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Ils achetaient leur nourriture une fois par semaine, le reste du temps ils demeuraient assis avec pour distraction les bruits qui leur parvenaient des appanements voisins. Ils se faisaient une discipline de n'utiliser la télévision qu'une heure par jour, et la radio vingt minutes chaque matin pour s'informer des événements qui s'étaient déroulés au cours de la nuit. Ils prenaient des douches quotidiennes mais courtes, et s'habillaient très rapidement comme s'ils devaient se sauver avant une rafle. Ensuite ils s'asseyaient dans leur petit salon, et ils se réjouissaient quand le ciel était clair.
Pour passer le temps, ils relisaient les mêmes livres qu'ils avaient l'impression de savoir par cœur depuis leur enfance. La journée était ponctuée par un repas expéditif, et une promenade de quelques minutes dans le jardin public qu'ils pouvaient voir de leur fenêtre. Mais la marche les ennuyait encore davantage que le face à face dans leur lieu d'habitat. Ils auraient aimé avoir un autre tempérament, un caractère convivial qui les pousse à participer à des voyages ou à la vie de leur quartier. Au lieu de se brider, ils auraient préféré se montrer généreux envers eux-mêmes, se donner toute liberté pour chercher le plaisir dans le moindre interstice de leur réalité.
Sa visite impromptue serait peut-être le grain de sable qui enrayerait à jamais leur vie rangée, méthodique, et dont ils craindraient même qu'elle finisse par les rendre fous. Elle dormirait sur la banquette du vestibule, elle chantonnerait le matin en prenant un interminable bain moussant. Elle les obligerait à engager un jardinier pour remuer chaque semaine la terre des trois pots de fleurs du balcon, et une repasseuse qui raconterait sa vie dans un nuage de vapeur. Elle laisserait le téléviseur allumé nuit et jour, la radio en sourdine lui ferait écho. Le petit appartement serait plongé dans un brouhaha permanent qui chasserait l'ennui.
Le vieux couple sortirait plus souvent pour échapper au vacarme, trouvant un certain bien-être dans la foule, se laissant hypnotiser par le bruit de la circulation et la lumière du soleil qu'ils nargueraient de temps à autre d'un regard. Ils mangeraient des beignets, achèteraient des billets de train qu'ils se feraient rembourser aussitôt, et reviendraient chez eux en évoquant des souvenirs de déplacements imaginaires.
Un jour, ils la trouveraient en pleurs dans la cuisine. Ils essaieraient de la consoler, comme ils n'y parviendraient pas ils préféreraient la mettre à la porte par crainte de perdre leur joie de vivre à son contact. Mais quand elle serait partie, ils s'apercevraient qu'ils n'en avaient jamais eu. Le lendemain, ils reprendraient leur petite existence d'autrefois. Le vendredi suivant, ils se défenestreraient. Leurs blessures les mèneraient aux frontières de la mort, pas au-delà.
Ils vivraient centenaires, bouclés sur des chaises roulantes, furieux d'être trimbalés matin et soir dans les allées de la clinique au milieu de ces massifs de fleurs qui les nargueraient comme des yeux narquois. Ils auraient perdu l'usage de la parole, du cri, ils n'auraient même pas la faculté de les agonir. Ils assisteraient impuissants aux fêtes qu'organiserait le personnel pour le nouvel an et l'arrivée du printemps. Ces jours-là, on leur mettrait de force un petit four et une gorgée de vin dans la bouche. Ils ne seraient que haine, si on leur avait donné l'usage d'un corps en bon état ils s'en seraient servis pour assassiner avant de se faire justice eux-mêmes avec joie. Une intoxication alimentaire décimerait l'établissement, elle les emporterait. Leur petit héritage reviendrait à une parente lointaine qui le dilapiderait en cures thermales et en soins de beauté.
Elle ne supportait plus que quelqu'un existe. Elle aurait voulu que la ville soit nettoyée, qu'elle puisse la traverser comme un désert. En sortant, elle retournerait chez elle. Elle colmaterait la fenêtre de sa chambre avec des morceaux de carton, et elle s'allongerait dans l'obscurité absolue. Elle goûterait le plaisir d'être comme dans un sépulcre, avec juste le bourdonnement de ses oreilles pour lui rappeler qu'elle était encore en vie. L'air aurait une odeur de peinture venue de l'appartement du dessous qui la soûlerait un peu. Elle essaierait de se vider, de s'évaporer dans la pièce. Mais elle s'apercevrait qu'elle était hermétiquement close, que sa substance ne pouvait pas s'échapper. Elle se redresserait dans le lit, prendrait appui contre le mur. Elle sourirait dans le noir, elle se demanderait si même dans sa situation intérieure on pouvait profiter d'un certain bonheur. Elle penserait au salon de coiffure, à la nuit qu'elle avait passée chez ce couple, à cette clocharde qui l'avait fuie. Elle agrandirait son sourire comme pour se donner l'assurance qu'elle se dirigeait vers un but, et qu'elle n'était pas une fille qui cloue les marches de son petit escalier personnel vers la folie.
Le coiffeur est revenu. Elle aurait voulu qu'il lui pose des questions sur son existence, qu'il la fouille du bout des doigts comme il furetait dans sa chevelure. Elle avait envie de lui demander pourquoi il acceptait de rester du matin au soir dans ce périmètre, à sauter d'un crâne à l'autre. Il finirait par se jeter dans la vitrine, et il rentrerait chez lui le visage barré d'un pansement. Il se disputerait avec la femme qui partageait sa vie, elle lui reprocherait sa blessure comme une cuite ou une passe. Trois ans plus tôt elle lui aurait déjà fait grief d'une bronchite, et l'été précédent d'une petite dépression. Elle en aurait assez de vivre avec un garçon fragile, elle aurait besoin d'un homme solide, dont elle puisse se servir de socle. Elle essaierait de le pousser dehors, mais il s'agripperait à elle, déchirant ses vêtements et répandant sur le carreau les perles de son collier. Elle parviendrait pourtant à le déstabiliser, il tomberait à la renverse et elle l'assommerait avec une matraque qu'ils auraient achetée ensemble quinze jours auparavant pour se défendre des voyous. Il aurait une ecchymose sur le front qu'il garderait quelques jours, et des vertiges qui persisteraient jusqu'à sa mort subite un mois plus tard, tandis qu'il sécherait les cheveux d'une gamine au nez minuscule.
Il avait un nez important qui ridiculisait son visage, ses yeux avaient une mauvaise couleur de boue, ses oreilles étaient roses avec toute une arborescence de capillaires mauves. Elle aurait aimé qu'il lui offre un autre café, ou qu'il lui propose de devenir son modèle dans un défilé. Elle remuait la tête pour qu'il lui demande de se tenir tranquille. Elle croisait les jambes, elle levait les mains. Elle s'est levée.
– Combien je vous dois?
– Je n'ai pas terminé.
Elle a enlevé le peignoir, elle a pris son vêtement sur le cintre. Elle a ouvert la porte, elle lui a dit vous n'avez qu'à m'attraper. Elle est partie, elle n'a pas couru. Elle ne s'est pas retournée pour voir s'il la suivait, mais il y avait tant de gens dehors qu'au bout de quelques secondes on aurait pu la confondre avec n'importe qui.
Il était deux heures de l'après-midi. Il lui semblait que le temps avait passé plus vite dans le salon de coiffure, à présent les minutes allaient tomber l'une derrière l'autre dociles et précipitées. Elle allait avoir une existence rapide, indolore, trop fulgurante pour qu'elle ait le temps d'en prendre conscience. Elle aurait voulu s'asseoir, se reposer d'avoir avancé quelques instants avec le reste de la foule.
Elle a continué à marcher, elle avait envie de s'allonger, de dormir et d'oublier cette journée pleine de soleil qui s'éternisait depuis le matin. Elle a demandé son chemin à une femme qui l'a regardée en riant, puis elle a essayé de prendre de l'argent avec sa carte de crédit pour rentrer en taxi. Elle n'a rien ohtenu et l'appareil ne lui a pas rendu sa carte.
Elle a cherché une ligne de bus qui desserve son domicile, elle confondait les arrêts. Elle est descendue dans le métro, elle a couru à travers les couloirs avec la sensation d'avoir passé toute sa vie dans la pénombre et de ne supporter ni la lumière ni l'insupportable rayonnement de la chaleur humaine. Elle est montée dans une rame où elle a dit je vais mourir à une femme qui la bousculàit et qui lui a répondu mais non. Elle a pris une correspondance, puis une autre. Elle est rentrée chez elle.
Elle aurait voulu faire chauffer de l'eau et s'installer dans un fauteuil avec une tasse de thé. Son cerveau aurait accepté de réduire son activité, l'angoisse serait tombée.
Elle restait debout au milieu du salon. Le téléphone a sonné. Elle a décroché. Elle n'avait jamais entendu cette voix.
– Je ne vous connais pas.
On lui a dit qu'elle devait se rendre à son agence bancaire pour combler le découvert qui s'était peu à peu creusé dans son compte depuis que plus rien ne l'alimentait. Elle s'est éloignée de l'appareil. Elle s'est barricadée dans sa chambre. Les volets étaient toujours fermés, elle s'est couchée. Elle baissait les paupières, elle recherchait le sommeil.
Elle n'a pas dormi. Elle s'est levée, elle a ouvert la fenêtre. La petite rue était calme, vu d'ici les gens avaient même l'air heureux avec leur démarche régulière sur les trottoirs. Elle aurait voulu faire partie de cette progression sous les façades abruptes comme des falaises. Elle se trouvait juste au-dessus d'eux, petite organisation mentale soutenue par un organisme servile qui à chaque seconde l'empêchait de mourir en continuant à pulser le sang, alors qu'elle ne faisait qu'imaginer des moyens de se débarrasser de l'existence comme d'une endémie qui sème la terreur depuis l'aube des temps.
À chaque fois qu'elle se trouvait devant une fenêtre ouverte, elle était persuadée que quelqu'un se jetait dans le vide à sa place. Il lui aurait suffi de grimper sur le toit pour apercevoir les secours converger vers sa vague silhouette démantibulée. Personne ne comprenait pourquoi cet homme si heureux avait ouvert la baie vitrée sans se départir de son sourire et avait sauté avec un extravagant aplomb.
Elle regardait toujours par la fenêtre ouverte. Elle voyait là-bas quelqu'un qui approchait. Elle ne distinguait pas les traits de son visage, d'ailleurs il marchait tête baissée. Derrière lui, une femme avançait en regardant les voitures garées comme si on lui avait volé la sienne. D'autres gens éparpillés complétaient la rue, elle se sentait exclue. Cet appartement était un lieu trop étriqué où elle se trouvait engoncée, elle s'est précipitée vers la porte et elle est descendue. Elle est arrivée sur le trottoir, l'extérieur aussi était un emballage qui la retranchait du reste de la création.
Elle est remontée chez elle, elle est ressortie aussitôt après. Personne ne s'intéressait à son cas, elle a demandé l'heure à un homme et elle lui a proposé de s'asseoir à la terrasse d'un café. Il lui a souri, il est parti en se retournant plusieurs fois. Elle a abordé d'autres gens, il lui semblait que la réalité devenait une sorte de coma.
Elle a retrouvé sa lucidité vers dix-sept heures, elle était couchée dans sa chambre, il y avait une femme qui dormait à côté d'elle dans le lit. Elle s'est levée avec précautions, elle a pris ses vêtements et elle est allée les enfiler au salon. Elle se sentait fatiguée, allongée sur le canapé elle a fermé les yeux pour dormir.
La femme est entrée dans la pièce, elle ne portait que son corsage. Elle avait envie d'une tasse de café, elle lui a répondu que les placards de sa cuisine étaient vides. La femme a soupiré et elle est retournée dans la chambre. Elle est allée la voir, elle lui a dit je suis vraiment désolée, il n'y a plus rien dans cette maison, il faudrait que je fasse des courses. Elle était déjà rhabillée, elle lui a dit je m'en vais. Elle l'a suivie dans l'escalier, la femme lui a dit remonte chez toi. Elle est remontée, elle l'a regardée sortir de l'immeuble.
Elle s'est assise, elle a pris le téléphone entre ses mains. Elle sentait qu'il y avait des êtres, il suffisait de les atteindre. Sa voix vibrerait dans une oreille et pénétrerait dans un cerveau qui se rappellerait d'elle. Il déciderait d'accepter de la revoir, de toucher une dernière fois son corps qu'elle lui proposerait à titre gracieux. Mais elle avait l'impression qu'elle ne connaissait plus personne.
Elle est sortie, elle a ramené quelqu'un chez elle. Il est resté toute la nuit. Au matin elle lui a dit qu'il pouvait s'en aller, il est parti. Elle a passé la journée seule, à entrer et à sortir de son logement. Elle marchait dans la rue comme une souris longe les plinthes avant de disparaître à nouveau dans son trou. La nuit suivante elle n'a pas dormi, le jour d'après elle est restée dehors. Elle a eu des aventures furtives, insignifiantes, qui ne contribuaient même pas à accélérer le cours du temps.
Elle aurait voulu tomber malade avant d'avoir atteint l'âge mûr. Elle aurait été consciente que ses troubles constituaient une distraction, et que bientôt la mort ferait en sorte qu'elle ne s'ennuie jamais plus. On lui apporterait des gâteaux et des sucreries qu'elle vomirait, des fleurs dont le parfum lui donnerait la nausée et que les infirmières emporteraient pour égayer leur bureau. Elle se souviendrait de toutes ces journées d'errance dans la ville, de cette promenade infinie à travers les rues et dans les pièces de son petit appartement qui semblait leur être greffé comme une impasse. Elle verrait la salle de bains, la chambre et le ciel à travers la fenêtre. Elle l'ouvrirait, elle se jetterait comme une grande poubelle qu'on a la flemme de descendre par l'ascenseur et qui éclate sur le trottoir. Mais elle n'aurait pas le temps d'atteindre le sol, elle conserverait les yeux fixes, la tête penchée sur l'oreiller. Une femme de service s'apercevrait de son décès en venant faire la chambre.
Pour se détendre à la suite de cette agonie qui aurait traîné plus de quatre mois, sa mère s'équiperait, et après une matinée d'initiation elle gagnerait la possibilité d'entrer en contact avec la presque totalité des humains. Elle assisterait à des dîners de famille au cours desquels on se disputerait, elle verrait des gens assis sur le siège des toilettes, ou priant dans un couvent silencieux comme une chambre capitonnée. Elle se montrerait dans sa cuisine en train de rincer une salade, de récurer l'évier, ou de retourner une viande sur le gril.
Elle se lierait d'amitié avec une famille des antipodes dont elle ne parlerait pas la langue. Ils communiqueraient par signes, ils auraient l'impression de n'être séparés que par une couche d'air. Elle les verrait courir dans leur jardin en file indienne avec leurs enfants et leurs chiens. Ils lui montreraient leur nourriture en gros plan ainsi que les malfaçons qui défigureraient leur bouche bâclée par un dentiste au prothésiste minable. Pour leur rendre la pareille, elle leur donnerait à voir plusieurs grains de beauté dont certains formeraient de vagues figures géométriques sur sa peau froissée.
Ils lui feraient partager la petite garden-party qu'ils organiseraient pour leurs vingt-cinq ans de mariage. Elle ouvrirait une demi-bouteille de champagne, et elle mangerait des petits choux gorgés de crème comme ceux de la pièce montée qu'ils dégusteraient hilares dans des assiettes en plastique rose bonbon. Lors de l'accouchement de leur fille aînée, elle applaudirait quand elle verrait apparaître la tête du nouveau-né.
On lui confierait parfois la garde des enfants, elle élèverait la voix pour se faire obéir ou elle leur ferait les gros yeux en laissant son regard envahir l'image. Elle aurait plus de mal à contenir la vivacité des animaux enfermés des journées entières dans le garage pendant que la famille serait en visite chez des parents allergiques. Elle essaierait de leur parler, elle leur montrerait pour les apaiser de grandes étendues neigeuses dans un livre sur la montagne. Ils aboieraient quand même, enfonçant leurs crocs dans les tuyaux d'arrosage, sautant désespérément contre la porte. Elle respirerait quand leurs maîtres rentreraient enfin.
Elle prendrait l'habitude de s'endormir en les regardant déjeuner d'une paupière entrouverte, puis elle fermerait les yeux et elle ne percevrait plus que le bruit de leurs voix et celui des couverts, des assiettes et des verres qui s'entrechoqueraient. Quand ils se mettraient au lit à leur tour, ils la verraient étendue sur son canapé ou en train de s'épiler dans la salle de bains. Ils n'éprouveraient aucune gêne à laisser une lampe de chevet allumée tandis qu'ils s'accoupleraient. Elle les verrait s'agiter sous les couvertures, et lorsqu'il ferait trop chaud elle aurait une vision précise de leurs corps nus. Elle les envierait, elle se souviendrait des quelques hommes qui s'étaient introduits dans cette espèce de crypte qui ne connaissait plus depuis longtemps que l'eau de la douche et le contact rugueux de la serviette éponge.
Elle aurait aimé pouvoir poser sa main sur leur peau comme pour ressentir quelque chose de leur plaisir, mais ils lui confesseraient un jour qu'ils n'éprouvaient presque plus rien, juste une sensation infime, imaginaire, en fuite, disparue, cachée quelque part dans la maison ou même noyée au fond du lac voisin. Ils s'astreindraient quand même au coït afin de s'administrer la preuve de leur affection mutuelle, et pour ne pas avoir l'impression de devenir vieux. Ils auraient chacun des aventures extraconjugales, elles pimenteraient leurs ébats quand ils les évoqueraient en œuvrant, sans toutefois les améliorer assez pour provoquer un plaisir intense. Ils aimeraient que la vieille dame les regarde, leur excitation grimperait même de quelques degrés quand elle se mettrait à parler à voix basse. Ils ne la comprendraient pas, mais ses mots les caresseraient comme des doigts. Ils crieraient, avant de se taire tout à coup. Elle verrait leurs corps pétrifiés, puis une main qui s'animerait et qui éteindrait la lumière.
Elle demeurerait quelques minutes étourdie, scrutant les murs de son logement. Puis elle essaierait de joindre d'autres gens, même des célibataires, des vieillards comme elles, des êtres aux cerveaux imparfaits, ou un individu qui demeurerait hors champ et se bornerait à lui montrer son chat siamois, ses provisions dans un placard blanc, le plat où il avait chipoté son dîner et qu'il n'avait pas encore eu le courage de laver, ou cette petite robe d'été qu'il portait volontiers quand il était seul. Elle aurait accepté d'être témoin d'une bagarre, elle aurait supporté qu'on mutile devant elle un voleur de dattes, elle aurait été prête à tout pour éviter l'isolement.
Elle réussirait à entrer en contact avec un jeune homme. Il lui montrerait la photo de son cheval, celle de ses parents, et d'une fiancée qui l'aurait quitté trois semaines plus tôt. Il lui ferait visiter sa chambre en désordre, avec un lit aux draps froissés, des revues sur le sol, avec au mur une selle et une cravache pendues à des crochets. Elle lui dirait que dans sa jeunesse elle était montée sur un âne, il rirait.
Elle lui ferait faire le tout de son appartement. Il lui demanderait comment elle pouvait vivre dans un lieu aussi petit, aussi plein, à un âge aussi avancé, aussi proche de la dernière culbute. À sa place, il aurait hâté sa fin depuis longtemps.
Elle lui dirait qu'elle se sentait bien, qu'elle avait un peu de soleil le matin et en fin d'après-midi. Elle aimait son magasin de légumes, son boucher, il y avait même plusieurs voisins à qui elle disait bonjour, et elle entamait parfois une conversation avec la jeune femme du troisième dont on devait changer la chasse d'eau depuis plus d'un mois. Le dimanche matin, elle se rendait au marché, se frottant aux étals, au troupeau des acheteurs, admirant le rouge luisant des tomates, celui presque mat des fraises, même si elle rentrait chez elle avec une simple chicorée et un kilo de pommes de terre nouvelles qu'elle mangeait avec du beurre salé.
Avec l'âge elle aurait trouvé un certain équilibre, une joie plane, un bonheur qui ne ferait jamais de vagues. Les mauvaises nouvelles ne pénétreraient pas son encéphale, elle pourrait rester des heures devant le spectacle de la cruauté humaine sans se sentir éclaboussée en aucune manière. Elle demeurerait cloîtrée dans son petit univers peuplé de souvenirs sélectionnés, de pensées charmantes, décoratives comme ces reproductions dont on agrémente les salles d'attente.
Elle ne penserait plus à la mort depuis longtemps, ce genre de préoccupations l'aurait quitté avec la jeunesse. Et même si un jour elle sentait ses derniers instants arriver, elle saurait se mettre à l'abri de ce corps devenu dangereux et elle sauterait hors de lui avec la dextérité d'une âme. À présent son avenir était illimité, elle avait devant elle un panorama de jours innombrables, avec ces plateaux de petits-déjeuners pris devant la fenêtre ensoleillée de sa cuisine étriquée, ces bains dans l'horrible baignoire synthétique avec la radio posée en équilibre sur la tablette du lavabo, ces siestes bienheureuses, ces couchers avec un magazine aux articles soporifiques comme de la vapeur de tilleul.
Elle ne parviendrait jamais plus à se mettre en rapport avec la famille des antipodes. Un matin, elle tomberait par hasard sur une femme à peine plus âgée qu'elle en train d'arroser des géraniums sous une véranda. Elles se jetteraient d'abord des coups d'œil, puis elles prendraient toutes les deux à la fois l'initiative de se dire bonjour. Elles s'apercevraient qu'elles parlaient la même langue, et elles échangeraient quelques phrases. Ensuite la femme ouvrirait une fenêtre et lui montrerait la bouche de métro qui se trouverait à une cinquantaine de mètres de chez elle. Elles constateraient qu'elles habitaient la même ville, elles n'étaient séparées l'une de l'autre que par quelques kilomètres d'immeubles et de macadam. Elles se rencontreraient, déjeunant à mi-chemin de leurs habitations respectives, s'invitant chacune à son tour à prendre le thé, devenant peu à peu des amies intimes, échangeant à ce point leurs souvenirs que leurs mémoires finiraient par se ressembler.
Elles se disputeraient parfois comme des gamines, et des mois durant elles ne se verraient plus, ne communiquant plus qu'à distance, coupant le son, brouillant même l'image pour manifester leur mauvaise humeur. De toute façon, elles se rencontreraient de moins en moins, préférant les face à face lointains, chacune restant dans sa coquille, plutôt que de se déplacer et de passer l'après-midi en présence d'un être dont la réalité leur semblerait pesante, gorgée d'odeurs, d'émanations indéfinissables, écœurantes comme les effluves qui flottent dans la chambre d'un mort.
Elles mettraient leur linge au même moment dans la machine à laver, elles se le montreraient en train de tourner, d'abord lentement, puis à grande vitesse durant l'essorage. Elles le repasseraient en chœur, échangeant des commentaires sur la rigidité de certaines étoffes et la mollesse des sous-vêtements. Elles mettraient les robes sur des cintres, plieraient le reste et rangeraient la planche dans le placard. Ces besognes ennuyeuses seraient devenues des distractions depuis qu'elles les accompliraient simultanément.
Le soir, chacune allumerait son téléviseur et ferait défiler les canaux. Elles s'en prendraient à l'aspect des gens, à leurs paroles, et à l'imbécillité des événements qui survenaient dans le monde depuis des années. Elles termineraient la soirée en se démaquillant, maudissant les crèmes qui n'avaient jamais rendu la puberté aux vieux, et leurs cheveux qu'elles devraient teindre jusqu'au tombeau. Elles compareraient la peau pendante de leur bras, et leurs vilaines poitrines. Elles s'amuseraient de leurs imperfections les plus secrètes, trouvant mutuellement leurs organes grotesques avec ces couleurs éteintes, automnales, et parsemés d'une toison irrégulière, grise, blanche, avec quelques filets noirâtres çà et là. Avant de s'endormir, elles partageraient des fous rires aux dépens de leurs anatomies déconfites.
Elles se réveilleraient souvent fatiguées, irritables. Elles se chamailleraient, se fâcheraient. Elles en profiteraient pour aller faire des courses, et quand elles reviendraient elles se réconcilieraient en préparant leur déjeuner. Elles aimeraient manger en regardant avec attention la bouche de l'autre mâcher sa nourriture. Elles auraient l'impression que les aliments circulaient de corps en corps, et devenaient leur bien commun. À la fin du repas, il serait fréquent qu'elles aient un point de côté exactement dans la même zone près du foie. Elles en voudraient à la viande trop dure, aux légumes filandreux, aux oignons vinaigrés qui leur seraient montés au nez comme de da moutarde.
Dans l'après-midi la femme lui montrerait parfois des photos de plantes qui avaient fleuri des années plus tôt sous sa véranda, et qui depuis s'étaient étiolées et avaient fini à la poubelle. Elle admirait les végétaux, ils lui donnaient moins de travail et plus de satisfaction que les chiens, les chats ou un perroquet stupide qui répète servilement tout ce qu'on dit autour de lui. Les plantes étaient muettes, et elles avaient l'humilité prémonitoire d'être déjà en partie enfoncées dans la terre.
Elles n'éprouveraient l'une envers l'autre que des sentiments émoussés par l'âge, et quand l'une serait alitée l'autre se réjouirait de ne pas l'être. Il arriverait pourtant qu'elle fasse la lecture à la malade, qu'elle lui montre un bouquet cueilli dans sa véranda ou acheté le matin même au marché aux fleurs. Mais dans ces cas-là elles ne se rendraient jamais visite, par crainte de la contagion, par crainte aussi de respirer l'autre, dont la cohabitation avec un microbe ou un petit virus saisonnier accroîtrait l'odeur habituelle. En revanche, elles se seraient déplacées volontiers si la malade avait été hospitalisée dans un groupe de soins intensifs et qu'on ne puisse la voir qu'à travers une paroi de verre.
Mais dans l'ensemble elles jouiraient toutes deux d'une santé parfaite, ne souffrant même pas de rhumatismes, ni de crises de mélancolie. Elles auraient chacune perdu un enfant, l'un de quatre ans, l'autre adulte, sans compter les maris qui n'auraient pas atteint la soixantaine. Elles auraient surmonté ces handicaps, leurs blessures ne seraient plus que des souvenirs aux contours peu nets qui voisineraient avec ceux des amies perdues de vue ou d'un prix aperçu à la vitrine d'une bijouterie. Elles refuseraient toutes deux la tristesse, chaque instant serait coûte que coûte un petit bonheur, même si pour cela elles devaient faire des efforts constants et ne jamais se laisser aller.
Afin de raffermir leur résolution, elles auraient voulu entrer en contact avec un de ces êtres dont la vie est un perpétuel problème, qui vont de chagrin en déboires financiers, de deuil en inondation. Et quand il ne leur arrive rien, ils s'infligent de légères blessures, jusqu'au moment où de toute façon ils se laissent basculer avec un sourire ironique à l'adresse de l'humanité qui désormais poursuivra sans eux sa suante progression de coureur cycliste. Eux aussi avaient pédalé, perdu des hectolitres de transpiration, ils avaient participé de mauvaise grâce à l'existence, et à présent ils l'abandonnaient avec leur petit appartement en désordre et leur chambre aux murs couverts d'affreux tableaux peints par des amis d'enfance. Ils s'en allaient, ils pulvérisaient leur conscience sans remords, et pour la première fois de leur vie ils se sentaient sereins.