elle s'est levée, durant quelques minutes elle a regardé un film à la télévision dans une langue étrangère dont elle ne prenait pas la peine de déchiffrer les sous-titres. Elle a essayé de lire un livre qu'elle n'avait pas ouvert depuis plusieurs mois, elle l'a refermé. Elle a éteint la lumière, elle l'a rallumée. Elle l'a éteinte à nouveau et elle s'est allongée sur le canapé.