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Elle imaginait que d'autres s'échappaient, se promenaient, oubliant l'air confiné de la tête recuite, réduite à l'état de poing serré sur un souvenir ou un désir depuis longtemps inassouvible. Elle se disait que les gens dans les rues se rendaient visite de cerveau en cerveau comme on pousse la porte d'un parent le dimanche pour venir prendre le thé avec un sachet de gâteaux au bout du doigt. Il n'y avait aucune cloison étanche entre eux, ils se traversaient, leurs sentiments, leurs souvenirs étaient fluides et ils se connaissaient les uns les autres comme des amis de toujours. La ville était surmontée d'un nuage fait de toutes leurs pensées qui s'étaient enfuies, perdues, ou qui avaient sauté dans les airs et qu'une colonne d'air avait emportées.
Elle aurait voulu que son cerveau soit purgé à tout jamais de ses miasmes. Elle n'en pouvait plus d'être une crypte, avec ces gisants, ces momies, ces rats qui couraient entre les tombes avec la vélocité des globules. Elle réclamait un cerveau neuf, qui chaque jour se remplisse d'un contenu agréable et frais. Elle ne voulait plus de cet organe encalaminé, pareil à un vieux moteur qui a trop peiné dans les côtes. Elle exigeait qu'on l'en soulage petit à petit par interventions successives. Mais même après des années de travail, le chirurgien devrait le tailler encore comme une chevelure trop hirsute pour achever de la délivrer de cette pensée et de ces angoisses funestes.
Elle est montée dans la rame. Elle s'est trouvée comprimée entre deux femmes, elle percevait leur odeur de maquillage. Pour sa part, elle avait dû garder sur elle la senteur de l'appartement où elle avait passé la nuit. Elle avait envie de leur adresser la parole, de leur demander si elles avaient bien dormi, si le corps de leur mari était assez chaud. Tout à l'heure avant de quitter leur domicile, elles avaient dit aux enfants de se dépêcher, autrement ils seraient en retard à l'école, et bien qu'elles aient un peu d'avance elles avaient couru par habitude.
Elles avaient en mémoire quelques ponctions de la soirée de la veille, ainsi qu'une dispute, et un lé de papier peint qui se décollait dans la salle de bains. Ce soir en rentrant elles s'enfermeraient dans la chambre, refusant d'accomplir la moindre tâche ménagère. Quand leur mari les questionnerait à travers la porte, elles lui diraient je m'en vais. Elles quitteraient la maison avec une chemise de nuit dans un sac en papier. Elles s'assiéraient en face de la maison, sur une vieille chaise qu'on viendrait de mettre aux ordures. Elles remonteraient au bout d'un quart d'heure. Elles se plaindraient que la cuisine ne soit pas balayée.
– Et il y a des verres sales sur la table.
Leur mari leur dirait mais tu reviens déjà. Elles lui expliqueraient qu'elles avaient vraiment envie de s'en aller, de partir respirer un autre air avec des gens différents. Mais elles ne savaient pas par quel trou s'extraire, et puis elles ne connaissaient personne à part le couple d'amis qu'ils invitaient à déjeuner certains dimanches et qui leur ressemblait comme deux gouttes d'eau. Alors, elles allaient rester, elles continueraient à mener auprès de lui la même existence. Elles se contenteraient des petites satisfactions lamentables du quotidien, de la joie d'être au milieu des siens, ou de s'habiller de neuf de temps en temps. Mais elles n'éprouveraient jamais ce sentiment de liberté absolue qu'elles croyaient avoir vu parfois dans les yeux de certaines femmes.
– Qui?
Elles se tairaient. Leur mari se coucherait tôt pour prévenir une chamaillerie. Elles vivraient longtemps. Elles deviendraient veuves, déménageraient, changeraient leur robot de cuisine obsolète et bruyant contre un autre plus silencieux. Elles liraient, téléphoneraient, sentiraient chaque matin l'eau chaude de leur bain et caresseraient le robinet chromé du bout des orteils. Par ennui, un matin elles mangeraient le contenu de leur armoire à pharmacie. Elles ne s'en relèveraient pas.
Elles étaient peut-être contentes de leur sort, heureuses d'avoir un travail et une famille, même si ni l'un ni l'autre ne leur plaisaient. Elles dormaient la nuit dans des draps usés, mais elles avaient changé de magnétoscope l'an passé. Elles étaient satisfaites de la nourriture qu'elles préparaient avec les produits du grand supermarché de banlieue où elles se rendaient chaque week-end. Elles étaient chauffées par l'immeuble, il fallait même éteindre la plupart des radiateurs pour ne pas cuire. Il y avait un petit tapis dans l'entrée, et une grande natte au salon. Quand les enfants avaient de bonnes notes, on renouvelait leurs chaussures de sport.
Pendant les vacances on partait au bord de la mer, on se baignait matin et soir et on faisait des randonnées à vélo le reste du temps. À la rentrée, l'argent manquait, on n'achetait plus que des produits de première nécessité. Les parents étaient nerveux, ils se penchaient souvent à la fenêtre, et quand ils se retournaient ils enguirlandaient les gamins avec un peu de haine dans la voix. Ils regrettaient qu'ils ne soient pas déjà adultes réduits à gagner leur vie. Pour l'instant, ils ne connaissaient de l'existence que les salles de classe et la purée des cantines, ils ignoraient tout du monde du travail, avec ses humiliations et les ordres auxquels il faut obéir sous peine de licenciement. Ils n'avaient jamais connu la maladie, la douleur, l'ablation d'un organe, l'infirmité qui fait claudiquer comme un soûlographe. Ils étaient gais, ils n'avaient pas cette tristesse fondamentale de ceux qui ont enterré des parents, des amis, et dont la mémoire n'est plus qu'une sorte de petit cimetière portatif. Ils ne savaient rien non plus de ce sentiment rassurant d'appartenir à un groupe de relations perdu au milieu de la race humaine, qu'elle soit enfoncée dans les immeubles des villes, les maisons isolées, ou à l'état sauvage dans des cases, des trous percés dans la montagne, et sous les tentes nomades du désert.
Le mois de janvier était pénible, au manque d'argent s'ajoutaient l'humidité et le froid. Elles avaient les poumons pris par des germes résistants, elles se rendaient à leur travail enrobées d'écharpes et elles toussaient malgré les sirops. Elles se couchaient en rentrant, la maisonnée dévorait les provisions en quelques jours, puis se bornait à commander des pizzas par téléphone. Au printemps elles étaient guéries, chaque matin elles se pendaient même quelques secondes à une barre coincée dans le chambranle d'une porte. Puis l'été revenait, avec la joie de pouvoir à nouveau partir en vacances, et cette impression qu'elles n'en reviendraient jamais plus, que désormais toute leur vie serait un bain de soleil éternel. Le couperet de la rentrée les rappellerait à l'ordre, celui de la vieillesse trancherait les restes de leur vanité de femme. Elles se maquilleraient à outrance, traversant les longues années de leur retraite comme des guerriers au visage peinturluré. Elles tomberaient dans le cercueil avec un certain naturel, comme si depuis longtemps elles s'étaient entraînées à la mort.
Elles étaient célibataires, elles collectionnaient des ours en peluche, leur cousant des gilèts et des pantalons à longueur de soirées. Le dinpnche après-midi, elles gardaient le bébé de leur voisine. Elles s'amusaient à le déshabiller, à lui faire avaler de force des cuillerées de thé chaud. Elles lui disaient qu'il était sot, elles l'enfermaient dans un coffre à linge. Puis, elles séchaient ses pleurs et l'amusaient en faisant les marionnettes avec leurs mains chargées de bagues en métal doré. La mère retrouvait son gamin joyeux, hilare, et elle se réjouissait de l'intermède.
Dès que l'enfant a su parler, il a raconté les mauvais traitements qu'il subissait à chaque visite. La mère a porté plainte, mais faute de preuves elles n'ont jamais été sérieusement inquiétées. Quand elles ont dépassé la soixantaine, elles ont pris conscience qu'elles avaient raté leur vie. Un jour, une ancienne collègue leur a confié que pour sa part elle était lasse d'aller et venir dans l'existence sans jamais grappiller le moindre plaisir. Elle a accepté de se suicider en leur compagnie autour d'un pot au feu saturé d'un poison inodore, un peu salé, dont la saveur ne dénaturait en rien le goût de la viande et des légumes bouillis.
Elles avaient un mari qui vivait à longueur d'année dans un hôpital psychiatrique. Elles l'en sortaient un samedi sur deux afin que les enfants puissent le voir. Ils le regardaient effarés par ses yeux bizarres et son affreux menton prognathe de fou. Pendant le déjeuner, sa main tremblait en portant son verre à sa bouche. L'après-midi, il tripotait leurs jouets sans dire un mot. Elles le ramenaient à l'hôpital avant la nuit, il ne leur disait ni au revoir, ni merci. Un matin, trompant la vigilance des infirmiers, il a réussi à se précipiter du haut d'un escalier et à mourir.
Pas une larme n'a éclaboussé son décès. Au contraire, tout le monde s'est senti plus libre, les gamins se sont mis au judo, et pour mieux railler l'humeur sinistre du défunt elles ont pris des cours de comédie. Le soir, à la table du dîner, toute la famille souriait. On se moquait facilement des gens à l'air saumâtre qu'on avait croisés dans la rue, et on était persuadé que la plupart des amputés et des infirmes avaient depuis toujours désiré leur avatar. On riait d'une parente défigurée par un accident, d'un ami dans le coma, et de toutes ces connaissances dans l'embarras qui n'avaient pas su saisir au bon moment le doigt du bonheur. Malgré tout, en l'espace de cinq ans toute la famille est morte membre après membre. D'abord, sans raison apparente le plus jeune des enfants a tété le tuyau de la gazinière jusqu'au trépas. La joie a continué quand même à régner chez les survivants. Pourtant d'année en année, les gamins se sont donné la mort, qui par pendaison, qui en se jetant du haut d'un arbre lors d'une sortie à la campagne. Elles ont fini par se retrouver seules, elles sont mortes paisiblement après avoir avalé les remèdes que leur avait donnés un ami cardiaque.
Elles s'intéressaient davantage à leurs meubles, à l'impeccabilité des pièces qu'aux êtres qui s'y mouvaient et qui étaient des sources de dégradations possibles. Elles avaient avorté souvent afin d'éviter l'inconvénient des enfants qui souillent et brisent. Elles passaient leurs jours de congé à scruter leur logement, elles étaient heureuses de constater que les parois étaient toujours aussi blanches et si elles apercevaient une poussière sur le sol elles s'astreignaient à deux heures d'aspirateur ininterrompues.
Elles avaient eu des maris, mais elles les trouvaient trop salissants, avec eux le lit n'était jamais irréprochable, la table de la cuisine était marquée de ronds de verres, et quand ils mangeaient une pomme ils laissaient tomber des pépins sur le carrelage. Elles leur reprochaient aussi leur vocabulaire ordurier qui déposait sans doute une indélébile pellicule de crasse dans tout l'appartement. Elles n'aimaient pas non plus la forme de leurs organes génitaux, elles les auraient préférés plus géométriques et plus clairs.
Dès la trentaine elles avaient décidé de se passer d'hommes, l'impeccabilité de leur intérieur remplaçait à leurs yeux relations sexuelles et affection. Elles dormaient seules sur un drap tendu, repassé, vierge, pareil à un hymen démesuré, et leurs rêves étaient aseptisés comme des instruments de chirurgie.
Pourtant, le saphisme les avait tentées. Elles ont eu une expérience avec une locataire de leur immeuble. Avant les ébats, elles l'avaient enivrée, et elles n'ont eu entre les mains qu'une poupée de chiffons qui ne leur a donné aucune jouissance. Après son départ, plusieurs heures de ménage se sont avérées nécessaires pour remettre l'appartement en ordre. Elles se sont juré de ne plus jamais recevoir personne.
En rentrant de leur travail, elles étaient heureuses de contempler un petit carré de placard qu'elles n'avaient pas vu depuis longtemps, ou de compter les veines d'un pied de chaise rustique à la lumière d'une lampe. Souvent, elles se passaient de dîner, afin de ne pas tacher les brûleurs de la cuisinière qu'à la longue l'éponge usait.
Leur appartement était plus propre qu'elles, puisqu'il n'était soumis aux vicissitudes d'aucun organisme, et qu'on pouvait le désinfecter avec des produits qui auraient endommagé le corps humain. N'importe quel objet de leur salon aurait été en droit de les narguer s'il avait été doué d'intelligence. Elles avaient honte d'exister, il leur semblait qu'à travers vêtements et épiderme tout le monde voyait le répugnant trafic auquel se livraient leurs tubes digestifs.
Elles songeaient au suicide, après crémation elles ne seraient plus qu'un peu de cendre stérile. Elles ont rédigé leur testament, elles ont voulu le remettre elles-mêmes êntre les mains d'un notaire. Le temps était doux ce jour-là, et quand il les a introduites dans son bureau elles ont tout de suite remarqué que la fenêtre était grande ouverte sur la rue. Elles lui ont donné leur enveloppe, puis elles ont contourné sa table et elles se sont laissées tomber dans le vide.
Le notaire a été questionné au commissariat durant quatre-vingt-dix minutes. Pour se venger des tracas que leur conduite lui avait occasionnés, il a déchiré leurs dernières volontés. Au lieu d'être purifiés par le feu, leurs corps ont connu le cercueil, le pourrissement, abritant des vers et des insectes dont naguère elles n'auraient jamais supporté la présence, même dans un coin obscur de leur imaginaire.
Le célibataire qui a pris leur suite s'est saigné dans la baignoire au bout d'un mois. Un jeune couple avec un enfant a tenu plus de cinq ans avant de mourir confiné dans les toilettes, usant d'une cartouche de gaz de combat que leur avait procurée un parent militaire.
Une kyrielle de familles se sont succédé. Une année où le ciel était resté uniformément gris d'octobre à mars, les vingt-huit habitants de la maison ont attenté à leurs jours au fur et à mesure. Certains s'en sont sortis indemnes, d'autres avec des séquelles, et plus de la moitié sont morts. L'immeuble a été abattu comme un malfaiteur.
Elles n'étaient pas dans le métro, elles ne quitteraient pas leur domicile avant la fin de la matinée. Elles morigénaient leur fils de quatre ans qui venait de renverser son bol de lait. Elles auraient préféré vivre seules, travailler, discuter avec des collègues pendant les pauses et avoir de longues conversations au moment du déjeuner. Le soir, elles auraient joui du plaisir de ne rien faire ou de lire un peu avant de s'endormir. Le matin elles auraient écouté les nouvelles à la radio en pressant un pamplemousse, en faisant griller le pain de la veille, en mettant la cafetière en marche.
Après le petit-déjeuner, un long bain, une friction, et puis le choix méticuleux des habits de la journée. Des sous-vêtements de couleur vive, ou très pâles, presque blancs. Un chemisier, un pantalon, ou une jupe. Prendre le temps de faire des essayages devant la glace, partir sans se dépêcher, arriver juste à l'heure, et même un peu en avance, le temps d'un papotage avec cette fille que sa coiffure bizarre et son visage comme écrasé à coups de maillet font ressembler à un animal. Puis elles se seraient mises au travail, prêtes à abattre trente années de labeur continu et à supporter vingt-cinq ans de retraite plutôt que de rester chez elles avec cet enfant, et les deux suivants qui naîtraient à la queue leu leu.
Elles se seraient passées de progéniture supplémentaire, comme on saute un repas quand on a l'estomac barbouillé. Mais leur mari les fécondait, elles s'endormaient humides chaque nuit. Elles n'aimaient pas être enceintes, elles auraient voulu mourir pour occire en même temps ce qui gonflait dans leur matrice.
Elles ont accouché d'une fille, puis d'une autre. Elles élevaient leur marmaille sans plaisir, rêvant d'une époque où les maladies l'exterminaient volontiers en bas âge. Un hiver, tandis que tout le monde se trouvait entassé dans la voiture familiale, elles ont été fascinées par les petites routes glissantes, escarpées, qui menaient à la station de ski. Voluptueux comme une caresse interlope, un bon désir de mourir les a saisies. Souriant, leur mari conduisait d'une main molle. Elles se sont emparées du volant et lui ont fait accomplir un quart de tour en direction du précipice. Mari et gamins hurlaient pendant la chute, alors qu'elles riaient comme si cet accident les vengeait de toute une vie de servitude.
Elles avaient peut-être un fils unique déjà adulte. Elles vivaient seules entourées de vieux magazines et de plantes artificielles qui donnaient à leur appartement un air de décor. Depuis six mois elles n'avaient plus de travail. Chaque matin elles se levaient tôt pour essayer d'en retrouver. Mais on les jugeait trop âgées, comme si elles avaient dépassé leur date de péremption. À présent, elles pouvaient s'attendre à mourir un jour, mais aucune autre forme d'espérance ne leur était plus accessible. Pourtant elles persévéraient, descendant l'échelle sociale, n'ayant plus la moindre exigence. Elles ont fait des ménages chez un médecin, mais en définitive on a trouvé leur visage fatigué trop déprimant pour les malades. En sortant de chez lui, elles ont forcé la porte d'un chantier et se sont jetées du haut d'une grue.
Elles avaient peut-être deux filles qui s'étaient mariées il y a longtemps et dont elles ne recevaient jamais de nouvelles. Elles avaient peu de relations, elles aimaient rêvasser en regardant les lignes de leur main.
Aujourd'hui, en rentrant de leur bureau, elles avaleraient une par une les lames de rasoir oubliées sur une étagère par leur mari parti sept ans plus tôt avec une autre. Elles décéderaient.
Elles sont descendues quelques stations plus loin. Elle a essayé de les suivre du regard, mais la foule les a absorbées tout de suite. Elle a trouvé une place assise. À côté d'elle une jeune femme s'est mise à lui parler des problèmes scolaires de son fùs. Elle ne lui a pas répondu, elle a fait semblant de s'intéresser aux câbles qui parcouraient le tunnel et à ses doigts qui lui semblaient plus longs que d'habitude. La femme insistait.
– Il se sauve de l'école.
Elle lui disait qu'il déchirait ses livres, ses cahiers, et qu'il n'avait pas de père pour le secouer. Afin de se soustraire à son bavardage, elle est descendue à la station suivante.
Elle a monté un escalier en béton, puis elle a pris un escalator. Elle a débouché sur une place embouteillée, aux trottoirs étroits comme des sentiers. Tout autour il y avait des boulevards et des avenues coupés par des rues où elle aurait pu se promener en attendant que la journée aille de l'avant et que le soir vienne. Elle aurait observé les têtes, les jambes encombrées de pantalons et de jupes, les monuments, les bâtiments publics, elle se serait même intéressée à quelqu'un de déboussolé qui se croirait dans une autre ville. Elle se serait arrêtée dans un café, elle aurait dit au serveur qu'elle ne voulait pas consommer.
Elle aurait regardé la salle, ses yeux n'auraient rien capté qui la concerne. Elle se serait forcée à éprouver un certain plaisir dans la contemplation des verres alignés et brillants derrière le comptoir, et de la porte des toilettes dont la plaque de cuivre aurait des reflets dorés à la lumière des plafonniers. Elle regarderait aussi le carrelage, mais elle ne parviendrait pas à tirer une distraction de la mosaïque, ni de la poussière.
Elle quitterait le bar. Elle traverserait la rue en regardant fixement une voiture qui aurait l'air de vouloir l'écraser et qui s'y refuserait au dernier moment. Elle achèterait des mandarines, elle les mangerait en regardant la vitrine d'une boutique de mode. Elle entrerait à l'intérieur, elle se proposerait comme vendeuse. Une femme l'examinerait, puis elle lui diràit qu'elle n'avait besoin de personne ces temps-ci. En se voyant dans une glace d'essayage, elle prendrait conscience de son visage abîmé par la, nuit. Elle tapoterait ses joues pour se donner meilleure mine.
– Je peux passer chez moi m'arranger.
– Non, je vous assure.
De toute façon, elle n'avait pas envie de travailler. Elle préférait encore marcher sans fin, cette forme nonchalante de suicide lui convenait. Elle arpenterait les rues jusqu'à midi, elle mangerait debout au comptoir d'une cahute à frites. Un homme voudrait payer à sa place, il habiterait à côté dans un immeuble qu'elle pourrait apercevoir en tournant la tête. Il lui proposerait de l'installer dans une chambre indépendante, elle assurerait simplement quelques heures de couture et de repassage. Si elle en éprouvait le désir elle pourrait coucher avec son fils, un garçon timide et cloué à son lit. Dans ce cas, il la dispenserait de toute autre activité et il la rétribuerait. Elle refuserait son offre, il lui renverserait du café sur ses vêtements.
Elle s'en irait, un rire nerveux donnerait à son visage humilié un petit air horrible de figure de carnaval. Elle s'approcherait d'un pont, l'eau serait lointaine, sale, elle charrierait des ordures. Elle aurait soudain assez d'orgueil pour penser qu'elle valait mieux qu'une poubelle, et elle se remettrait à marcher. Quand la fatigue l'obligerait à s'arrêter pour reprendre son souffle, un jeune homme l'aborderait. Après quelques minutes d'une conversation futile, il la convaincrait de monter chez lui. Sa chambre serait vétuste, vide, à part le lit et une petite bibliothèque aux rayonnages déserts. Ils auraient un rapport d'une vingtaine de minures.
Durant leur vie, ils auraient ensemble près de trente mille coïts au cours desquels ils trouveraient toujours une pensée ou une sensation qui les distrairaient de l'ennui généré par l'éternel roulis des corps. Même quand ils auraient cessé d'être jeunes, ils gémiraient encore sous leurs caresses et la pénétration la ferait mordre le drap comme une jeune fille.
L'année suivant leur rencontre, ils quitteraient son affreuse chambre pour un studio plus spacieux. Quand il aurait terminé ses études, il entrerait dans une entreprise où il réussirait à s'imposer. Seule toute la semaine, elle s'ennuierait. Pour s'occuper, elle se promènerait du matin au soir. Il rentrerait tard. En dînant, il lui raconterait les intrigues du bureau et elle lui montrerait ses pieds meurtris par la marche. Pour Noël il lui offrirait une voiture, elle l'accidenterait la semaine suivante et recommencerait à marcher.
Elle aurait tout juste quarante ans quand ils adopteraient le bébé de leur gardienne d'immeuble morte pendant l'accouchement. Elle se lasserait vite de manipuler ce corps dépourvu de poil, de plume, comme une volaille prête à enfourner. Malgré tout, ils dépenseraient sans compter pour son alimentation, ses vêtements, et plus tard pour ses études. Mais à l'adolescence, un jour de dispute, il giflerait son mari qu'elle retrouverait le lendemain mort dans son lit. Elle se débarrasserait tout de suite du gamin.
A quatre-vingt-cinq ans elle se baladerait encore dans les rues, et elle essaierait de se perdre par lassitude d'une existence qui lui semblerait de plus en plus lente et longue. Quand elle serait devenue impotente, elle fixerait le plafond de toutes ses forces pour voir le ciel à travers. Son cerveau ne percevrait que la peinture blanche et une lézarde à peine visible.
Elle aurait peur de ce plafond comme d'un spectre. Puis elle s'assoupirait. A son réveil elle réclamerait une promenade en ville. L'infirmière lui dirait tout à l'heure. Elle se rendormirait. On l'enterrerait deux jours plus tard. Quant à l'enfant adopté un temps par le couple, il deviendrait enseignant. A peine à la retraite, un jour de froid il mourrait d'une crise cardiaque en allant acheter des citrons pour soigner une grippe.
Elle tournait autour de la place. Elle a pris un boulevard au hasard. Elle regrettait d'en être réduite nuit et jour à l'errance, comme un animal qui ne fait partie ni d'un troupeau, ni d'une meute. Elle rêvait d'un foyer, plutôt que d'être là et de marcher entre ces bâtiments, avec un fil de soleil qui découpait son visage par le milieu.
Elle avait soif de stabilité, elle aurait les enfants qu'il faudrait pour assurer son équilibre. Elle acceptait d'avoir un destin sans envergure. Elle aurait une petite maison, un mari d'un gabarit inférieur à la moyenne et une voiture d'un modèle bas de gamme où il faudrait s'entasser.