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Dans un an, elle se serait peut-être volatilisée et ces meubles serviraient à une jeune femme qui aurait récupéré l'appartement une semaine après son décès.
Elle aurait passé plusieurs jours à faire les vitres, à nettoyer la cuisine, à punaiser des affiches sur les murs pour personnaliser son habitation. Elle ferait des plats épicés dont les effluves incommoderaient les voisins, elle écouterait de la musique à plein volume, et les gens de l'immeuble signeraient une pétition pour qu'on l'expulse. Sa joie de vivre tomberait tout d'un coup quand elle se verrait dans l'obligation de vider les lieux, et après avoir essayé en vain de se supprimer avec une poignée de médicaments qu'elle conserverait au fond de son sac en cas de mal de tête, elle parviendrait à s'introduire dans la cage d'ascenseur et à se faire écraser par la cabine.
On la remplacerait par un petit ménage. Le samedi soir ils auraient un rapport sexuel d'une grande simplicité, et ils changeraient les draps tout de suite après. Ils auraient pu avoir un enfant, mais ils n'auraient aucune envie de s'en occuper vingt années durant. Ils aimeraient les antiquités, ils posséderaient une arme à feu ancienne. Ils se feraient peur chacun à leur tour, afin de mieux apprécier ensuite la vie à sa juste valeur. Imprudemment un soir le mari appuierait trop fort sur la détente, et sa femme mourrait sur le coup. Il aurait pu essayer de s'expliquer avec la justice, mais il préférerait retourner l'arme contre lui.
Un homme d'une quarantaine d'années leur succéderait. Il resterait là vingt ans sans donner matière à aucun ragot, puis il avalerait un sachet de poison dérobé dans le laboratoire où il travaillerait comme chimiste.
Un mois plus tard un couple de jeunes médecins emménagerait, ils installeraient des étagères jusqu'à une heure tardive, puis ils auraient un ou deux rapports qui feraient bruire leur lit aux ressorts déjà épuisés après trois années d'usage. Un soir de dispute, il lui crèverait un oeil. Il prendrait aussitôt conscience de la gravité de son geste, et il se trancherait le cou avec une petite scie électrique. Sa compagne serait soignée, mais refusant de vivre sans lui elle infecterait sa plaie et périrait de septicémie.
L'appartement demeurerait vide durant six mois, il serait occupé ensuite par une retraitée qui chèrcherait en vain à se pendre aux crochets destinés à fixer les lustres. Elle accumulerait les médicaments que lui prescrirait son rhumatologue et les avalerait tous à la fois. Elle en serait quitte pour deux jours d'hôpital, l'humiliation d'avoir échoué, sans compter le sermon déblatéré par le psychiatre du service. Un jour, elle se jetterait par la fenêtre.
A la fin du mois un jeune homme prendrait sa suite, dès le premier soir il aurait envie d'attenter à ses jours, mais son tempérament pusillanime l'empêcherait de s'exécuter. Il mourrait à soixante-deux ans d'une maladie dégénérative.
A cette époque-là on détruirait l'immeuble, on construirait une clinique à la place. Certains malades erreraient la nuit dans les couloirs à la recherche d'une issue, mais le bâtiment serait hermétiquement clos. Ils en seraient réduits à s'ouvrir les veines dans l'espoir de se vider de leur sang entre deux rondes d'infirmiers.
Elle ne pouvait plus rester ici, elle est ressortie. Elle entendait dans le silence le bruit de ses pas. Elle rêvait d'une mort subite, cadeau magnifique d'un organisme généreux. Pour sentir à quel point elle cessait de vivre, elle aurait voulu mourir une multitude de fois en même temps. Comme si elle était un peuple entier qu'on annihile en un instant. Comme si elle était réellement une foule, comme si elle était tous ces gens qu'elle avait côtoyés, croisés, regardés de loin, entendus par hasard au cours de sa vie.
Quelqu'un marchait sur le trottoir d'en face. Il avait dû se disputer et claquer la porte. Il en voulait à sa femme de ne pas avoir disparu dans un crash quelques mois avant leur rencontre. À présent ils avaient même un fils et ils n'auraient jamais le courage de se quitter définitivement.
Il en avait assez de marcher, il allait prendre une chambre d'hôtel. Au matin, il se rendrait comme d'habitude à son bureau et le soir il réintégrerait le foyer familial. La vie quotidienne reprendrait en clopinant à peine, ils passeraient leurs samedis à visiter des appartements à vendre et ils finiraient par en trouver un qui leur plairait. Ils continueraient à ne pas s'aimer, mais l'achat de ce logement donnerait malgré tout un nouveau départ à leur union. Ils ne penseraient plus qu'à l'amélioration de leur lieu de vie, réalisant lentement leur rêve, comme deux belettes creusant un terrier.
Le soir, quand ils seraient au lit, il leur arriverait même de monter l'un sur l'autre comme des amoureux et d'en retirer un certain plaisir. Ils ne se rendraient plus compte de l'absence de sentiments à l'intérieur de leur couple, le bricolage deviendrait pour eux une forme d'affection. Ils recevraient des amis, ils leur montreraient les moulures de leur chambre ou la porte d'armoire ancienne qu'ils auraient greffée à une penderie. Ils se plaindraient malgré tout des résultats scolaires de leur enfant et de ses dents qui pousseraient de travers, en outre elles auraient une propension démesurée à la carie. Ils regretteraient de n'avoir pas eu à la place une fille qui se serait sans doute mieux fondue dans leur logement aux tapis d'importation et aux meubles de style.
De son côté, le type avait peut-être jeté un regard sur elle. Il l'avait imaginée cherchant partout sa voiture qu'elle était pourtant sûre d'avoir garée dans le quartier. Quand elle l'aurait retrouvée, elle rentrerait chez elle dans un faubourg de la ville. Elle se coucherait en arrivant, elle garderait les yeux fermés pendant plusieurs minutes et elle se rendrait compte qu'elle était incapable de s'endormir. Elle se lèverait, elle roulerait d'une pièce à l'autre, mangerait un reste de viande froide et boirait un verre de lait. Ensuite elle subirait la nuit, assise sur le canapé, cherchant une distraction dans la contemplation du mur, des chaises et d'une espèce de petit mobile en acier brillant.
Elle ne se souviendrait plus si elle était mariée ou si elle entretenait de vagues relations avec un homme qu'elle ne voyait qu'une ou deux fois par semaine dans le pavillon où il vivait avec sa femme le reste du temps. Mais cet individu n'existait peut-être pas, elle avait d'épisodiques relations avec des gens rencontrés par hasard. Elle avait le sentiment d'être un simple passage, un couloir que les organes traversaient sans s'y arrêter davantage que dans une ruelle entre deux boulevards. Elle n'en ressentirait aucune tristesse, elle n'aurait pas voulu de quelqu'un qui s'accroche à elle, qui la rende lourde, pataude, incapable de bondir, de décoller.
Elle en aurait assez du mobile, elle l'emballerait dans un vieux journal et elle le jetterait. Elle ouvrirait la fenêtre, le jour se serait levé. Elle craindrait trop la douleur pour se laisser choir sans la moindre certitude de mourir sur le coup. Elle retournerait s'asseoir, fermant les yeux, cherchant une pensée susceptible de l'amuser. Elle ne trouverait rien, elle boirait un thé, prendrait une douche, se coucherait. Elle serait gênée par le bruit de la circulation, celui des voisins, et puis ses oreilles bourdonneraient, son cerveau lui imposerait des souvenirs exaspérants, elle aurait aussi une douleur lancinante au niveau du nombril. Elle se lèverait, s'habillerait, quitterait son immeuble. Elle marcherait.
Elle a traversé une place. Sur le trottoir, des corps dormaient enrobés de couvertures et de vieux cartons. Elle sentait une odeur de dépôt d'ordures, incertaine, lointaine. Elle marchait de pius en plus vite, on aurait dit qu'elle allait se mettre à courir. Elle s'enfuyait, elle avait sûrement toute une famille derrière elle, un mari dont elle était fatiguée depuis longtemps et des enfants dont elle ne supportait plus les demandes et les cris. Ils se débrouilleraient sans elle, son époux cuisinerait et il apprendrait aux enfants à faire fonctionner les appareils ménagers.
Dix ou quinze fois par semaine ils penseraient quand même à elle, ils entendraient sa voix, ils verraient son visage, ils croiraient la respirer comme un parfum. Ils ne la regretteraient pas, son souvenir suffirait à rassasier l'appétit qu'ils auraient d'elle. Du reste, son mari ne tarderait pas à retrouver l'âme sœur en la personne d'un jeune collègue de bureau qui serait aussitôt adopté par les enfants comme un frère plus âgé d'un premier lit. À eux deux, ils transformeraient la maison, agrandissant le salon et remplaçant la baignoire par deux bacs à douche. Ainsi, chaque matin les toilettes se feraient à un rythme redoublé et les gamins ne seraient jamais en retard à l'école.
À présent l'air sentait la mer, le pin, sans qu'elle puisse savoir d'où provenait cette odeur. Puis elle ne sentait plus rien, elle était fatiguée et elle s'arrêtait pour reprendre son souffle. Elle aurait aimé avoir un léger malaise, et être cueillie par une ambulance. Quelqu'un lui aurait tenu la main, le temps de prendre sa tension. Puis on lui aurait demandé des renseignements sur son passé médical, et on l'aurait transportée sur une civière dans les couloirs d'un hôpital.
On l'introduirait dans une chambre déjà occupée par une autre femme qui se réveillerait aussitôt et la questionnerait sur sa vie privée. L'infirmier lui dirait de se taire, et comme elle continuerait à jacasser il lui ferait une piqûre pour qu'elle se rendorme. On l'installerait sur le lit vacant, elle accepterait le somnifère qu'on lui proposerait. À son réveil sa voisine ne serait plus là. Par la fenêtre, elle verrait deux courts de tennis déserts et un haut mur qui entourerait l'hôpital comme une prison. Elle se lèverait, elle remettrait ses vêtements. Elle s'approcherait du lavabo, elle mouillerait sa figure et elle la sécherait avec une serviette propre qu'elle trouverait sur une étagère.
Elle ouvrirait la porte, elle déboucherait sur un grand couloir. Plusieurs personnes déambuleraient, certaines en s'accrochant à une des rampes fixées aux murs. Personne ne prêterait attention à elle, sauf une infirmière qui l'introduirait dans un bureau et chercherait à lui faire avaler des gélules. Elle s'échapperait, elle serait étonnée et ravie de retrouver facilement la liberté, avec ces colonies de gens qui s'en iraient dans tous les sens sous la pluie fine. Elle aurait la certitude de faire partie de cette humanité pulsée sur les boulevards et dans les rues de plus en plus étroites où on ne passait plus qu'au goutte à goutte, avant de déboucher à nouveau sur une avenue à haut débit.
Elle se glisserait dans le flot des passants, elle suivrait une femme en robe rouge qui finirait sa course dans un supermarché. Elle l'abandonnerait, elle descendrait dans une bouche de métro, elle rentrerait à son domicile. Elle s'affaisserait sur son canapé, regrettant d'avoir quitté l'hôpital. Elle aurait été plus heureuse là-bas au milieu de ses semblables, elle aurait entamé des conversations et noué des liens entre deux prises de médicaments. Elle aurait dormi une partie de la journée, et puis toute la nuit d'un sommeil qui l'aurait écrasée comme une dalle.
Elle sortirait, elle finirait par retrouver l'hôpital. On lui dirait à la réception que l'heure des visites était passée, et on refuserait de l'admettre comme patiente. Le reste de la journée puis la nuit entière elle parcourrait les rues, dans l'espoir qu'on remarque sa démarche saccadée et qu'on l'embarque. Elle se serait étendue elle-même sur la civière, décidée à rester des années là-bas, à y mourir un jour en regardant paisiblement les tennis du fond de son lit. Elle n'aurait plus quitté cette tiédeur, rendue cotonneuse par les médicaments, avec ces horaires stricts, et ce bonheur d'être ensemble, cette solitude impossible, proscrite, au lieu de la solitude obligatoire qui régnait à l'extérieur malgré les confrontations, les rencontres et les unions occasionnelles.
Elle se souhaiterait plusieurs décennies d'hôpital, elle verrait passer des générations de malades et de médecins, elle assisterait même à la destruction des tennis et à l'érection d'un nouveau bâtiment à leur place. On la changerait de nombreuses fois d'étage, une année on repeindrait toutes les chambres et on procéderait au remplacement général du mobilier. Elle disposerait à présent d'une armoire personnelle, ainsi que d'une petite table à tiroirs. Une agitée de cinquante-trois ans occuperait l'autre lit. Elle s'en irait au bout d'une quinzaine de jours, et une dépressive prendrait sa place quelque temps.
Elle verrait défiler tant de monde qu'il lui semblerait avoir une quantité de relations très supérieure aux personnes qui vivaient à l'extérieur assujetties aux contraintes de la liberté. Cependant les gens ne resteraient pas assez longtemps, elle ne parviendrait jamais à se faire de véritables amis. Elle se contenterait du plaisir des conversations quotidiennes, et de ces éclats de biographie qu'on lui livrerait parfois en confidence. Elle aurait la joie d'atteindre le quatrième âge et de perdre peu à peu toutes ses forces.
Elle ne se lèverait plus, elle ne se rendrait pas compte qu'à présent elle était seule dans sa chambre et que personne ne prenait la peine de venir lui parler. Sa mort interviendrait alors que le crématorium serait en panne, son corps demeurerait à la morgue plusieurs mois.
Elle s'est immobilisée. Elle ne trouverait jamais de vie qui lui convienne. Elle passerait son temps à se déplacer d'un point à un autre, elle n'aurait aucune raison de s'arrêter, de prendre racine, de vivre avec un homme, une femme, ou un couple un peu fantasque qui lui donnerait un studio attenant à leur appartement en échange de quelques heures de promenade de leur grand chien dans les allées du bois voisin. Elle en aurait vite assez de le voir s'ébattre et mordiller les branchages tombés à terre. Et puis le couple aurait un enfant, l'animal serait donné. Elle devrait laisser le studio à une jeune fille qui les aiderait à s'occuper du bébé. Elle partirait, elle prendrait un billet de train. Elle aboutirait dans une ville, au centre recroquevillé autour d'une cathédrale, avec des lieux publics étroits et sombres comme des tunnels.
Elle prendrait une chambre dans un hôtel, elle s'y cloîtrerait, sans s'alimenter, en buvant de temps en temps une gorgée d'eau au robinet du lavabo. Faute de périr d'inanition, elle se défenestrerait au bout d'une semaine. On la plâtrerait, elle serait obligée de travailler comme vendeuse chez un marchand de vin pour régler l'hôtel. Quand elle aurait payé sa dette, elle se sentirait à nouveau libre. Elle se jetterait d'un pont autoroutier, son corps serait écrasé par les voitures ainsi que par un camion qui la laisserait plate comme une broderie écarlate sur le goudron noir.
Elle secouait la tête, elle pouvait choisir de vivre jusqu'au bout, même si son existence s'achevait au terme d'une interminable vieillesse. Elle aurait des enfants, un mari, et quelques animaux pour donner un air vraiment campagnard à son grand jardin. Chaque journée constituerait un petit bonheur qui irradierait toute la famille, et les nuits seraient exemptes d'insomnies.
Elle aurait dû se remettre à marcher, et rentrer chez elle à force de pas effectués dans la même direction. Elle regrettait toutes ces vies imaginaires qui se déclenchaient sans discontinuer. Elle aurait mieux fait de se dissoudre dans la réalité, de devenir un de ses éléments indubitables. Elle n'avait qu'à s'imposer n'importe quelle vie routinière et ne jamais la quitter jusqu'à la fin. Elle pouvait se contenter d'habiter son logement actuel, chercher un travail dans son quartier, passer chaque week-end avec un homme différent ou garder le même plusieurs années. Les relations sexuelles n'étaient pas indispensables, elle pouvait se contenter de petits dîners amicaux, de sorties au cinéma et de course à pied le dimanche matin. En tout cas, elle avait besoin d'une vie tangible pour remplacer ce fantôme, d'existence qu'elle menait depuis la nuit des temps.
Un homme entrait dans un immeuble. S'il l'avait abordée, ils auraient pu faire un tour ensemble. Au matin, il l'aurait emmenée à son bureau, la présentant à ses collègues comme une nouvelle stagiaire destinée à le seconder durant un trimestre. Elle le suivrait toute la journée dans le moindre de ses déplacements, et le soir ils décideraient de vivre ensemble. Ils auraient des rapports épisodiques, interrompus de temps en temps par une conversation futile tant il leur semblerait que l'ennui fusait de toutes parts comme des giclées de sperme. Elle finirait par le quitter, elle mourrait trois jours plus tard alors qu'elle chercherait à se défendre au cours d'un viol sur le quai d'une gare où elle aurait étendu un matelas de fortune afin d'y passer la nuit. Sa mère regretterait toute sa vie d'avoir prétexté un ardent besoin de solitude pour lui refuser une place dans son salon encombré de meubles et d'objets superfétatoires.
Elle cherchait à rentrer chez elle, elle marchait dans des rues qu'elle ne connaissait pas. Elle était lassée de ces trottoirs interminables, ils semblaient reliés l'un à l'autre et former une piste sans fin. Elle arriverait quand le jour commencerait à poindre, ou lorsqu'il ferait déjà soleil. Elle se coucherait sans conviction, et quelques secondes plus tard elle se trouverait à nouveau debout. Elle s'assiérait sur le canapé, elle arpenterait la surface réduite de la cuisine, elle mettrait du linge à tremper dans une bassine. Elle se sentirait fatiguée, elle retournerait se mettre au lit.
Elle s'endormirait jusqu'au soir, à moins qu'elle ne supporte pas de rester étendue et qu'elle rejoigne un immeuble de bureaux proche de son domicile qu'elle aurait remarqué quelques jours plus tôt. Elle réussirait à s'immiscer dans un siège social, elle aurait plusieurs conversations avant qu'on lui demande de s'en aller.
Elle entrerait dans une laverie, elle répondrait aux avances de quelqu'un qui attendrait ses chemises en train de tourner dans le séchoir comme des fantômes. Il l'emmènerait à son domicile. Après le coït, elle essaierait sans succès d'enclencher un dialogue. Puis elle lui proposerait de changer les meubles de place pour passer le temps, d'arracher la moquette et lessiver le parquet qui se trouvait dessous. Il lui demanderait de se rhabiller, de partir.
Elle marcherait dans la rue, scrutant les yeux des gens. Elle serait abordée par des hommes aux figures disgracieuses, et par une femme qui lui demanderait de l'aider à charger une caisse dans son break. Elle l'emmènerait avec elle dans sa petite maison en bordure de la ville. Elle se garerait dans le jardin, elles transbahuteraient la caisse à l'intérieur. Puis elles boiraient un verre ensemble au salon.
Elle lui dirait qu'elle avait eu tort de ne pas se suicider la première fois que cette idée lui avait traversé l'esprit. La femme se sentirait trop lasse d'avoir couru toute la journée pour entendre des paroles à ce point dénuées d'optimisme. Alors elle essaierait de paraître gaie afin qu'elle lui propose malgré tout un autre verre, et peut-être aussi de passer la nuit chez elle. Dès le lendemain, elle chercherait à lui rendre des services pour se faire adopter. Elle l'accompagnerait quand elle ferait ses courses, elle l'aiderait à tondre la pelouse, elle grimperait à sa place dans le cerisier. De surcroît elle prendrait la peine de la faire rire, imitant la voix fluette d'un commerçant ou lui racontant une histoire extraite d'un recueil de blagues.
Mais la femme lui demanderait de s'en aller. Comme elle ne bougerait pas, elle la prendrait par le bras et la mettrait dehors. Elle marcherait le long des grilles des maisons peintes, puis elle trouverait un arrêt de bus. Elle rentrerait chez elle dormir, elle se réveillerait en début d'après-midi. Elle regarderait par la fenêtre, rien ne la distrairait.
Elle sortirait. Elle aurait l'impression d'avoir usé les rues à force d'y marcher, et de connaître personnellement chaque passant. Elle continuerait pourtant d'avancer, et peu à peu la ville redeviendrait anonyme. Elle aurait envie malgré tout de s'en extraire, de faire n'importe quel voyage. À moins que sa vie change de cap, qu'elle devienne étrange, exotique. Elle aurait pu s'occuper d'enfants défavorisés, les emmener s'ébattre chaque dimanche à la campagne, même si elle devait subir des heures d'embouteillage dans le car bondé et les recompter avec angoisse pour être sûre de ne pas en avoir perdu dans la forêt.
Elle ferait la connaissance de certains parents qui l'inviteraient à partager leur repas du soir. Elle pénétrerait dans des intérieurs d'une simplicité spartiate, où les enfants n'auraient pas de chambre particulière et dormiraient pêle-mêle dans une petite pièce attenante au salon. Les soirs où elle s'attarderait, on lui proposerait de la coucher. Elle aimerait sentir à côté d'elle toute cette famille endormie, et parfois elle parviendrait à somnoler comme si son angoisse avait disparu.
Le matin, elle les regarderait se lever quand la sonnerie du réveil se déclencherait. Ils feraient leur toilette devant un lavabo bancal, ou ils se doucheraient derrière un rideau en plastique parsemé de taches d'eau savonneuse. Puis ils lui proposeraient des tartines et du café au lait, mais elle se croirait obligée de partir afin de ne pas s'insinuer plus longtemps dans leur intimité.
Le plus souvent personne ne l'inviterait, elle rentrerait toute seule chez elle après avoir rendu les gosses. Elle en serait réduite à poêler des œufs, et à les manger en solitaire. Puis, elle ferait une tentative de suicide en avalant des cachets. Avant de sombrer dans l'inconscience, elle appellerait les secours. En sortant de l'hôpital, elle serait pleine d'optimisme. Le soir, elle aurait même la surprise de constater qu'elle avait sommeil. Elle se mettrait au lit avec un magazine, et elle s'endormirait sans même avoir le temps d'éteindre sa lampe de chevet.
Le lendemain, elle sortirait et ne rentrerait plus de trois jours. Quand elle reviendrait, elle n'aurait plus qu'un souvenir très pâle de ses marches forcées dans les rues, de ses stations dans les cafés, de ses aventures sans intérêt avec des hommes au coït précipité ou pesant comme une chape. Elle s'étendrait sur son lit, elle se dirait que son cerveau tournait en elle comme un manège, une turbine, et qu'elle allait être projetée d'un instant à l'autre hors de sa tête. Elle s'assoirait, elle se rhabillerait. Elle essaierait de rester chez elle, s'asseyant dans la cuisine, sur le canapé du salon, scrutant les murs comme si elle voyait quelque chose à travers. Elle chercherait à s'attarder encore en s'épilant, en prenant un bain, en retournant quelques minutes dans son lit.
Elle se retrouverait vite dans la rue, allant droit devant elle sans accorder un regard aux têtes des nombreux piétons qui arpenteraient la ville à cette heure de l'après-midi. Quand l'épuisement la gagnerait, elle s'assiérait délicatement dans un square, les yeux ouverts, immobile comme une jeune morte. Plusieurs hommes lui adresseraient la parole, elle ne leur répondrait pas. Quelqu'un la prendrait par le bras, la remettrait debout. Elle lui dirait laissez-moi tranquille, mais il l'emmènerait jusqu'à sa voiture. Elle s'échapperait avant qu'il démarre, elle traverserait une salle de restaurant, elle déboucherait sur une artère aux façades noircies. Elle s'arrêterait essoufflée, puis elle rentrerait chez elle d'un pas amorphe. Une fois la fenêtre ouverte, elle aurait l'impression d'accomplir un acte banal, et elle sauterait.
Elle connaissait un couple qui habitait cet immeuble aux balcons en corbeille. Elle aurait pu sonner à tout hasard en leur disant qu'elle était perdue. Elle ne se vexerait pas s'ils refusaient de lui ouvrir, elle les appellerait même le lendemain pour se faire pardonner.
Elle a sonné, on lui a répondu tout de suite. Elle s'est excusée, prête à prendre la fuite au moindre reproche.
– Monte.
On lui a ouvert. Elle les a trouvés en présence de plusieurs amis. La table basse était parsemée de bouteilles. On lui a fait une place sur le canapé. La conversation était bruyante et elle ne comprenait pas la moitié des phrases. On remplissait souvent son verre. À un moment, elle a vu les invités se lever. Avant de s'en aller, ils ont agité leurs mains devant elle comme pour lui dire au revoir. Elle a entendu la porte se refermer et leurs rires d'ivrognes descendre l'escalier.
– Tu veux qu'on t'appelle un taxi?
– Je peux rester?
– Une autre fois?