39434.fb2 Promenade - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 12

Promenade - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 12

Elle s'est quand même étendue sur le canapé, elle a écrasé un petit coussin sur son visage pour s'isoler de la lumière. Elle les entendait parler entre eux, parfois ils s'adressaient à elle et lui disaient de partir. Elle avait peur qu'ils essaient de l'évacuer par la force. Mais en définitive ils ont cédé.

– Bonne nuit.

Elle a entendu le cliquetis d'un interrupteur et le bruit d'une porte. Ils avaient quitté la pièce. Elle a regardé autour d'elle, les voyants du téléviseur brillaient dans le noir. Elle aurait aimé s'endormir, mais dès qu'elle fermait les yeux tout s'éclairait en elle, il ne restait plus le moindre recoin d'obscurité dans sa conscience.

Elle s'est levée, elle a regardé par la fenêtre. Elle s'est assise dans un fauteuil, en tâtonnant elle s'est servi plusieurs verres. Elle se demandait s'ils dormaient, ou s'ils étaient en train de se disputer au sujet de sa présence importune.

Elle a cherché leur chambre, elle a collé son oreille contre la porte. Elle a entendu une respiration régulière, presque aussi sonore qu'un ronflement. Elle aurait aimé frapper, entrer, demander des comptes à ces gens qui dormaient, alors qu'elle se trouvait à quelques mètres d'eux, éveillée, seule, et sans la moindre compagnie avec qui échanger des paroles. Elle a donné des petits coups d'index à peine audibles, avant de toquer un peu plus fort.

Puis, elle s'est allongée par terre. Elle avait l'impression de se trouver tout près d'eux, et même de pouvoir les toucher. Elle ne les craignait pas, ils pouvaient l'étouffer ou l'étrangler selon leur désir. Elle accepterait même de partager leur vie, toute la journée humble comme une esclave, et la nuit remisée dans l'armoire de la cuisine comme un ustensile. Le couple finirait par s'en lasser, il irait habiter ailleurs, l'abandonnant dans le logement vide. Au lieu d'appeler à l'aide, elle déciderait qu'elle avait assez de cran pour se suicider. Elle se proposerait un empoisonnement au cyanure, et elle réaliserait son projet avec une détermination admirable.

Elle a de nouveau frappé à la porte. On ne lui a pas répondu, elle est entrée. Les deux corps nus étaient couchés en chien de fusil, leurs vêtements entassés sur une chaise. Les volets étaient ouverts, une lumière fade montant de la rue éclairait la pièce.

Elle s'est assise sur le bord du lit. Elle ne voyait que leur carapace, ils étaient immergés dans un sommeil dont elle ne connaîtrait jamais le fond. Elle s'est penchée sur lui, elle a failli lui mettre un doigt dans la bouche.

La femme avait gardé son maquillage usé qui la recouvrait comme un masque funèbre. Elle a posé doucement sa main sur sa joue, mais elle n'a pas osé lui appliquer une gifle pour la relever d'entre les morts. Elle n'avait pas non plus assez d'audace pour les tirer l'un après l'autre par les pieds ou les arroser d'eau glacée.

Elle est revenue au salon. Elle a regardé l'immeuble d'en face par la fenêtre. Une lucarne était encore éclairée, elle imaginait que quelqu'un allait l'ouvrir, s'extirper par l'ouverture et prendre son vol. Rien ne se produisait, elle s'est repliée au fond de la pièce. Elle a allumé la télévision. Elle ne s'intéressait pas aux gens qui gravitaient dans les fictions, ni à ceux qu'on avait filmés chez eux avec leurs enfants potelés d'être nourris d'abondance. Elle retournait à la fenêtre.

La lucarne était encore éclairée, elle voyait bien que personne n'apparaîtrait jamais. Il valait mieux qu'elle dirige son regard vers la rue où tout pouvait arriver, même un meurtre dont les péripéties la distrairaient jusqu'au matin. Il y aurait même trop de sang à son goût, elle se reposerait les yeux en regardant parfois un nuage qui passerait comme une caravane au-dessus de la rue.

Elle s'est assise dans un fauteuil. La pièce la contenait comme une boîte. S'ils la trouvaient à leur réveil, ils ne se souviendraient plus des circonstances de son arrivée. Elle s'expliquerait, elle les supplierait de pouvoir rester encore un peu, quelques heures, le temps au moins de se remettre de ses émotions.

– Quelles émotions?

Elle essaierait de pleurer, elle secouerait la tête de droite à gauche. Elle leur montrerait une cicatrice ancienne sur le front, à la racine des cheveux. Elle leur dirait qu'elle avait peur, que son propre corps l'effrayait. Elle n'osait plus penser à rien, tant elle redoutait les idées morbides qui l'habitaient. Alors, il n'était pas question qu'elle marche seule dans les rues pour retrouver un appartement sans âme où tout l'obligerait à prendre la décision de se détruire.

Elle avait besoin de la présence d'êtres humains, ou au moins du décor dans lequel se déroulait leur existence, de leurs murs, de leurs meubles tout imbibés d'eux.

Même en leur absence, ils devraient accepter qu'elle reste là. Elle s'assiérait dans un coin, les yeux fermés, ignorant les voix atténuées des voisins et le bruit des objets qu'ils laisseraient tomber sur le plancher. Son angoisse s'assoupirait comme un gosse qui tombe de sommeil. Pendant quelques heures, vivre deviendrait pour elle un plaisir.

Mais le soir ils la mettraient dehors en lui promettant une invitation à dîner pour le mois suivant. Elle marcherait de long en large devant leur immeuble, guettant la moindre de leur apparition aux fenêtres. À minuit, toutes les lumières s'éteindraient. Elle rentrerait se changer à son domicile, elle s'endormirait d'épuisement en travers du lit. Elle se réveillerait le lendemain à onze heures, en plein soleil. Elle se lèverait en sursaut comme si elle était en retard à un travail ou un rendez-vous. Elle sortirait de chez elle et par désœuvrement elle se laisserait aborder. L'homme l'inviterait à déjeuner, il voudrait l'amener chez lui sitôt les desserts ingérés. Elle s'en débarrasserait dans la foule.

Elle rentrerait chez elle deux jours après. Elle se verrait dans la glace. Il y aurait dans son regard comme un corps étranger. La folie la grignoterait en quelques semaines. Elle ne pourrait plus vivre seule, on la transporterait à l'hôpital où on lui donnerait un traitement qui l'apaiserait sa vie durant. Elle mourrait cinquante ans plus tard d'une mort douce dans le jardin fleuri d'un hospice.

Elle refusait de choisir une trajectoire à sa nuit. Elle restait là, elle attendait que quelqu'un vienne la chercher. Elle avait le droit de se laisser emporter, d'ignorer son avenir avec obstination. Elle se levait du fauteuil, elle convenait qu'il ne servirait à rien de s'approcher à nouveau de la fenêtre. Elle n'avait aucune envie de voir encore les voitures et la lucarne de l'immeuble d'en face. Elle regardait dans la pénombre les tableaux accrochés aux murs, elle entendait sonner cinq heures à une église. Elle pensait à la vieille femme du camion caritatif, elle regrettait que les contacts humains soient difficiles.

Elle pensait aux hommes qu'elle avait trop longtemps subis dans ses deux pièces étroites, et aux autres qui comme la vieille s'étaient échappés un moment après leur rencontre. Elle n'aimait pas tous ces départs incrustés en elle, ces êtres qui persistaient à s'enfuir, comme s'ils n'étaient pas partis tout entiers la première fois. Il lui semblait qu'à cet instant même une multitude de gens la quittait, mais elle ne pouvait pas les voir, comme s'ils avaient découpé le souvenir d'eux-mêmes au fond de sa mémoire qui n'était plus qu'une couverture percée de partout et tout juste bonne à faire briller les boules d'escalier.

Elle regrettait tous les instants de sa vie, n'importe quelle minute de son passé lui aurait semblé plus supportable que cette croisée des chemins en plein milieu de la nuit. Elle ne voulait pas s'en aller, et pas rester non plus. Elle aurait pu leur laisser le plaisir de découvrir au matin son cadavre aux veines tailladées avec la pointe d'un tire-bouchon.

Elle aurait dû changer d'humeur, et considérer chaque nouvelle journée comme un cadeau. Elle ressentirait une telle joie de vivre que le travail lui semblerait un bienfait. Elle aurait des relations avec le gérant de son entreprise, elle l'épouserait par peur du lendemain. Dès lors elle vivrait à nouveau dans l'oisiveté, refusant même par paresse de lui faire un enfant. En guise de bébé, ils organiseraient chaque mois une grande réception. Elle vivrait quarante-sept années d'un bonheur transparent comme l'air. Son mari la précéderait de cinq ans, et elle mourrait à son tour.

A la suite d'un cafouillage des journaux locaux, son avis de décès paraîtrait avec deux jours de retard. Ses obsèques ne seraient suivies que par une machine qui tondrait du bout d'un bras articulé l'herbe des bas-côtés. Elle serait balayée en quelques semaines de la mémoire de tous ceux qui l'auraient connue. À la place, les gens se souviendraient de jumeaux accouchés récemment par une nièce, ou d'aliments festifs aperçus au rayon traiteur.

Sa maison serait détruite à la fin de l'année pour édifier un petit immeuble de bureaux. Par hasard une photo d'elle serait injectée dans les fondations où elle demeurerait intacte des milliers d'années durant. Le jour où un archéologue la découvrirait, il serait étonné par ce visage ridé, aux joues bronzées comme un bois ancien. Il l'exposerait avec d'autres découvertes. On la jugerait bizarre avec cette façon de découvrir toutes ses dents, ses yeux enfoncés dans les orbites, ce nez long comme une corne et l'impression qu'elle dégagerait d'appartenir à une autre race, une espèce différente perdue dans le temps, si bien qu'on aurait pu la chasser sans scrupule si on avait disposé de projectiles transperçant les siècles.

Elle regardait par la fenêtre. L'angoisse s'était apaisée soudain. Le spectacle immobile de la rue suffisait à son bonheur, elle n'avait pas besoin que le moindre événement s'y produise. Elle aimait les gens qui dormaient derrière les fenêtres, dans ces immeubles qui les protégeaient comme de grosses cavernes rectangulaires serrées l'une contre l'autre.

Elle a remarqué un poivrot qui se traînait en douceur comme une roue le long du mur d'en face. Elle lui a fait un signe de la main, il a continué à progresser. Elle l'a appelé et il s'est mis à courir en boitant.

Elle s'est penchée, quelqu'un ouvrait la portière d'une voiture, démarrait, et disparaissait en trombe. Puis, il ne se passait plus rien. Elle s'est retournée, elle a laissé tomber sa tête dans le vide. Elle ne voyait pas les étoiles, la nuit était une coque opaque. Elle s'est redressée, elle a vu un grand chien qui levait la patte, un autre plus petit tiré par une femme, et un homme seul vêtu d'un imperméable qui semblait se détacher de la façade comme un graffiti. Les gens apparaissaient de partout, les voitures se mettaient à rouler, on aurait dit que la rue se reformait, accouchant son contenu diurne.

Il était sept heures du matin, il faisait toujours nuit. Elle avait faim, elle est allée à la cuisine. Il y avait quelques petits fours réfugiés sur le bord d'un plat, ainsi que des bouteilles vides sur le sol. Elle est revenue au salon avec des fruits et du chocolat. Elle a allumé le téléviseur. Elle a trouvé que le monde allait beaucoup mieux et que la souffrance générale était moindre depuis la dernière fois qu'elle avait vu des informations. Elle apercevait l'avenir en filigrane derrière chaque image et elle l'imaginait radieux.

Elle a éteint le poste. Elle refusait de se demander dans quelle direction elle orienterait ses pas quand elle se remettrait debout. Le jour se levait doucement, avec la même paresse qui envahissait son corps peu à peu. Elle avait besoin de dormir pour colmater cette journée qui menaçait de durer aussi longtemps que celles qui l'avaient précédée. Elle a attendu immobile, sans chercher à se boucher les yeux. Très vite il a fait jour, au point qu'un rayon de soleil a traversé la pièce.

Elle aurait aimé que cesse l'alternance du jour et de la nuit, ou qu'elle se produise de façon différente à chaque fois. Cette aspersion de lumière, cette extinction des feux, la poursuivraient jusqu'à la fin de sa vie comme si elle avait toujours vécu dans une pièce close où un appareil aurait rythmé le temps en allumant et en éteignant une ampoule.

Elle a pris appui sur l'accoudoir pour se relever, elle est restée quelques secondes sans bouger avant de faire un pas en avant. Elle ne savait pas où aller, la chambre lui semblait aussi lointaine que la rue. Elle était sans préférence, sa vie n'avait d'autre but que de ne se diriger jamais vers rien.

Elle s'est déplacée jusqu'aux toilettes. En revenant, elle les a entendus parler d'elle dans la cuisine. Ils semblaient croire qu'elle était partie. Elle aurait dû s'en aller sans bruit sur la pointe des pieds, et s'abstenir de leur rendre visite avant plusieurs années. Mais elle se sentait obligée de rester là, elle avait besoin de continuer à respirer l'air de leur domicile. Elle essaierait de leur expliquer pourquoi elle ne s'en irait pas avant ce soir ou demain matin. En fait, elle ne quitterait leurs mètres carrés que s'ils lui fournissaient l'adresse d'amis chez qui elle puisse se faire héberger, à condition qu'eux non plus ne rompent pas la chaîne et qu'à leur tour ils la recommandent ensuite à d'autres relations susceptibles de la garder chez eux quelque temps.

Elle sauterait d'appartement en pied-à-terre, de maison bourgeoise en pavillon de banlieue. Elle connaîtrait à chaque fois des enfants nouveaux, des chiens aux museaux carrés ou en pomme de terre, des chats blancs ou noirs, des grand-mères enfoncées dans des fauteuils datant de leur mariage ou encore vaillantes dans leurs pantalons rouges à petits pois. Tous ces changements l'anesthésieraient, elle ne sentirait plus la piqûre de l'existence. Elle pourrait oublier la vie douloureuse d'autrefois, laisser passer le temps autour d'elle comme une brise. Elle n'aurait plus peur de l'avenir depuis qu'elle le verrait à longueur d'année derrière des fenêtres qui ne seraient pas les siennes. Rien ne lui appartiendrait plus, elle porterait les vêtements qui seraient pendus dans les placards des chambres où elle dormirait, elle mangerait la nourriture puisée dans les frigos. Elle ne retournerait plus jamais chez elle, et la croyant disparue sa mère en ferait son deuil.

Pendant plus de quarante ans elle réussirait à changer continuellement de lieu, on se la passerait comme un ballon sans oser refuser son séjour éclair entre ses murs. Elle ne serait pas encore trop âgée, elle rendrait des services, aidant même à ratisser les jardins en automne ou à repeindre un appentis défraîchi. Elle finirait sa vie chez un couple d'amis de relations lointaines qui l'aurait déjà reçue une dizaine d'années auparavant. En revenant le soir de leur travail, ils la trouveraient rigide sur le carreau de leur salle de bains. Ils se demanderaient avec amertume pourquoi son sautillement perpétuel l'avait amenée à venir chez eux justement le jour de son décès, plutôt que la veille ou l'année d'avant. Ils chercheraient dans sa valise des traces de sa famille, mais ils ne trouveraient rien. Ils auraient la charge de ses obsèques.

Elle est entrée dans la cuisine. Ils buvaient une tasse de café. Ils étaient ensommeillés, ils ont fait semblant de ne pas la remarquer tout de suite. Ils ont même tardé à braquer la tête dans sa direction quand elle leur a adressé la parole. Elle leur a dit je vous ai vus dormir, j'ai passé la nuit à tourner en rond comme une idiote.

– Maintenant je suis fatiguée.

Ils l'ont regardée, elle en a eu peur. Elle a quitté la pièce, elle est partie de chez eux. Le soleil éclairait la rue d'une lumière vive, les ombres étaient allongées sur le sol humide. Provenant des espaces verts une senteur végétale se mêlait à la fumée des voitures et à l'odeur des gens qui s'étaient lavés avec du gel au parfum d'agrume. De l'autre côté de la rue, des hommes en combinaison jaune remplissaient une benne à ordures. Elle a traversé, elle a regardé l'immeuble où elle avait passé la nuit. Elle a cherché les fenêtres de l'appartement. Elle n'oserait pas revenir ce soir.

Elle était obligée d'aller chez elle si elle voulait prendre une douche et se changer. Elle préparerait un sac de voyage, et dorénavant elle le garderait toujours avec elle. Elle aimait avoir ses affaires de toilette à portée de main, ainsi que du linge de rechange. Si personne ne consentait à l'héberger, elle dormirait dans une gare, ou dissimulée sous une banquette dans un bar de nuit. Elle pouvait même s'organiser une couchette dans l'ascenseur de son immeuble coincé entre deux étages, ou dormir devant sa porte entortillée dans une couverture.

Elle est montée dans un bus, elle s'est éloignée du centre. Elle a vu des maisons plus basses, grises ou construites en brique orangée. Elle est arrivée dans une zone où il n'y avait pas de magasins, ni de cafés, et personne sur les trottoirs à part un trio de petits enfants qui se disputaient un tricycle. Elle est descendue à l'arrêt suivant. Elle s'est dirigée vers eux. Elle leur a dit de cesser de se disputer et de pédaler plutôt chacun à son tour. Puis elle a pris l'un des gosses dans ses bras et elle est partie en courant. Il s'est mis à crier et à se débattre. Elle s'est enfoncée dans une ruelle qui sentait l'égout. Plusieurs personnes l'ont regardée passer sans essayer d'entraver sa course.

Elle était essoufflée, elle a ralenti, l'enfant s'est agité encore davantage. La ruelle devenait plus étroite, déserte, bordée de part et d'autre de murs aveugles avec parfois un carré de grille ou de grillage donnant sur un local obscur. Elle avait peur d'être accusée de rapt, ou d'être étranglée par ce gosse qui lui griffait le cou. Elle a fait demi-tour et elle s'est remise à courir. Elle est passée devant une femme avec un cabas à la main. Elle a essayé de lui confier l'enfant, mais il en avait peur. Elle lui a dit qu'il jouait tout à l'heure avec d'autres gosses et qu'elle n'avait qu'à le ramener là-bas. La femme demeurait droite avec son cabas qui pendait immobile au bout de son bras.

– Je vous le laisse.

Le gamin s'est assis par terre, il s'est mis à pleurer sans bruit. Elle est partie, accélérant l'allure au fur et à mesure qu'elle s'éloignait. Les enfants jouaient toujours au même endroit. Ils ne l'ont pas vue passer. Elle est montée aussitôt dans un bus.

Elle a traversé la ville, elle a change de ligne plusieurs fois, tergiversant de quartier en quartier sans parvenir à s'enivrer le moins du monde. Elle voyait les gens à travers la vitre, elle ne comprenait pas pourquoi ils ne rentraient pas chez eux s'éventrer. Chacun de leur pas était une petite chose lamentable qui ne les amènerait à rien, et qui le soir venu ferait d'eux des bêtes fourbues au cerveau plein de neurones gonflés d'eau. Ils n'avaient même pas conscience que ce bulbe qu'ils portaient sur le cou les contenait comme un bocal son poisson rouge, et qu'ils auraient mieux fait de le briser avec le marteau qui leur servait à bricoler leur affreux petit logement. Elle détestait ces vies longues et vides que les gens déroulent d'un siècle à l'autre avec l'arrogance des aqueducs. Elle aurait voulu crier aux passants de s'immobiliser, de regarder le ciel et de se demander si un temps magnifique pouvait suffire à justifier leur vie. À force de se chauffer au soleil, ils allaient finir par être tièdes et pourris comme des légumes oubliés dans des cageots à la fin du marché.

Elle a quitté le bus. Elle est entrée dans un magasin, elle s'est aperçue qu'on n'y vendait que du matériel d'optique. Puis, elle est descendue dans une bouche de métro. Elle n'aimait pas cette lumière, cet air, ces bruits stridents, et pourtant elle n'avait pas la force de regagner la surface. Elle n'aurait pas su où aller, elle serait montée dans un autre bus. Elle aurait subi le même ennui, avec ces minutes qui durent aussi longtemps que l'âge de pierre.

Elle regardait les petits phares ronds de la rame qui abordait le quai. De loin le chauffeur semblait avoir une bouche fine comme une blessure à l'arme blanche. Il ne lui plaisait pas, mais elle aurait voulu qu'il lui fasse une place dans la cabine. Elle se serait accroupie, personne ne l'aurait vue. Bien à l'abri, elle aurait échappé à la journée qui se préparait dans son dos comme un attentat. Une fois au dépôt, il l'aurait emmenée dans un vestiaire désaffecté et il l'aurait poussée sur un banc surmonté de patères en fer rouillé. Elle se serait rebiffée, elle aurait même hurlé. Mais au fond elle aurait été d'accord pour payer cette journée d'oubli son juste prix, et elle le laisserait prendre son dû. Ensuite, il s'en irait d'un pas chaloupé de pingouin. Comme elle lui crierait merci il serait pris de panique, il s'enfuirait dans les entrepôts noirs à peine éclairés par des néons en cage.

Elle utiliserait des mouchoirs en papier qu'elle aurait dans la poche de son manteau, mais elle se sentirait poisseuse malgré tout. Elle ne comprendrait plus pourquoi elle était montée dans la cabine avec lui, alors qu'elle aurait pu s'asseoir dans un wagon. Elle regretterait d'être descendue dans le métro, la journée se serait usée aussi bien à l'air libre.

Elle arrangerait ses vêtements. Elle partirait à la recherche d'une issue. Elle monterait un escalier métallique en colimaçon, elle traverserait un grand corridor. Elle croiserait plusieurs employés, l'un d'eux lui demanderait ce qu'elle ferait là:

– Je me suis perdue.

Il l'accompagnerait jusqu'à un ascenseur.

– Montez.