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Souvent, il confondait les têtes de ses clientes avec celles des personnages aux traits brouillés de ses rêves nocturnes, et certains jours il les percevait comme de simples chevelures avec une zone de calvitie à l'endroit du visage. Le nez, les yeux, étaient comme des loupes disparates aux formes bizarres. Il lui arrivait de se regarder devant une glace en murmurant je suis fou, et d'en éprouver une certaine fierté qui ourlait sa bouche d'un petit sourire qui ne se refermait pas de la journée.
Dissimulé dans le vestiaire, à treize heures il mangeait un sandwich. Il retournait à ses coupes et à ses teintures avec encore un morceau de pain à moitié mâché dans la bouche. Il tirait vanité de pouvoir travailler du matin au soir sans s'interrompre, tel un de ces engins sophistiqués qu'il admirait tant. Les cheveux ne le lassaient jamais, il parvenait à les dissocier les uns des autres comme des êtres vivants. Il dressait ces petits animaux fins et paresseux, faisant cliqueter ses ciseaux comme pour imiter le bruit d'un fouet. Puis il était bien obligé d'admettre qu'il était simplement entouré de phanères issus de bulbes plantés dans la peau d'humaines pourvues de glandes, de poumons, et d'un organe qui leur donnait conscience d'être là. Cet état des lieux lui donnait mal au cœur, il était obligé de respirer un mouchoir imbibé d'eau de Cologne ou d'aller faire quelques pas dehors.
Il aurait voulu fermer boutique, partir avec ses économies, voyageant sans but, dormant dans des hôtels de plus en plus minables à mesure que ses ressources diminueraient. Puis, il dormirait dans les gares, éprouvant un certain plaisir à vivre la première aventure de son existence. Il rencontrerait une jeune fille en vadrouille, il aurait un enfant d'elle. Il trouverait un emploi précaire, il vivrait avec sa nouvelle famille dans deux chambres en enfilade. Sa compagne lui reprocherait parfois de manquer d'ambition, il ne lui répondrait pas. La médiocrité matérielle de son sort lui conviendrait, il aurait enfin trouvé le bonheur.
Il lui a dit qu'il revenait tout de suite, et il est allé s'occuper d'une autre cliente. Elle n'était pas pressée, elle pouvait passer le reste de la journée ici. Elle lui demanderait une permanente, une coloration. Il lui proposerait un châtain clair, elle lui réclamerait une couleur acidulée, et si elle en avait assez au bout d'une semaine il n'aurait qu'à la teindre en noir corbeau. Il ne lui plaisait pas, mais il pouvait quand même l'inviter à dîner après la fermeture. Elle se contenterait d'un plat unique, ensuite il l'emmènerait où il voudrait. Elle se plierait à toutes ses fantaisies à condition qu'il ne l'abandonne pas une fois satisfait en lui glissant à l'oreille une grossièreté.
Ils pouvaient même ne rien faire, rester assis sur des fauteuils en vis-à-vis. Ils ne se diraient rien, ou il lui parlerait sans discontinuer de son amour immodéré pour les pierres volcaniques dont il possédait une petite collection. Elle ferait des efforts pour garder les yeux ouverts pour éviter de bâiller. Elle lui poserait même des questions sur l'apparence exacte de ses cailloux et il les décrirait un à un. Quand elle n'en pourrait plus, elle lui demanderait s'il n'avait pas parfois envie de les jeter sur les pare-brise des voitures, les vitrines, les passants. Il lui dirait qu'il avait aussi des pièces de monnaie anciennes, ainsi qu'une amphore qu'il avait trouvée quelques années plus tôt en faisant de la plongée.
Avant de mourir, il voyagerait afin de se faire une idée de la planète. Ailleurs, les gens devaient souffrir différemment, on devait pouvoir lire sur leur visage l'angoisse qui les caractérisait. On devinait aussi la joie particulière qui les habitait, les éclairait de l'intérieur, les rendant translucides et les obligeant à se trémousser comme des lampions sous le vent de la nuit. Il voulait connaître tous les peuples, ceux qui portaient des pagnes, mais aussi les cravatés des pays lointains, et tous les animaux qui de génération en génération s'efforçaient de rattraper l'espèce humaine. Ils parviendraient peut-être à leurs fins, et dans quelques siècles nous serions sous la coupe d'anciennes bêtes à l'encéphale hypertrophié. Il sourirait, elle se demanderait pourquoi sa vie ne charriait que des types incapables de la distraire.
Elle voudrait savoir s'il pensait sérieusement au suicide, s'il avait déjà tenté sa chance. Il croirait d'abord qu'elle évoquait un jeu, puis il lui confesserait sa peur des dysfonctionnements organiques et en particulier de la mort qui en collstituait l'apogée. D'ailleurs il refuserait d'en parler davantage, la conversation tomberait. Elle marcherait dans la pièce, il regarderait droit devant lui avec une petite moue satisfaite. Elle lui proposerait d'aller réveiller sa mère qui lui raconterait en détail ses premiers pas et ses derniers caprices. Il préférerait encore rester là immobile sans dire un mot jusqu'au matin. Il aimait ressentir la présence de quelqu'un, il ne demandait rien d'autre.
Si elle était trop désœuvrée, il pouvait modifier sa coiffure du bout des doigts, lui masser les épaules et la nuque. Il avait aussi plusieurs stylos dans la poche intérieure de sa veste, personne ne les empêchait de dessiner sur les murs comme sur les parois d'une caverne. Au matin, ils laisseraient derrière eux une grande fresque couverte de bus et de voitures en guise de mammouths. Ils pourraient aussi dessiner le contour de leurs mains, de leurs pieds, de leurs corps tout entiers, et s'accoupler sur le sol comme des gens de la préhistoire surexcités par une orgie de viande.
Elle lui proposerait de quitter cet endroit l'espace d'une heure ou deux pour humer l'air de la ville et voir des têtes qu'elle n'avait encore jamais vues. Elle avait besoin sans cesse que de nouveaux visages occupent un instant sa conscience, comme si elle espérait disparaître derrière eux. Il lui conseillerait de respirer profondément pour chasser l'angoisse qui montait en elle. Elle lui dirait je m'ennuie avec vous, c'est comme une douleur fulgurante. Il voudrait lui montrer un tour de prestidigitation. Elle déclinerait son offre, il lui reprocherait sa mauvaise volonté qui aggravait beaucoup cette nuit.
Il ouvrirait la fenêtre, il lui dirait qu'il appréciait la fraîcheur nocturne. Il suffisait parfois d'une variation de température pour sentir la valeur de la vie. Elle s'approcherait, elle regarderait en bas, elle se dirait que son corps ferait une tache terne sur le toit du camion garé devant l'immeuble. Elle lui dirait poussez-moi. Il refermerait la fenêtre pour ne pas trop refroidir la pièce, ils s'assiéraient à nouveau. Il essaierait de lancer une conversation sur les vacances, elle lui parlerait de sa difficulté à passer le temps, à rester chez elle, dans les rues, à admettre que sa vie était en cours de route, qu'il fallait en supporter le lent déroulement. Il garderait le silence, elle se tairait. Ils ne diraient pas un mot pendant des heures, puis ils profiteraient du lever du jour pour prendre congé.
La solitude serait un plaisir, elle toucherait son corps du bout des doigts comme pour s'assurer qu'il n'y en avait pas deux. Elle se sentirait à l'écart de l'espèce. Elle haïrait tous ces immeubles qui renfermaient des gens rassemblés, agglutinés par grappes dans la pierre, la brique, le béton. Tolite cette population formée d'éléments reliés les uns aux autres, dont la chaîne était pour ainsi dire ininterrompue de villes en banlieues, de pays en continents, recouvrant la boule terrestre comme une cagoule.
Elle marcherait sur les trottoirs ensoleillés encore déserts, elle avancerait avec sa galaxie privée, dont personne ne soupçonnerait jamais l'existence. Puis elle s'assiérait sur une marche d'escalier, elle aurait envie de taper sa tête contre la pierre. Elle aurait voulu faire partie du flux universel, elle ne supporterait plus d'être cet élément différencié. Les premiers piétons formeraient des petits groupes véloces qui traverseraient en évitant les rares véhicules. Elle serait sur le point de s'incorporer encore une fois à leur masse, de les suivre dans les bouches de métro, les tours, les interminables étages de bureaux. Sa vie n'aurait jamais d'issue, ce serait une errance dans la foule des passants et des cellules de son cerveau déboussolé.
Elle aurait voulu donner un cap à son existence, avec un but, des échéances, des devoirs rigoureux et des petits plaisirs réguliers pareils à ceux qui permettaient aux autres humains de tenir le coup. Elle pourrait se passer de mari, une activité passionnante suffirait à capter sa vie. Elle continuerait à avoir quelquefois des rapports avec des hommes, puis avec une femme durant un an ou deux, et en définitive elle préférerait la solitude. Elle ferait de longues promenades dans une forêt voisine, elle tournerait autour des hauts bâtiments noirs d'une usine désaffectée.
En rentrant, elle mangerait une tartine de confiture, puis elle irait s'étendre devant le téléviseur qui lui prodiguerait toute la soirée du son et de l'image dont son cerveau se distrairait, quand il ne s'endormirait pas l'espace de dix minutes, avant de laisser les paupières se relever et les oreilles s'écarquiller à nouveau comme des yeux. Elle aimerait cette réalité inoffensive, sa vie ne serait qu'une suite d'instants protégés, que rien de bon ni de mauvais ne pourrait atteindre.
Elle se trémoussait, elle en avait assez d'être assise. Elle aurait voulu que quelqu'un vienne s'accroupir à côté d'elle, lui parle du grenier qu'il était en train d'aménager pour obtenir une chambre supplémentaire. Son épouse n'attendait pas encore d'enfant, mais elle exigeait que la chambre lui préexiste. Le logement était encombré de matériaux, d'outils, l'air saturé de poussière de plâtre. Avant de connaître cette femme, il partageait un appartement avec un camarade, il était plus libre, plus heureux, mais à présent il se sentait en harmonie avec le sens de la vie.
Elle préférerait qu'il s'en aille, et qu'une petite femme rousse vienne s'asseoir sur le siège de droite. Elle lui dirait qu'elle ne souffrait pas d'être en vie, même à sa naissance elle n'avait pas crié. Elle était toujours d'humeur égale. Elle était tombée amoureuse plusieurs fois, mais les ruptures n'avaient pas entamé son flegme, et quand elle avait perdu son fils dans un accident de la route elle était partie skier après ses obsèques. La vie coulait sur elle comme sur les plumes d'un canard, elle se faisait coiffer avec la même indifférence qu'elle se serait laissé couper une jambe. La douleur, la frustration d'un membre l'indifféraient autant que la perte d'un poil pubien au cours de sa toilette. Elle répéterait je ne souffre pas d'être en vie, je ne souffre pas. Elle devrait frapper dans ses mains pour qu'elle disparaisse.
Elle avait toujours la même tête dans le miroir, mais elle n'osait pas se dévisager. Elle préférait se supposer, plutôt que de se voir, de se sauter à la figure comme un monstre griffu. Elle regardait plutôt le mur qui se réfléchissait avec son porte-manteau et ses affichettes. Elle ouvrait la bouche, elle la refermait sans qu'il en soit sorti aucun mot. Elle avait sûrement un passé riche en événements, une histoire qu'elle aurait pu se raconter. Elle n'était pas cette femme vidée de l'intérieur par l'angoisse qui l'avait corrodée peu à peu, prenant toute la place, la transformant en simple réceptacle. Au contraire elle était bienheureuse, elle dégustait chaque instant. Elle méprisait les visages qui cachaient leurs dents, qui s'abstenaient de sourire comme s'ils dissimulaient avec leurs lèvres un organe sexuel dont ils avaient honte. Chacun devait réaliser qu'il bénéficiait d'une boîte crânienne où il pouvait consulter à tout moment ses souvenirs, éprouver des sentiments, s'amuser des images et des bruits que lui rapportaient continuellement ses sens. Elle aurait voulu d'un bonheur général, que les foules ne soient que regards extatiques.
Elle craindrait de se voir dans la glace par accident, elle baisserait la tête. Dorénavant elle mènerait une vie dépourvue de désirs, elle abandonnerait son logement, elle vivrait chez sa mère dans un recoin, traçant des formes ineptes sur un cahier d'écolier, ou enfonçant sa figure entre ses cuisses sans dormir, ni même rêvasser. Le temps s'occuperait d'elle, il la trimballerait sans cahots jusqu'à l'extrémité de sa vie. Elle se laisserait couler doucement, s'apercevant une ou deux fois par an dans le reflet chromé d'une lame de couteau, constatant l'aggravation de l'état de son visage.
Elle connaîtrait des moments de révolte, et durant un instant elle lacérerait ses joues avec ses ongles en poussant un piaulement. Mais elle retomberait aussitôt dans son état d'inertie, de prostration, ou elle s'endormirait d'un sommeil aux rêves monochromes, sans dramaturgie, ni personnages, des rêves comme des paysages rocheux, des croûtes de planètes inconnues, sans mer, ni rivières, où la vie ne se produira jamais plus.
À son réveil, elle aurait la bouche sèche et elle ne se souviendrait plus de rien. Sa mère serait morte, le peu d'argent qu'elle aurait laissé derrière elle ne lui permettrait pas d'acquitter longtemps le loyer. Elle vivrait dans la rue, elle ne serait incommodée ni par la faim, ni par la crasse, chérissant même les grands froids d'hiver qui engourdissent, qui font sombrer dans une léthargie épaisse et lourde. À l'occasion elle se laisserait transporter dans un asile pour y passer quelques nuits au chaud, mais elle n'opposerait pas de résistance quand on la remettrait dehors. Elle n'aurait pas plus de considération pour sa personne que pour les excréments qu'elle expulserait au hasard des coins sombres, ou entre deux voitures à la vue des passants. Pour se déplacer d'un point à un autre, elle ramperait parfois sur le trottoir. Un jour de pluie diluvienne, on finirait par l'interner dans un hospice. À son arrivée, on la nettoierait, on l'habillerait de vêtements propres. Durant son séjour, elle se tiendrait à l'écart des autres, repliée sur une chaise. Un après-midi elle en tomberait, et on s'apercevrait qu'elle était morte.
Elle devait avoir le courage de relever la tête. Elle était sans doute autre chose que rien, sa valeur infime était réelle, elle n'avait qu'à partir à sa recherche, elle trouverait bien une silhouette, une phrase répétée sans fin par une folle dans la nuit jaune d'une petite rue, ou même une jeune femme sympathique au bel enfant scolarisé depuis l'an passé.
Elle aurait souhaité devenir une personne humaine, pas ce paquet d'anxiété jeté à la hâte dans un corps. Elle aurait eu une éponge cérébrale confortable comme un profond fauteuil, elle aurait jeté des coups d'oeil bienveillants sur la réalité, effleurant du bout du regard les nuages, les constructions, et tous ces gens envers qui elle aurait éprouvé une affection démesurée. Elle aurait eu des amis au regard éclatant, elle les aurait conviés chez elle, et chacun à son tour n'aurait pas manqué de lui rendre son invitation. Ils formeraient un petit groupe uni qui ressemblerait beaucoup à une famille. Ils organiseraient des sorties dans les grands magasins, ils reviendraient chargés de vêtements qu'ils essaieraient toute la soirée en échangeant leurs avis. Quand l'un d'entre eux viendrait à mourir, ils le rayeraient tout de suite de leur mémoire afin d'éliminer le moindre ferment d'affliction.
Elle serait la dernière à survivre au reste de la coterie, elle garderait sa joie intacte et à ses yeux le réel continuerait à scintiller avec obstination. Parfois, quand elle se promènerait lentement appuyée sur sa canne, elle serait prise de crises de bonheur qui lui feraient faire de petits sauts au-dessus du bitume. Une matinée de novembre où pourtant le ciel serait gris, sa joie serait soudain si intense que son vieux corps ferait un bond en traversant une avenue. Déséquilibrée, elle s'affalerait sur la chaussée et un tramway l'écraserait. Cette mort instantanée clôturerait toute une existence d'allégresse, loin des frustrations de la vie de couple et malgré tout sans cette aigreur qui ronge les célibataires.
Elle aurait voulu que quelqu'un entre avec une nouvelle tête sous le bras et change celle du coiffeur. Il se débarrasserait de l'ancienne dans la poubelle du café d'à côté. Elle en avait assez que ce type existe sous cette forme persistante, alors qu'il aurait pu se transformer, devenir une mèche de cheveux synthétiques sur un présentoir, ou l'humble dent d'un peigne. Elle aurait voulu prendre sa place, et tondre toutes ses clientes comme des ovidés. Elle les aurait même déshabillées de la tête aux pieds, et jetées à la rue avec des insultes. Elle sentait bien qu'elle n'aimait personne, qu'elle détestait, que son existence n’etait qu’un vomissement.
Le coiffeur aurait dû comprendre qu'il était temps pour lui de se métamorphoser en roquet clignotant installé sur la plage arrière d'une vieille voiture toute cabossée conduite par une femme ménopausée depuis une trentaine d'années, et sortie tout droit du fait divers où elle finirait sa vie. Elle garerait la guimbarde dans le parking souterrain de son immeuble, elle prendrait l'ascenseur. Elle pénétrerait dans son appartement, elle sentirait une odeur de gaz. Elle trouverait son chat raide mort dans un angle du salon, et l'air de toutes les fenêtres ouvertes ne le ramènerait pas à la vie. Elle maudirait sa femme de ménage qui avait tourné un bouton par mégarde en nettoyant la cuisinière. Elle se vengerait deux jours plus tard en mêlant un peu d'eau de Javel au café qu'elle aurait l'habitude de lui offrir à son arrivée. L'employée se plaindrait de brûlures d'estomac, mais elle continuerait son travail et elle rentrerait chez elle à pied. On la transférerait à l'hôpital dans la nuit, elle aurait le temps de confier ses soupçons à un infirmier avant de s'éteindre.
Le lendemain matin, on sonnerait chez la femme. Elle refuserait d'ouvrir au lascar en blouson de cuir qu'elle apercevrait par l'œilleton. Il défoncerait la porte. Il lui dirait je suis le fils de votre employée de maison, et il l'éventrerait. Il parviendrait à prendre la fuite sans être aperçu. Elle aurait pour héritière une amie qui n'aimerait pas les tacots. Sous sa forme de petit chien artificiel, le coiffeur sur la plage arrière serait broyé dans un cimetière de voitures.
Elle restait assise, le regard tendu vers le plafond laqué. La solitude l'abîmait, elle regrettait de ne pas être incarcérée afin de pouvoir échanger des paroles à la promenade avec tout un aréopage d'êtres humains. Les gardiennes s'intéresseraient à son cas, la questionnant à chaque fouille sur les raisons qui l'avaient poussée à commettre un délit. Elle serait malheureuse d'être placée à l'isolement une semaine durant à la suite d'une fuite d'eau à l'étage où elle résiderait d'ordinaire. Elle ferait une tentative de suicide avec un morceau de lime dissimulé dans le mur. Elle serait soignée sans la moindre anesthésie et condamnée à trois années supplémentaires pour cette incartade. Dorénavant on la tiendrait à l'écart des autres détenues, ne la promenant qu'un jour sur deux dans une petire cour sombre où elle ne croiserait jamais personne.
Elle comprendrait qu'une vie de vieille fille ou de médiocre épouse aurait été préférable à son sort. Elle aurait eu un commerçant favori avec qui elle aurait taillé de longues bavettes, ou des enfants laids mais attachants avec leurs pattes crochues et leurs cervelles de mouches. Elle serait partie en vacances avec une simple valise de plastique rouge, ou un break plein de bagages, de vélos, de bouées, sans compter la tente mal arrimée sur le toit qui valdinguerait à chaque virage.
Quand elle sortirait, son pécule misérable lui permettrait de prendre un repas dans un restaurant et de passer une nuit à l'hôtel. Ensuite, elle resterait cinquante-six jours à l'air libre, trouvant son alimentation dans les poubelles et cherchant à nouer des contacts avec les gens immobiles devant les arrêts de bus ou ceux qui attendraient à l'entrée des salles de spectacle. Elle réussirait à échanger quelques mots avec une étudiante qui semblerait un instant passionnée par son aventure de détenue, mais qui s'en lasserait vite.
Elle n'aurait plus aucun rapport humain, et elle n'essaierait même pas de caresser les chiens qu'on promènerait en grand nombre dans les rues. Elle palperait sa peau sous ses habits, elle aurait l'impression qu'elle refroidissait graduellement, alors qu'au contraire elle brûlerait de fièvre. Pour se sentir moins seule, elle entrerait dans un magasin de chaussures. Elle y mourrait. Elle aurait mené une de ces innombrables vies qui ne causent que souffrances et tracas à ceux qui les endurent.
Elle essayait encore une fois de s'accrocher à la réalité, même si elle n'était pas plus solide que n'importe quel rêve. Elle était une femme sortie de chez elle, qui avait marché, pris des moyens de transport, et qui faisait halte dans un salon de coiffure comme pour essayer de s'enfuir, de passer la frontière, afin de se retrouver loin de sa structure actuelle, de ce château de pensées et de sensations dont elle était l'habitante minuscule. Elle se demandait si elle ne pouvait pas s'annihiler, puis se reconstruire un psychisme de secours, simpliste, végétatif, mais sans la moindre trace d'inquiétude.
Une femme est entrée, elle est ressortie immédiatement comme si elle avait vu quelque chose qui l'avait révulsée. Elle rentrerait chez elle se couper quelques mèches devant la glace de la salle de bains. Elle serait obligée ensuite de dissimuler sa chevelure massacrée sous un foulard, et toute la soirée elle serait d'une humeur exécrable. Elle aurait une altercation avec l'aînée de ses filles qui renverserait un vase de fleurs sur le tapis. Pour exaspérer son mari, elle lui rappellerait son échec à l'examen d'entrée d'une grande école vingt années plus tôt, et il lui répliquerait que depuis ce temps-là elle avait vieilli. Elle pleurerait, il lui ferait remarquer que les larmes accentuaient ses pattes d'oie et qu'elle ferait mieux de se frotter les yeux avec un glaçon.
Elle lui reprocherait son manque d'ardeur qui l'acculait à la masturbation, car un amant n'aurait fait que compliquer son existence déjà éprouvante de mère responsable de la gestion rigoureuse des enfants, sans compter l'angoisse de les savoir au monde avec la mort pour seul horizon, au mieux dans soixante ou quatre-vingt-dix ans. D'ailleurs elle ne blâmerait même pas sa mollesse, elle préférerait toujours l'onanisme à cette mise en commun des corps et du plaisir. Elle aimait à se retrouver seule, face à son organe, libre de l'exploiter à sa guise sans l'intervention d'autrui. Elle utilisait pourtant toute une population hétéroclite de familiers, d'inconnus, de gens aperçus sur des images, pour alimenter à leur insu une série de petits fantasmes qui l'amenaient progressivement à un état de jouissance intense et durable. Dans ces moments de solitude, il lui arrivait même d'évoquer son propre mari qui accomplissait des performances bien supérieures à sa prestation d'incarné.
Un homme est entré à son tour, il était perdu. Le coiffeur lui a suggéré de demander plutôt son chemin à un agent. L'homme est reparti, elle a regretté qu'il ne se soit pas attardé. Elle aurait accepté de se laisser interroger longuement sur la ville. Les boulevards et les avenues étaient interminables, les rares rues arrivaient à l'improviste, et si certaines semblaient aussi longues qu'une ligne de métro, d'autres avaient la brièveté d'une impasse. Elle l'aurait dissuadé d'aller à son rendez-vous, elle avait trop envie de parler avec lui. Afin qu'il n'ait aucun regret, elle était d'accord ensuite pour l'emmener à son domicile le temps d'un rapport, à moins qu'il préfère poursuivre la conversation dans un restaurant ou un bar.
S'il avait une femme et un fils souffrant d'un léger handicap, il téléphonerait pour avertir qu'il avait dû prendre un avion au dernier moment et qu'il serait de retour le surlendemain. Quand il rentrerait, son épouse lui dirait que leur enfant n'avait jamais admis sa différence et qu'il était parvenu l'ayant-veille à se blesser à mort avec un outil de jardin. On l'avait incinéré en début d'après-midi, et elle avait évacué ses cendres dans les toilettes. Fou de chagrin, il l'étranglerait. Puis, il essaierait d'imiter le geste du gamin. Mais l'instrument se déroberait à chaque fois, et il n'entamerait même pas son épiderme. Il admettrait que la vie était la forme de mort qui lui était dévolue, il devrait la supporter avec résignation jusqu'au moment où elle se transformerait en décès véritable.
D'autres personnes auraient pu entrer. Elles se seraient assises sur tous les fauteuils encore vacants, et sur toutes les chaises. Elles se seraient servies elles-mêmes des ciseaux, des produits, elles se seraient mises l'une à l'autre des bigoudis. Le coiffeur trépignerait, mais on ne prêterait aucune attention à lui. La foule continuerait d'affluer, et elle profiterait du désordre pour s'en aller. À quelques pas de là, elle ferait la rencontre d'une amie d'enfance qu'elle n'aurait pas revue depuis ses douze ans. Elles ne seraient pas certaines de se reconnaître, elles échangeraient plusieurs souvenirs avant de s'apercevoir qu'ils ne coïncidaient pas et qu'elles se croisaient pour la première fois.
La jeune fille l'inviterait malgré tout à monter chez elle. Elles décideraient malgré tout de poursuivre leur conversation dans le studio de la jeune femme. Elles boiraient un verre sur le balcon, fascinées par toutes ces vies humaines qui circuleraient au-dessous d'elles avec leurs organes cachés sous les vêtements et la peau, et leurs pensées qui ne s'élèveraient pas jusqu'à elles comme les effluves d'un parfum ou d'une charogne. Elles riraient d'une femme maigre, d'un homme qui se tâterait à la recherche de son portefeuille ou de ses clés. Elles trouveraient même drôle un vieillard vêtu de jaune, et une petite maison délabrée écrasée entre deux tours. Puis tout d'un coup les gens leur sembleraient tristes comme s'ils suivaient dans tous les sens un cortège funèbre. On aurait dit qu'ils se pressaient, qu'ils couraient pour rattraper le corbillard avant son arrivée au cimetière.
Elles se replieraient à l'intérieur, elles somnoleraient sur le couvre-lit. Elles se réveilleraient, elles se diraient au revoir. La nuit serait tombée, le salon de coiffure serait fermé. Elle voudrait remonter, mais la jeune femme refuserait de lui ouvrir. Elle regarderait la petite maison coincée entre les tours, mais à la lumière des lampadaires son comique lui échapperait tout à fait.
Elle entrerait dans un café où un homme l'aborderait, elle se laisserait emmener et saillir. Puis il se ferait cuire des œufs dans la cuisine, tandis qu'eIle serait étendue dans la chambre, épuisée comme une bête qu'on a trop montée. Il lui proposerait de partager sa dînette, mais elle ne se sentirait pas la force de faire le moindre geste. Elle n'aurait même pas assez d'énergie pour s'endormir, elle garderait les yeux grands ouverts.
Il reviendrait se coucher, elle prenqrait appui sur ses coudes et elle se traînerait hors des draps. Il lui dirait tu peux dormir sur le divan du salon, il y a une couverture dans l'armoire.
Une fois dehors, elle se souviendrait que l'endroit était perdu dans une banlieue loin de la ville. Autour d'elle il y aurait quelques immeubles, des pelouses, et des arbres de plus en plus rapprochés qui se termineraient en épaisse forêt. Elle s'en irait à la recherche d'une agglomération, elle marcherait sur le bas-côté et quand elle voudrait revenir en arrière elle se perdrait en croyant prendre un raccourci.
Au matin, un forestier la découvrirait en état d'hypothermie recroquevillée sur un tronc. À sa sortie de l'hôpital, elle chercherait obstinément le salon de coiffure où tout avait commencé quelques jours auparavant. On aurait dit qu'il s'était résorbé, ou qu'il s'était envolé comme un ballon. Elle n'en retrouverait jamais la trace. Quand trois ans plus tard elle agoniserait le ventre plein de comprimés et d'alcool, elle aurait une pensée fugitive pour le coiffeur et les deux personnes qu'elle aurait rencontrées après avoir quitté sa boutique.
Pour la faire patienter, le coiffeur lui a apporté un gobelet de café. Elle a remarqué qu'il avait un regard vide, presque transparent comme deux lucarnes donnant sur une arrière-cour. Il ne devait avoir dans son cerveau que des cheveux et des instruments de coiffure, avec peut-être le souvenir de ses derniers achats dans le quartier. Il avait aussi toute une batterie de désirs qui le tenaillaient et qu'il n'essayait même pas de satisfaire tant ils lui paraissaient extravagants. Il promenait ses frustrations le long de son existence monotone, sans croyance, sans au-delà. Il savait qu'il était un point fixe, que ses joies étaient circonscrites, qu'il ne dépasserait jamais les limites de l'enclos où il galopait avec ses proches et sa clientèle dont il ne connaissait que la tignasse et la nuque.
Elle a bu le café, elle a baissé les paupières. Elle aurait voulu être condamnée à mort, se trouver sanglée sur une civière avec l'aiguille dans la veine, sentir peu à peu l'euphorie la gagner et son cœur ralentir doucement sa cadence. Elle apercevrait sa mère de l'autre côté de la vitre qui lui ferait des signes, et elle lui répondrait d'un petit sourire béat. Avant de succomber, elle aurait le temps de jouir du bonheur d'être prise en charge, de laisser sa volonté au repos pour la première fois.
Un médecin constaterait son décès, on proposerait son corps à sa mère qui après quelques hésitations préférerait l'abandonner au pénitencier. Elle se souviendrait toute sa vie de la joie de sa fille dans ses derniers instants, elle comprendrait qu'au lieu de la mettre au monde elle aurait dû interrompre sa grossesse. Elle périrait huit ans plus tard dans l'incendie d'une fabrique de chocolat qu'elle serait venue visiter avec un groupe de personnes du troisième âge.
Elle ne voulait pas mourir, elle était sûre qu'un jour vivre lui ferait plaisir. Elle serait mariée à un homme qui serait souvent absent pour raisons professionnelles. Elle se réveillerait chaque matin avant l'aube, elle s'assiérait dans sa cuisine devant son bol de thé et ses tartines de pain beurré. Il lui semblerait que la ville en lévitation n'adhérait plus à la terre, et qu'elle-même flottait dans l'air. À sept heures et quart, elle réveillerait ses enfants qui lui donneraient l'impression de voler de pièce en pièce et de piquer du bout du bec leur nourriture et leurs habits dont ils se vêtiraient sans toucher le sol.
Elle les emmènerait à l'école qui lui semblerait irréelle dans le brouillard de l'hiver, et puis elle marcherait seule, adressant la parole aux passants, acceptant de monter en voiture avec n'importe qui, finissant la journée étranglée dans la chambre d'un étudiant au tempérament sanguin. Son mari rentrerait en catastrophe le soir même. Il dirait à la police que ces derniers temps son épouse était trop gaie, trop confiante en l'avenir, elle avait attiré le crime comme le miel attire la mouche.
Elle voulait vivre encore quelques années, le temps de se rendre compte si l'existence lui était vraiment désagréable, ou si au contraire il lui était possible de trouver un terrain d'entente avec elle. La plupart des gens tenaient à la vie, la transmettaient comme on donne son rhume à quelqu'un par inadvertance, ou pompeusement comme un legs. Certains élevaient des oiseaux, riaient lorsqu'ils étaient victimes d'un léger accident cardiaque, d'un accrochage sur l'autoroute, ou lorsqu'ils constataient en ouvrant les volets qu'un nombre infini de lézardes balafraient l'intérieur de leur maison de campagne. Ils plaisantaient en parlant de leurs enfants maladroits, de leurs parents gâteux, de leur propre physionomie chaque jour plus décatie par l'âge. La tristesse était un ingrédient absent de leur nature, ils étaient remplis d'un mélange multicolore, irisé, et même phosphorescent, qui les illuminait jusqu'au plus profond de leur sommeil et de leurs rêves.
Elle se souvenait d'un passant croisé tout à l'heure dans la foule, on aurait dit que son sourire flottait au-dessus de ses vêtements et que tout le reste de sa personne n'en était qu'un épiphénomène. Il vivait peut-être au sein d'une cellule familiale, à moins qu'il persiste dans le célibat pour ne pas risquer de compromettre son bonheur. Il était peut-être agressif, si elle l'avait suivi jusque chez lui il l'aurait introduite dans sa chambre et il l'aurait frappée. Elle serait parvenue à s'enfuir, mais elle aurait trébuché dans l'escalier.