39434.fb2 Promenade - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 17

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Elles auraient voulu les voir chuter, puis elles se seraient préparé une tasse de thé qu'elles auraient bue en regrettant de n'être pas plus heureuses encore, et en se promettant dès le lendemain de faire des exercices intérieurs pour fortifier leur joie de vivre comme le premier muscle venu.

Elles auraient voulu avoir une vue générale de la vie des gens de la ville et du reste du monde. Elles auraient picoré du regard l'intérieur des logements, observant de petits morceaux de l'espèce humaine en train de consommer ses aliments, de s'habiller, ou de dormir. Elles auraient voulu pouvoir piocher au hasard une vie pour la déshabiller du regard et de l'ouïe. Elles seraient avides d'autrui, elles examineraient durant des heures sa manière de poser une fourchette sur la toile cirée, d'embrasser son enfant, ou de se laver les mains avec quelques gouttes de savon nacré. Leur regard s'insinuerait partout, visitant l'intérieur des corps, des cerveaux, visitant en une nuit toutes les têtes d'un immeuble, d'un quartier, et avec un peu d'habitude réussissant en quelques mois à posséder une vision globale des encéphales de l'humanité, avec leurs souvenirs, leurs sommets, leurs abîmes, et tous ces pointillés qui ne menaient nulle part, ces pensées mort-nées qu'ils ne s'étaient jamais souvenus avoir eues, et qui ne servaient à rien. Elles éprouveraient une certaine fierté de cette connaissance acquise rapidement, sans peine, en jouant, et elles échangeraient des sourires interminables sans éprouver le besoin de prononcer un mot ou de se relever un instant pour défroisser leur jupe.

Elles finiraient par s'espionner, par infiltrer mutuellement leurs cerveaux. Elles fouilleraient les zones troubles, celles qui sont le plus mal éclairées par la conscience, et celles qui sont obscures comme des grottes. Elles découvriraient des monstres à l'état de cadavres momifiés par le temps, des espèces de brouillons de rêves, et de petits êtres imaginaires qui gambaderaient librement au fil des synapses. Leurs explorations indiscrètes les dégoûteraient l'une de l'autre, elles se dévisageraient des jours entiers sans échanger une parole. Puis elles n'entreraient plus en contact qu'une fois par semaine pour se montrer brièvement leurs mains fraîchement manucurées, leur peau exfoliée le matin même, ou des radis prêts à être croqués installés en rond dans une assiette. Elles finiraient par trouver de nouveaux interlocuteurs, mais elles s'en lasseraient. Elles préféreraient s'allonger sur leur canapé, avaler de multiples collations dans la solitude de leur cuisine, ou même faire quelques pas dehors sans autre motif que de promener l'ennui qu'elles sentiraient monter en elles dès le matin.

Elles auraient pu mourir face à face, se regardant fléchir peu à peu, avant de plonger chacune dans son agonie. Mais en réalité leurs morts seraient distantes de plusieurs années. L'une ferait une chute aux conséquences fatales, l'autre devenue presque aveugle se tromperait dans la posologie d'un médicament qui l'emporterait. L'espace mouvant, théorique, qu'elles auraient occupé tout au cours de leur vie, serait rendu à l'humanité qui y mettrait sans doure des êtres nouveaux, pleins d'enthousiasme, qui en feraient un usage différent, mais presque semblable puisque leur parcours aurait malgré tout un commencement et une fin. Ils vivraient dans des pays frontaliers, par hasard il leur arriverait un jour de voyager dans le même avion, mais assis sur des sièges éloignés, et de toute manière ils n'auraient rien à se dire. L'un mourrait à soixante-sept ans, l'autre à quatre-vingt-dix. Chacun aurait une famille pour le pleurer, s'en souvenir, et goutte à goutte l'oublier.

À la fin de l'année, un peu de neige est tombée, en février il a fait exceptionnellement doux et beau. Elle ne payait pas son loyer depuis près d'un an, elle a été expulsée. Elle n'avait plus rien, sa mère lui a proposé de l'héberger. Les deux femmes ont vécu ensemble quelques jours, puis elles se sont séparées pour incompatibilité d'humeur. Elle s'est invitée par surprise chez une amie, elle a dormi une nuit dans l'entrée de son petit logement. Elle a dû repartir au matin avec une tartine arrosée d'un café de la veille dans l'estomac. Elle s'est souvenue d'un homme qui avait été amoureux d'elle l'an passé, elle l'a appelé le soir à son domicile. Il n'a même pas voulu l'accepter dans son lit jusqu'au lendemain.

Elle a cherché un travail quelques heures durant, puis un homme lui a adressé la parole alors qu'elle faisait semblant de regarder des robes dans une vitrine. Elle est montée dans sa voiture, elle s'est dit qu'elle n'avait pas d'autre choix que de faire sa vie avec lui. Son appartement était vaste et vieillot, avec une grande terrasse donnant sur un terrain encaissé de murs. Une semaine après leur rencontre, elle lui a demandé l'autorisation de jeter ses meubles dont le bois sombre et piqué l'attristait.

Elle n'a gardé qu'une table, quelques chaises cannées et un fauteuil à oreilles. Un soir, elle lui a dit tu ne veux pas que je repeigne les murs et que je loue une machine pour raboter les parquets. Elle s'est mise au travail le lendemain, mais deux jours plus tard elle en a eu assez et l'appartement est resté en l'état jusqu'à ce qu'ils déménagent l'année suivante. Elle n'était pas heureuse, elle n'aimait pas sa vie. Elle aurait voulu habiter seule, passer des soirées en tête à tête avec personne, rien, au lieu de le subir dans son orbe.

Elle voulait partir, ce type en face d'elle était un précipice. Elle refusait de se laisser tomber, de chuter sa vie entière et de finir par éclater au fond comme sur n'importe quelle bordure de trottoir. Elle restait pourtant avec lui, elle sentait passer les années, douleurs profondes et lentes. Les mois étaient encore plus poussifs, et elle voyait les secondes se former l'une après l'autre devant ses yeux avec une exaspérante apathie.

Par instinct, elle lui dérobait de l'argent qu'elle amassait dans une trousse de toilette. Il lui disait si tu veux t'occuper, retourne à la faculté. Elle préférait prendre un amant dans la rue. Elle n'était déjà plus aussi jeune qu'au moment où il l'avait connue, mais elle avait encore assez de fraîcheur pour plaire. Elle aurait voulu des hommes aux yeux brillants, et pouvoir choisir le grain de leur peau parmi des échantillons soyeux ou velus comme de la fourrure. Elle se contentait de modèles médiocres, elle redoutait les défaillants et ceux qui cherchaient à l'écraser de coïts innombrables.

Elle s'en revenait lasse, grincheuse, et quand il lui demandait si elle avait passé un bon après-midi elle s'enfonçait le nez dans un mouchoir. Ils mangeaient en silence, elle refusait de regarder la télévision. Elle se couchait pendant qu'il s'abîmait dans la contemplation d'un film dont la musique et les cris l'empêchaient de dormir. Elle était contrainte de penser, de méditer sur son existence qui devenait chaque jour un instrument de torture de plus en plus précis et efficace. Elle se disait je ne suis pas folle, mais je vis depuis si longtemps dans le cerveau d'une folle. Elle criait, et quand il accourait, elle lui disait qu'elle avait ressenti une douleur vive dans le dos. Elle n'avait pas besoin d'un médecin, elle n'avait pas besoin de lui, et elle enfouissait la tête sous l'oreiller comme pour le faire disparaître d'un tour de magie. Quand il la rejoignait dans le lit, elle le repoussait.

Elle ne supportait plus qu'il l'approche, elle maintenait entre eux un espace. Chaque nuit elle essayait de l'éloigner davantage, comme si elle redoutait qu'il l'éclabousse avec sa trompe comme un éléphant dans un marigot. Elle détestait même de le voir nu par hasard entre deux portes, avec ce corps humain ridicule comme un prototype dessiné par un inventeur qui aurait oublié un morceau de câble à l'extérieur. Elle ne voulait pas qu'il la touche, même par accident avec le coude ou la manche de son peignoir de bain.

Elle le quittait pendant trois jours. Il la guettait en vain sur le balcon, il mettait plusieurs manteaux l'un sur l'autre quand il avait trop froid. À la fin, il se disait qu'elle ne reviendrait plus. Mais elle ne savait pas où aller, ses anciennes connaissances n'étaient plus joignables, il lui semblait que son carnet d'adresses avait fondu. Elle voyait des films, elle buvait des verres dans des bars, on lui adressait parfois la parole, elle se laissait emporter dans des chambres. Elle finissait par revenir, elle enlevait sa robe, ses chaussures, elle se couchait. Il l'écoutait dormir ébaubi.

Au matin, elle le voyait avec son visage déployé dans la lumière du soleil en train de lui verser du café dans une tasse. Elle le haïssait au point de rêver que la cafetière grimpe dans les airs, fasse sauter son couvercle et bascule au-dessus de sa tête pour l'ébouillanter. Elle lui aurait dit cherche un médecin dans l'annuaire, je dois prendre ma douche tout de suite, tu m'as salie cette nuit en respirant si près de moi dans mon dos. Elle s'enfermerait dans la salle de bains, le désir de se suicider la picoterait comme un moustique.

Le soir, elle lui faussait à nouveau compagnie, elle tournait en taxi dans la ville, elle se faisait déposer sur une avenue. Les hommes qui l'abordaient lui semblaient moins esthétiques et plus vieux qu'avant. Elle leur cédait, mais souvent ils l'entraînaient vers des accouplements ennuyeux, ou irritants comme s'ils avaient été lubrifiés avec de la limaille.

Elle s'incrustait ici et là. On lui demandait de passer l'aspirateur, on l'envoyait faire des courses et en rentrant elle essayait de cuisiner avec un sachet de soupe déshydratée. On s'en lassait, elle marchait dans la rue l'espace d'une matinée, puis elle rentrait. Il était à son travail, elle pouvait méditer dans les pièces vides. Elle essayait de s'étrangler elle-même avec ses doigts, elle regardait les traces rouges dans un miroir où elle constatait qu'au fur et à mesure que les années passaient elle s'avérait de plus en plus incapable de rajeunir. Elle s'asseyait dans un fauteuil, elle regardait le petit lustre, elle se disait je serai heureuse demain.

Quand il rentrait, elle n'évitait pas de l'embrasser sur la joue et elle se plaignait de névralgies. Il était content de la revoir, il l'emmenait dîner dans un restaurant où elle picorait les plats comme une perruche. Au moment du café, elle était saoule et il la portait jusqu'à la voiture. En arrivant, il aurait aimé profiter de son ébriété pour dénuder sa vulve et lui dérober un rapport. Il l'allongeait sur le lit, il la déshabillait. Puis il avançait son sexe avec lenteur, mais aussitôt elle hurlait et elle allait se réfugier dans un coin de la chambre. Elle pleurait, elle lui disait qu'à part lui elle avait envie de tous les hommes et qu'il était le seul à la violer dès qu'il posait la main sur elle.

Il éteignait la lumière, il se couchait. Elle passait la nuit au salon, elle regardait par la fenêtre le grand mur d'en face. Elle n'arrivait pas à s'imaginer sous forme d'insecte grimpant entre les pierres humides, elle ne se voyait pas non plus dans les airs comme du vent. D'autres qu'elle auraient disparu depuis longtemps, sa survie lui semblait louche, elle se laisserait mûrir jusqu'au pourrissement. Elle ne sautait pas du train quand on jetait de nouvelles rides dans son wagon, on l'évacuerait avec les autres dans la décharge.

Il aurait dû la disséquer vivante afin de mettre au jour ce secret qui la constituait et que sinon elle ignorerait à jamais. Il aurait dû la restituer enfin à la vie, la remonter du fond de l'étang comme une noyée, une statue engloutie depuis des siècles qu'il suffit de nettoyer avec un jet d'eau pour lui rendre l'éclat de son marbre blanc. Il avait ce pouvoir, et il se contentait d'essayer de se coller à elle pour la butiner comme si elle était une espèce de fleur entre deux âges.

Elle ne se souvenait même plus où elle l'avait rencontré, et combien d'années avaient passé depuis. Elle aurait voulu qu'il sorte de lui-même comme d'un tube et qu'il s'évacue par le trou du lavabo. Elle aurait voulu que la vie avec lui se poursuive à l'infini, mais sans lui. Sans ce grain de sable à visage, à corpulence, à neurones, qui enrayait la belle mécanique de leur vie.

Elle aurait tant aimé leur couple à condition qu'il n'en fasse plus partie, elle ne l'aurait même pas remplacé, elle se serait contentée du plaisir du grand lit froid et du repas debout devant la porte du frigo entrouvert. De toute façon, il fallait qu'il s'efface, ou du moins qu'il perde de son volume intérieur, qu'il ne soit plus qu'un cerveau minuscule comme un fruit sauvage, une framboise, une fraise des bois, ou une baie pareille à une tête d'épingle que le promeneur serait bien incapable de distinguer à l'oeil nu.

Elle perdait toute notion de lui. Il avait beau être là, il vivait au loin avec son corps silhouetté comme une sculpture en fil de fer. Il remuait des objets, il s'asseyait, il allait d'un point à l'autre du décor. Elle voyait bien qu'il ne pensait qu'à lui, que son égoïsme inondait la pièce jusqu'au plafond. Elle aurait voulu lui faire mal, lui infliger une vraie blessure afin qu'il prenne conscience que d'autres entités avaient un certain degré d'existence dans l'univers.

Elle restait parfois des mois entiers à ses côtés sans faire la moindre fugue. Elle poussait un petit cri quand il essayait de l'embrasser, il n'insistait pas. S'il la trouvait superflue dans son existence il n'avait qu'à la congédier. Ils n'étaient pas ensemble pour se faire plaisir, ni pour chasser la solitude avec un balai comme des moutons accumulés sous un lit.

Il avait acheté des livres de cuisine, il préparait des plats élaborés en rentrant de son travail. Elle refusait d'y goûter, préférant se coucher à jeun, même si la faim l'empêchait de s'endormir une partie de la nuit.

A trois heures du matin, elle le réveillait pour lui faire des reproches touchant un passé qu'ils n'avaient jamais vécu ensemble et que selon toute probabilité elle n'avait vécu avec personne. Il aurait voulu qu'ils aillent prendre un verre pour en discuter. Elle lui jetait un oreiller à la tête, et elle avalait plusieurs comprimés afin qu'il perde sa consistance d'image nette, avec ce son insupportable, régulier, chargé de phrases répétitives comme des bruits d'eau. Peu à peu sa présence perdait de sa prétention, de son insolence, elle n'avait qu'à fermer les yeux pour que même ses oreilles se bouchent.

Elle aurait voulu l'aimer, mais il lui rappelait trop l'existence, la vie, l'obligation de respirer et de se mordre la langue pour ne pas hurler. Il était gai, mais pas assez pour lui communiquer sa joie. Sa gaieté n'était peut-être qu'une forme de désespoir, son sourire l'orifice éclatant de sa neurasthénie.

Elle n'arrivait plus à s'imposer nulle part. Elle se permettait encore des escapades, mais elles étaient de plus en plus humiliantes, avec quelquefois des mises à la porte et des rhabillages dans l'escalier. Alors elle restait avec lui, sans même ressentir le plaisir qu'on éprouve à enfiler un vieux pull quand il fait froid.

Elle n'avait pas plus de considération pour ce type que pour elle-même. Son propre corps la dégoûtait, pochu à la poitrine, pileux à l'estuaire des cuisses, avec de la viande au bas du dos et une colonne vertébrale comme une arête de poisson. Et cette pensée derrière la langue, les dents, le palais, toute cette pensée embusquée qui réfléchissait jour et nuit au meilleur moyen de faire un peu de tourisme hors de la vie.

Il y avait des périodes où il ne la dérangeait pas du tout, elle lui parlait, elle lui coupait un morceau de pain, elle lui disait bonjour le matin. Il faisait partie de son environnement domestique, comme une tache insignifiante sur le bord de l'évier qu'elle aurait pu éliminer avec un peu d'eau tiède. Il n'existait pas tout à fait, elle pouvait l'ignorer, même en cas de pénétration intempestive. Elle ne sentait pas son poids et il avait juste l'odeur métallique de sa gourmette. Quand il avait fini, elle se retournait, s'endormait. Le lendemain en prenant sa douche elle se disait que rien n'avait eu lieu, qu'il l'avait à peine touchée, maculée, submergée. Le soir elle l'accablait de reproches, elle pleurait afin de lui signifier son humiliation de femme violentée. Il lui souriait avec douceur.

Elle n'osait pas lui demander de lui louer une chambre dans une ville lointaine. Pour vivre elle aurait l'argent accumulé dans la trousse de toilette, mais il pourrait quand même lui verser une pension chaque mois. Elle monterait une société, une boutique, un restaurant. Il n'aurait pas le droit de venir la voir, mais il saurait qu'elle existait quelque part, que d'autres l'approchaient à volonté, lui adressant la parole et lui touchant la main pour prendre congé.

Il aurait sûrement refusé, alors elle lui reprochait cette vie confinée, sans relations, sans même un cousin en visite de temps en temps. Elle aurait voulu être invitée chaque soir, rentrer au matin en hurlant pour manifester sa joie de vivre, son allégresse d'avoir dignement fêté l'existence. Elle voulait enfin voir le jour depuis toutes ces années où ils vivaient enroulés l'un à l'autre comme des larves au fond d'un œuf. Il ouvrait la fenêtre, il lui disait une phrase qu'elle ne prenait pas la peine de décrypter.

Ils n'éprouvaient l'un pour l'autre aucun sentiment humain. Ils ressemblaient plutôt à ces chiens qui partagent la même gamelle et qu'on fait dormir sur le même paillasson. Ils connaissaient leur odeur, ils jouaient parfois ensemble mais on ne pouvait pas parler d'amitié, tout au plus d'une sorte de camaraderie entre animaux de sexe opposé. Ils se disputaient en aboyant une balle imaginaire qui roulait dans l'appartement, et quand ils s'immobilisaient ils regardaient fixement les images du téléviseur dont ils ne comprenaient pas la signification, mais qui les calmaient comme une caresse ou un coup de fouet. Puis ils grimpaient sur un fauteuil, ils voyaient la pièce d'un peu plus haut. Dans leur encéphale ils se demandaient peut-être si les meubles avaient poussé sur le sol comme des citrouilles.

Elle était dégoûtée qu'ils mènent ensemble une vie quotidienne, il lui semblait cohabiter dans le même organisme cahotant, avalant, expulsant, voyant tout à travers la même vitre rendue un peu floue par les humeurs et la salive qu'ils auraient voulu se cracher au visage.

Elle trouvait répugnant ce corps partagé, aux ordres de leurs cerveaux aux cellules entremêlées. Elle aurait tant aimé posséder une petite machine humaine qui lui appartienne, elle en avait assez de ce lourd camion qu'ils formaient depuis si longtemps et qui ne pouvait même plus passer les portes. Ils n'étaient même pas un véhicule, ils avaient la fixité monolithique des vieux immeubles qui s'effritent sans même connaître la joie de s'écrouler d'un seul coup.

Elle acceptait certains jours qu'il lui prenne la main. Il lui parlait d'un projet d'achat, des chaussures, une montre, et même un chien si elle était d'accord.

Elle est allée faire du thé à la cuisine, elle lui a proposé de venir en boire une tasse. Il avait vu dans une vitrine un grand tapis bleu qui transformerait tout à fait la physionomie du salon, et puis ils pourraient déménager une nouvelle fois afin de se rapprocher du centre, de l'animation nocturne, comme pour s'immerger vraiment dans la ville.

Il lui disait que sans le savoir, sans en avoir aucune idée, ils s'aimaient. Ils pouvaient sourire, s'embrasser, ils ne devaient pas avoir honte de leur attachement. Elle vidait la théière tasse après tasse, elle se demandait s'il avait toutes ses facultés mentales. Il voulait une habitation au ras des réverbères, où il ne fasse jamais nuit. Il en avait assez de vivre ici où chaque pièce les insultait dès qu'ils mettaient le pied dedans. Elle ne comprenait pas ce qu'il racontait, elle avait l'impression qu'il essayait de l'imiter quand elle se mettait en colère. Elle recommençait à faire du thé, puis elle lui demandait d'aller se coucher ou de faire un tour le temps qu'il s'amenuise dans sa conscience et qu'elle l'oublie. Il était ahuri, il touchait un verre, il ouvrait les portes des placards, il lui disait tu veux un gâteau sec, un carré de chocolat, je pourrais ouvrir une boîte d'ananas. Il lui proposait de dîner ici, il allait faire frire des œufs et griller du pain de mie.

Elle lui demandait de l'examiner, de chercher sur son visage, son corps, elle se sentait si mal, la mort était comique à côté de l'état désastreux où elle se trouvait. Il souriait pour la rassurer, et comme elle était furieuse il lui proposait d'appeler un médecin. Elle lui demandait à nouveau de disparaître, dans les toilettes, à la cave, dans un trou, une anfractuosité où nichent les insectes. Il essayait de lui passer la main dans les cheveux, elle reculait contre le lave-vaisselle. Elle allait s'enfermer dans la chambre, elle pleurait, elle regrettait de l'avoir rencontré un jour et auparavant d'avoir connu cette file d'individus qui l'avaient pénétrée, et qu'elle traînait dans son dos telle une chaîne aux maillons prétentieux et stupides comme des glands.

Il acceptait de quitter l'appartement pour la laisser reprendre son souffle.

Elle sortait à son tour, et d'emblée elle n'aimait pas la rue ni cette odeur humide et froide d'hiver en formation. Elle a demandé l'heure à quelqu'un, puis à un autre et à tous ceux qu'elle rencontrait en marchant vite, de son pas alerte de folle. Personne ne lui proposait de monter dans sa voiture, ou n'essayait à tout hasard de l'embrasser sur la bouche. D'ailleurs elle n'avait envie de rien, même pas d'attendre le premier venu à la terrasse d'un café comme si elle avait rendez-vous avec quelqu'un.

Elle est rentrée, elle s'est couchée. Elle se disait qu'elle n'était pas plus lâche de rester avec lui que de vivre. Il n'avait qu'à dormir sur le vieux matelas pneumatique qu'il retrouverait peut-être en fouillant le débarras de l'entrée. Il pouvait aussi chercher le sommeil plié sur un fauteuil, une chaise, à une distance respectable du lit où elle reposerait à son aise sans courir le risque de le heurter.

Elle acceptait la présence de cet homme, elle le supportait. Aussi bien, ils vivraient jusqu'à la fin de leurs jours comme frère et sœur repentis de l'inceste. Ils feraient un couple de petits vieux qui en vaudrait un autre, ils se tiendraient par le bras pour faire leurs courses du matin. L'après-midi ils attendraient la visite d'un ménage ami qui leur ferait faux bond car ils seraient hospitalisés chacun de son côté pour une maladie incurable. Le soir, ils n'auraient pas faim, ils regarderaient la nuit par la fenêtre. Le matin ils se lèveraient tôt, ne craignant pas le huis clos du petit-déjeuner, échangeant des impressions, refusant mutuellement le privilège d'utiliser la salle de bains le premier. Quand ils seraient tous deux propres et vêtus, ils mettraient le nez dehors sur leur petit balcon avec le sentiment revigorant d'aborder une journée neuve.

Ils rencontreraient peut-être des jeunes gens qui leur adresseraient la parole chez un commerçant, ils les inviteraient à boire un chocolat. Une amitié se nouerait entre eux. Ils viendraient les voir souvent, les aidant à déplacer un meuble, repeignant un radiateur écaillé, se carapatant dans la bourrasque jusqu'à la pharmacie quand ils seraient victimes d'un refroidissement. Ils leur prépareraient des salades, des plats au four, et ils les nourriraient à la cuillère comme des bébés. Ils les changeraient plusieurs fois par jour, lavant, talquant leur fondement avec soin afin qu'ils ne développent jamais eczéma ni escarres. Ils leur tiendraient la main quand toutes les thérapeutiques auraient échoué, ils assisteraient même à leurs obsèques.

Pendant des années, ils seraient furieux de n'avoir hérité de rien. Ils auraient préféré employer leur énergie à créer un club de vacances ou à faire des voyages leur permettant de prendre des photos qu'ils auraient essayé de vendre par la suite à des agences.

Il pouvait se passer de dormit une nuit ou deux et marcher comme elle l'aurait fait à sa place dans les rues en attendant que l'aube se pointe. Une prostituée l'accueillerait l'espace d'un quart d'heure entre un vieux sommier et un robinet d'eau froide pendu au-dessus d'un lavabo en faïence rose dragée. Ensuite, il irait dîner dans une brasserie. Il ne ferait la connaissance de personne, il ne chercherait même pas à lier conversation avec la serveuse. Il sortirait de l'établissement avec un estomac trop chargé, il se cacherait pour se soulager. Puis il regarderait sa montre, il en conclurait que la nuit le temps était cloué par une sorcière qui l'empêchait d'avancer. Il endurerait la souffrance du désœuvrement absolu, de la promenade sans but à travers les rues désertes. Il s'étendrait sur un banc, il se demanderait comment des êtres emmanchés de colonnes vertébrales pouvaient arriver à s'endormir sur une planche. Il essaierait aussi de dormir dans l'entrée d'un immeuble, mais ils seraient tous fermés. Il comprendrait qu'il n'était pas doué pour le vagabondage.

Ils pouvaient faire chambre à part. Ils feraient leur toilette en maillot comme dans les douches mixtes d'une piscine mulllcipale. Il serait gêné quand elle raconterait à l'ouvrier venu réparer une prise électrique, que depuis quelque temps elle préférait de surcroît qu'il prenne son bain habillé des pieds à la tête d'un pyjama, de crainte d'apercevoir la végétation qui recouvrait ses jambes ou les poils qui cernaient les mamelons de sa poitrine imberbe.

Elle se demandait comment exister chacun à son tour. Un jour sur deux ils auraient pu vivre pendus au plafond comme des jambons dans une charcuterie. L'un mort, l'autre vivant, l'un solide, l'autre à l'état gazeux dans un conduit d'aération ou une boîte à biscuits. L'un arpentant le logement, l'autre prisonnier dans une bouteille de produit d'entretien comme un génie dans sa lanterne. Ils pouvaient aussi se réduire tous deux aux lettres de leurs noms, embrouillées, mélangées, jetées à l'eau avec une pierre autour du cou, et ne plus être là depuis des siècles.

Elle aurait voulu qu'il perde ses parties génitales dans un accident. Il saurait alors que plus rien de charnel ne serait jamais possible entre eux, il la respecterait, il aurait pour elle tous les égards qu'on doit à un enfant ou à une toile de maître protégée jour et nuit par une alarme.

Elle se souvenait de toute cette vie qu'elle avait menée sans lui, la nostalgie lui manquait autant que le bonheur de se trouver dans le tronçon actuel de son existence. Elle désirait autre chose, sans cette respiration continuelle des mammiferes, une bonne mort indolore et goûteuse qui tomberait délicieusement en elle comme un foie gras. Non, elle considérait la mort comme importune, elle préférait encore supporter sa conversation, entendre sa voix, le voir par accident, nu, de dos, avec son fessier comme une fente entre deux joues rasées de l'avant-veille. Elle n'aimait la mort qu'à certains moments, certains jours, et le reste du temps la vie lui apparaissait comme un moindre mal, et parfois même comme une bouffée d'espoir qui la grisait à la façon d'une injection d'héroïne.

Un jour elle a décidé qu'elle préférait la maternité à la vie de couple. Elle a accepté les rapprochements, elle a accueilli ses jets de sperme. Quand elle a eu la certitude de sa grossesse, elle lui a dit que décidément elle n'aimait pas l'amour et qu'il valait mieux qu'à l'avenir ils s'en passent. Il ne l'a pas crue quand elle lui a révélé qu'elle était enceinte. Ils se sont disputés jusqu'à trois heures du matin, elle a passé le reste de la nuit à préparer ses bagages.

En quittant l'immeuble, elle a pensé qu'elle se souviendrait jusqu'à sa mort de la cage d'escalier et le la porte cochère. Elle a fait quelques pas dehors, il n'y avait encore aucun passant dans les rues. Elle ne connaissait plus personne depuis longtemps, elle avait même appris le décès de sa mère au printemps dernier. L'argent qu' elle emportait dans la trousse de toilette constituait sa seule famille. Elle était trop chargée pour pouvoir avancer, elle a attendu le passage d'un taxi. Elle avait besoin de dormir, elle s'est fait déposer devant le premier hôtel.