39434.fb2 Promenade - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 18

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Elle s'est réveillée dans l'après-midi, elle a vu le prix de la chambre affiché sur la porte. Elle est descendue dans le hall éplucher les annonces immobilières des journaux. Elle a visité le lendemain un logement à une seule fenêtre où elle a emménagé cinq jours plus tard. Il n'y avait pas de meubles, ni de miroir dans la petite salle de douche. Elle aimait ne plus se voir, se perdre de vue, se reposer loin de sa figure de femme qui lui semblait avoir vieilli trop vite.

Elle a acheté un lit et le strict nécessaire. Elle faisait des provisions de conserves, elle les mangeait tièdes en regardant les voitures tourner autour de la place. Elle croyait distinguer les visages à travers les pare-brise. Elle ne serait jamais l'un d'entre eux, elle aurait toujours la même surface de chair qui s'étiolerait sur le devant de la tête. Elle s'imaginait que les gens étaient joyeux, qu'ils souriaient dans les habitacles, que parfois une certaine hilarité secouait leur crâne.

Elle baissait le volet roulant, elle lavait son assiette et la posait en équilibre sur l'égouttoir. Elle s'asseyait au pied du lit, elle essayait de ne plus se souvenir de rien. Elle avait la sensation que dans son ventre la bestiole se dissolvait comme un aliment.

Elle se couchait, elle dormait le plus possible mais elle se réveillait quand même. Elle levait lentement le volet, elle voyait la journée face à face. Elle aurait voulu pouvoir rester derrière ses fenêtres, mais elle éprouvait le besoin de sortir. Elle sautillait sur les trottoirs derrière son ventre bombé. Elle était vite fatiguée, elle se reposait contre les pylônes et les arbres. Puis elle continuait à cheminer.

Elle remontait le soir chez elle avec une bedaine encore plus dilatée et plus dure. Toute allusion à la figure humaine lui était insupportable, elle ne regardait plus que la lumière des phares des voitures à travers les vitres. Elle se mettait au lit, elle se réveillait dans la nuit. Elle ne se rendormait pas. Le matin, elle buvait son café devant la fenêtre, elle se disait je suis derrière mon hublot. Les gens étaient mouvants sur la place qui se recomposait à chaque instant comme un ban de seiches ou de poissons gris. Elle voyait la lumière tomber diffuse d'un plafond de nuages serrés l'un contre l'autre comme des parpaings, ou alors le soleil écorchait tout et la figure des passants se retrouvait nue.

Le fœtus donnait des coups de pied contre la paroi de son abdomen, elle tournait dans la pièce pour essayer de l'étourdir. Elle avait acheté du matériel de puériculture, elle avait subi des examens médicaux, elle s'était inscrite dans une maternité près de son domicile. Elle s'y est rendue un matin, on lui a donné une place dans une chambre.

Elle a mis au monde un garçon. Elle a décampé sans lui le surlendemain. Elle a passé la journée effondrée sur la banquette d'un café. Elle était épuisée, son ventre et sa poitrine étaient douloureux. Le soir elle est revenue à l'hôpital, son enfant n'était plus dans la chambre. Elle a parcouru les étages, elle l'a retrouvé dans une salle éclairée par des veilleuses. Elle l'a reconnu grâce au bracelet d'identité qu'il portait au poignet. Elle a dévalé l'escalier, au rez-de-chaussée elle n'avait plus de souffle. Elle s'est arrêtée pour respirer, puis elle a réussi à gagner l'extérieur sans se faire remarquer du gardien. Pour la première fois de sa vie, elle marchait avec ce poids dans les bras. Il était silencieux, elle avait l'impression de transporter une poupée exotique en bois plein.

Elle est arrivée chez elle, il a commencé à crier quand elle a refermé la porte. Elle l'a déposé dans le berceau, puis elle lui a donné le sein. Il s'est calmé, quelques minutes après il s'est mis à hurler. Elle ne supportait pas ce bruit, elle est sortie en le laissant derrière elle. Elle est revenue au matin, il a recommencé à pleurer dès qu'elle a mis la clé dans la serrure. Elle l'a changé, l'a nourri, il s'est endormi. À son réveil, il a encore crié. Elle était obligée de s'en occuper jour et nuit. Souvent elle voulait s'en débarrasser, mais elle ne savait pas quel organisme solliciter.

Il a marché à onze mois. Il tournait dans le logement, il s'accrochait partout. Elle lui donnait à présent des légumes et de la viande mixés. Elle le promenait dans une poussette et elle avait des conversations avec d'autres mères autour du bac à sable. Elle essayait sans succès de leur emprunter de l'argent.

Elle avait pris l'habitude de chercher de la monnaie dans les poches de ses vêtements, et par terre. Elle n'avait plus rien, elle s'enfermait chez elle avec le gamin dans l'intention de se suicider. Elle posait un couteau à lame fine et tranchante au centre de la petite table de cuisine. Elle prenait sa respiration, puis elle en appliquait la pointe sur la gorge de l'enfant. Ensuite elle pansait la plaie, et elle le berçait jusqu'à ce qu'il s'endorme. Le lendemain elle ouvrait la fenêtre et pendait le gamin dans le vide. Puis elle le serrait contre sa poitrine, même s'il criait de plus belle comme si elle le compressait dans un étau.

On a fini par la mettre à la porte de son logement. Elle a été hébergée dans un foyer. Elle partageait une pièce avec une femme au visage abîmé dont les jumeaux la réveillaient plusieurs fois chaque nuit. La fenêtre donnait sur une cour goudronnée décorée d'arbustes dans des bacs de béton.

Elles se parlaient pour se dire qu'elles devenaient folles dans un espace aussi réduit, rempli de cris, aussi isolé du monde. Elles regrettaient d'avoir eu ces enfants, elles en rêvaient d'insonores, de moins soumis aux contraintes de la physiologie. Elles auraient voulu conjuguer leurs énergies pour les étrangler et prendre la fuite avec ce sentiment de folle liberté qu'éprouvent les évadés.

Elles passaient l'après-midi dans une grande salle aux murs bleus. Elles discutaient avec les autres femmes dans le brouhaha général des voix empilées l'une sur l'autre. Elle avait l'impression de bruisser dans une ruche.

Pour pouvoir partir, elle a accepté le premier travail venu. Elle occupait une place dans un bureau, elle triait des chiffres sur un écran et quelquefois on l'envoyait poster une lettre. Elle n'éprouvait aucun plaisir à faire partie d'une entreprise, à croiser des gens dans les couloirs, à prendre chaque matin l'ascenseur sous l'œil indifférent des hôtesses. Son enfant passait la journée dans une crèche, elle le récupérait à dix-huit heures. Elle louait un studio fonctionnel, pourvu d'une baignoire sabot et d'un évier en inox. Assise en face du gamin, elle mangeait à la même heure les mêmes aliments que lui. Ils avaient un échange de paroles, elle essayait de rire de concert, même quand elle ne savait pas pourquoi.

Dans un coin du logement elle avait installé une carpette avec des jouets et des peluches achetés dans une braderie. Elle consacrait un moment au jeu, l'aidant à constituer des figures avec des cubes de couleur, ou à faire rouler une bille dans une boîte en plexiglas. Ensuite elle aurait voulu le coucher, mais il n'obéissait pas à ses injonctions. Elle éteignait la lumière et s'allongeait auprès de lui. Elle lui racontait une histoire interminable à voix de plus en plus basse jusqu'à ce qu'il s'endorme.

Elle passait le reste de la soirée accroupie devant la seule clarté du téléviseur. Elle aimait recevoir toutes ces images et ces voix qui l'arrachaient à l'existence minimale où elle se trouvait enfermée. Puis elle éteignait le poste, elle s'asseyait sur son lit. Elle se levait pour voir la rue à travers les fentes des persiennes, et elle se disait qu'elle se trouvait aussi bien à l'intérieur. Elle se couchait, elle mettait les mains autour de sa tête et elle écrasait ses oreilles pour ne plus entendre le souffle de la réalité.

Elle détestait les souvenirs qui apparaissaient dans sa tête, elle ne voulait se rappeler de rien. Elle s'occupait à regarder son enfant endormi, elle remontait un peu le drap. Si elle ne l'avait pas mis au monde, sa vie serait peut-être de plus mauvaise qualité encore. En prenant la décision de faire fonctionner sa matrice, elle avait manifesté son désir de participer à l'existence, au lieu de se laisser tomber à la renverse d'année en année dans une longue chute. Mais souvent elle supportait mal la présence du gamin, elle aurait préféré être libre et voleter dans les airs comme une poignée de confettis.

Elle aurait aimé que la souffrance s'arrête comme un mécanisme qui tombe en panne. Elle avait l'impression d'être la peau fine de la douleur, rien d'autre en elle que de l'angoisse et cette sensation épouvantable de n'être pas une petite fille qui saute et qui rit avec un bonbon coincé entre les molaires et la joue, ni cette femme de trente-cinq ans haute et mince, joviale, chapeautée, qui monte dans un taxi avec dans la tête un projet d'achat de robe et qui le soir l'essaie devant son mari énamouré par la haute fente dans le dos.

Elle voulait se faire chauffer un peu de lait, ou se préparer une tisane. Elle n'avait pas le temps de toucher la casserole, il lui semblait déjà avoir bu le liquide depuis longtemps. Elle n'avait plus qu'à s'asseoir sur le siège des toilettes pour en évacuer le résidu.

Elle rallumait le téléviseur, elle l'éteignait. Elle se penchait en avant, elle se disait qu'elle aurait pu se mettre à la gymnastique ou danser toute seule chez elle devant un métronome. Elle se trouvait quand même dix années de trop pour ce genre de fantaisies, à son âge elle devait prendre soin de son squelette, il était en verre, en bois d'allumette, il se romprait au moindre faux mouvement. Elle pouvait être heureuse par d'autres moyens, elle n'avait qu'à questionner les gens sur leur manière d'obtenir des moments de bonheur. Elle se contenterait de quelques minutes une ou deux fois par semaine, pourvu que pendant ce temps elle perde tout à fait ce désir de mourir, n’importe comment, d'une tête éclatée ou d'un cœur qui stoppe.

Elle aurait voulu se trouver dans un café entre deux hommes en chaleur. Ils la porteraient comme un fardeau tout au long de la nuit, ils lui permettraient de s'échapper de cette angoisse rectiligne qui l'emmenait avec certitude vers le pire. Elle se voyait remonter lentement, attraper de nouveau l'air à pleine bouche et se dire que la joie de vivre n'était pas une plaisanterie grotesque mais bien un état réel qu'une femme normale pouvait éprouver à plusieurs reprises au cours de son existence.

Elle n'avait besoin de personne, la nuit s'écoulerait de toute façon. Elle la supporterait, elle ne voulait même pas qu'elle s'arrête, qu'elle s'écourte. Elle était un châtiment légitime, quotidien, qu'elle devait endurer au même titre que la journée qui s'ensuivait. Elle croyait entendre du bruit, des rires à l'étage supérieur ou loin sur un trottoir, sortis de bouches actionnées par des cerveaux contents d'avoir passé une bonne soirée ensemble autour d'un dîner ou dans l'enceinte d'un dancing. Elle ne les enviait pas, à présent sa tête était presque calme et ses angoisses minuscules comme des cailloux. Elle avait soudain foi en cette existence, elle ne pourrait jamais obtenir mieux, ni davantage. Même son passé était merveilleux, et ses moments de désespoir avaient sans doute fait partie d'un plaisir étrange dont elle avait inconsciemment joui.

Elle ouvrait la fenêtre, les volets. Elle ne regrettait pas d'être là, elle s'accrochait à son petit destin qui dégageait sûrement un fumet irritant au nez des autres. La solitude lui convenait, partager la vie d'un être l'aurait salie. Elle aurait dû se débarrasser de son enfant pour se sentir vraiment nette comme le carrelage d'un escalier qu'on vient de laver à grande eau. Elle occuperait encore moins de place, elle serait un personnage qu'on oublie de voir quand il file dans les rues et dont la trajectoire n'est qu'un trait trop mince pour être distingué parmi les employés qui déambulent dans les couloirs du bureau. Elle voulait devenir une présence à peine supposée, ou même ignorée, une absence qui ne laisse pas seulement de trou dans le décor où les autres continuent à se mouvoir.

La vie devait servir à d'autres femmes, elles en faisaient un usage agréable, plaisant comme une goutte de parfum déposée derrière l'oreille avant de sortir. Elles aimaient cette odeur qui les enrobait tout au long de la soirée, piégeant les hommes. Elles rentraient en couple, et se démaquillaient déçues qu'ils soient déjà endormis sur le lit. Elles auraient voulu déchirer leur robe et la leur faire avaler tout entière comme un poison. Les larmes ne les calmaient pas, elles les réveillaient, elles leur disaient si je ne te plais pas je m'en vais, je me pends, je n'accepterai jamais de partager la couche d'un indifférent. Ils se frottaient les yeux, ils les attiraient à eux et ils se sentaient obligés de les perforer comme des poinçons.

Elle préférait la solitude, le couple et les amis n'étaient que des morceaux de ferraille satellisés autour de vous, prêts à vous égratigner à la moindre saute d'humeur. Elle était bien, elle pouvait se déshabiller, toucher son corps des pieds à la tête, même s'il était moins élastique elle le regarderait avec plaisir rien que pour voir quelque chose de nu.

Elle connaissait le bonheur subtil qui se cache dans les replis de la tristesse, on aurait dit qu'il la parcourait comme un réseau ténu de veines. Elle s'asseyait sur le tabouret, et elle voyait bien qu'ailleurs elle aurait souffert davantage. Ici, dans cet espace restreint, la douleur ne pouvait pas grandir, elle gardait la taille raisonnable d'un battant qui se balançait, heurtant le plafond et les murs, et qui laissait au plaisir de se trouver au monde des places mouvantes où elle pouvait se réfugier le temps de reprendre haleine.

Pour se distraire elle n'avait qu'à penser à la mort, ou à toutes ces années qui la précéderaient à toute vitesse comme pour mieux l'étourdir. Son avenir n'avait pas plus de consistance que son passé, elle pouvait fixer les jours de son futur alignés comme une longue colonne de petits animaux malingres, faméliques, qu'elle connaîtrait l'un après l'autre de façon intime et dont elle enjamberait les cadavres sans y penser.

Elle aurait voulu qu'on sonne à sa porte malgré la nuit. Elle aurait acheté un calendrier à un éboueur, un pompier. Elle n'aurait pas cherché à le retenir, elle aurait simplement bénéficié d'un contact qui aurait pulvérisé le sentiment d'isolement qui la maintenait dans sa nasse.

Il aurait pu aussi se mettre à pleuvoir, de grosses gouttes de plus en plus rapprochées les unes des autres, une averse dense qui couvrirait le bruit des voitures. À moins qu'elle entende un cri perçant et un remue-ménage dans l'appartement du dessus. Elle n'oserait pas sortir de chez elle, mais surprenant une conversation dans l'ascenseur elle apprendrait le lendemain que le voisin avait été transporté à l'hôpital où il était mort en salle de réanimation.

Une autre nuit, elle entendrait un couple dont les gémissements traverseraient le béton et le plâtre. Elle les verrait même apparaître dans l'avant-scène de son cerveau, et elle croirait respirer leur étreinte. Elle n'aurait pas peur de la folie, elle tournerait autour d'eux en se réjouissant de cette distraction. Puis elle comprendrait qu'ils n'étaient qu'un morceau déshérité de son insomnie, et qu'elle devait se raccrocher au réel de toute urgence.

Elle n'avait qu'à se donner un coup de peigne et attendre en vain sur sa chaise que quelqu'un vienne la chercher. Elle n'avait besoin de personne pour être seule, elle jouissait de cet avantage au lieu de subir la compagnie, l'amitié, l'amour. Elle devait apprécier la liberté dont elle pouvait disposer à son gré. Personne ne la verrait si elle se mettait soudain à sauter ou à faire téter sa vulve au gamin. Et si elle se mettait à hurler comme un grand singe, elle ameuterait tout au plus deux ou trois habitants qui s'insinueraient chez elle, lui proposant d'appeler un médecin de nuit. Elle se cacherait entre le matelas et le sommier, et ils s'en iraient la croyant guérie.

Elle n'avait qu'à constater son bonheur pour le faire apparaître. Elle s'amusait à éclairer et à éteindre la lampe de chevet, elle dépliait un vieux journal, elle regardait les ombres des murs, elle écoutait le bruit d'une porte quelque part dans l'immeuble. Elle remuait ses pieds, ses lèvres, elle secouait la tête vers l'avant comme pour approuver ce cauchemar de la garder charitablement en elle à titre de petite femme dévouée à la vie. Elle n'avait jamais failli, elle avait supporté toutes les douleurs, résistant à la tentation du suicide comme d'autres au péché de la chair, à la gourmandise ou à l'envie démesurée de commettre des crimes. Depuis sa naissance, elle connaissait une sorte de joie en deuil, mais une joie, un filament de lumière grise qui courait dans les méandres de son être et l'empêchait de désespérer tout à fait. Et puis elle constatait qu'elle n'aimait pas se trouver là, elle enviait le cadavre qu'elle deviendrait.

Elle autait voulu qu'il fasse jour, être mariée depuis l'an passé et faire ses courses pour le déjeuner de son mari. Elle aimerait le sang sur le tablier du boucher, l'odeur des fruits, des fromages, la couleur des poissons étalés sur un lit d'algues. Elle était assoiffée de vie ordinaire, avec un compagnon tendre et un groupe d'amis épanouis. Ils organiseraient des sorties, assistant à des spectacles et buvant des verres. On écouterait ses jugements sûr l'art, ses opinions politiques seraient prises en compte et commentées. Elle avalerait souvent une tasse remplie de comprimés, elle en serait quitte pour un lavage d'estomac. Elle serait insouciante, elle connaîtrait le bonheur des êtres qui n'ont jamais souffert. Elle chercherait à écrire un livre, mais les mots lui échapperaient. Elle malaxerait de l'argile, sans qu'aucune forme esthétique apparaisse. Son mari serait en déplacement, elle téléphonerait à un ami absent, puis elle avalerait une bolée d'acide qui la ferait hurler toute la nuit avant d'en faire une morte au petit matin. Elle aurait un enterrement sans joie, et même sinistre.

Elle réussissait à faire les cent pas dans les quelques mètres de son logement. Elle méditait, elle essayait de trouver un sens à la vie de son fils, alors qu'il finirait par connaître la fin sordide de tout le monde. Entre-temps il trouverait du travail et une femme qui au bout de quelques semaines exigerait une grossesse. Il serait père de trois ou quatre têtes dont l'école jugerait l'intelligence presque nulle. Ils finiraient dans des classes repoussoirs, ils deviendraient délinquants. Ils seraient abattus par la gendarmerie lors d'une course poursuite dans la montagne.

Manquant de charme, son fils resterait peut-être sur la touche. Il pratiquerait un onanisme acharné, comme s'il imaginait qu'il allait faire surgir une sirène par son méat. Il laverait lui-même son linge et mangerait des sandwichs penché au-dessus de 1'évier pour s'éviter la corvée de balayer les miettes.

Elle aurait voulu être endormie. Elle aurait aimé que son travail consiste à dormir. Elle occuperait un petit lit entreposé dans une pièce obscure. Parfois on lui demanderait même de faire des heures supplémentaires ou de dormir trois jours de suite, un mois, un an, dix, davantage encore et on ne la réveillerait que pour mounr.

Elle regrettait d'attendre si longtemps le sommeil, détaillant les murs et les objets comme s'ils étaient les minutes de son insomnie. Elle prenait une soucoupe dans le placard, elle la laissait tomber. Elle balayait les morceaux, elle cassait un verre et une tasse. Elle n'en pouvait plus de ce vide tout autour d'elle et dans son corps, elle aurait été en droit de se précipiter du haut de n'importe quel édifice pour se soulager. Elle n'aimait pas plus la mort que n'importe qui, elle la désirait seulement quand la douleur devenait intolérable, comme les torturés qui se jettent par la première fenêtre venue.

Elle aimait la vie, puisqu'elle était toujours là après tant d'années. Elle adulait sans doute la lumière, la nuit et le bruit que les paroles des gens produisaient à son oreille. Elle aimait la forme des rues dans la pénombre du crépuscule, et plus tard dans la soirée les ombres des dîneurs assis derrière les rideaux des restaurants. Elle aimait aussi les enfants, les chiens qui la bousculaient et les grandes jeunes filles dont le visage surmontait la foule. Elle aimait le printemps, l'été, le crissement sous les pieds des feuilles d'automne. Elle aimait le contact de la nourriture avec le palais, elle aimait même les petits embarras gastriques et les grippes qui plongent dans un état de douce langueur. Et si elle n'était pas sûre d'aimer la vie, elle aimait du moins cette certitude de pouvoir à tout moment l'interrompre.

Elle essayait de s'obliger à être gaie. Elle souriait, elle esquissait même un petit rire qui résonnait dans la pièce. Elle marchait dans l'espace réduit entre la table, les chaises et les lits. Elle riait plus fort, aux éclats, elle sautillait, et elle regrettait de n'en éprouver aucun plaisir. Au lieu de rire, elle s'est mise à émettre un son aigu, avant de se taire et de sangloter. Puis, elle s'est aspergé le visage d'eau froide. Il lui a semblé que les quelques larmes qu'elle venait de verser l'avaient vieillie d'un mois. Bientôt son visage ne serait plus qu'un paquet de rides grouillantes.

Elle ne regrettait pas sa vie, elle valait celle d'un animal de compagnie, ou même d'une amibe au fond d'un ventre. Elle n'enviait pas l'inertie des objets, ni les machines qui s'activaient sans jamais avoir ressenti la moindre sensation. Elle n'avait pas la force de se révolter, de se détacher des vivants, même si souvent le suicide lui semblait un plaisir dont par perversion elle reculait sans cesse l'échéance.

Elle en avait assez d'être debout à regarder les volets, les murs. Elle allait réveiller son fils et le promener dans les rues. Elle finirait par croiser des piétons attardés qui s'intéresseraient à elle et l'inviteraient à leur domicile. Elle leur raconterait une vie imaginaire, avec deux mariages et une petite fille étranglée par un clown. Mais son histoire ne les intéresserait pas, on finirait par la mettre dehors. Elle rentrerait, s'allongerait à plat ventre sur son lit avec l'oreiller sur la tête pour amortir le bruit des cris que pousserait l'enfant. Puis elle regarderait l'heure, elle se lèverait et se laisserait tomber dans sa journée comme dans une crevasse.

Le soir, elle n'irait pas chercher son fils, elle descendrait dans le métro, se laissant frotter par la foule comme si elle espérait qu'on l'use, qu'on la réduise à une tranche d'humaine trop fine pour être encore viable. Elle aurait voulu que des milliers de visages entrent dans sa mémoire, ils auraient tout aussi bien rempli sa solitude que le mobilier du logement et les mots sans suite qu'elle prononçait pour entendre le son d'une voix. Elle exigeait d'être vue, elle voulait d'un cerveau peuplé de physionomies qui la regardent, la scrutent, lui donnent la rassurante impression qu'on assiste à sa vie intérieure comme à un spectacle.

Elle s'est lavé les mains, puis elle s'est rongé les ongles assise sur une chaise. En définitive, elle ne voulait d'aucun visage, et toute présence l'aurait importunée. Le genre humain tout entier l'empêchait de dormir, seul le vide absolu finirait par lui procurer le sommeil. Même la présence de son fils constituait une gêne, elle avait envie de traîner son lit sur le palier, ou même de le descendre par l'ascenseur jusqu'au hall d'entrée. Si elle avait eu une corde elle l'aurait glissée le long de la façade comme un alpiniste à la jambe brisée.

Il existait peut-être quelque part des igloos en béton où l'on pouvait se faire enclore. Loin des lumières, des bruits, elle pourrait enfin s'assoupir, dormir, rêver, oublier toute cette vie où chaque instant avait été trop lourd, trop réel et qui l'avait fait saigner comme un calcul. Sa respiration se ferait plus lente, son cœur oublierait de battre, l'euphorie de la mort la gagnerait.

Enfant, elle aurait dû grimper sur un tabouret, et vider l'armoire à pharmacie familiale. Puis, elle se serait repliée à la cuisine pour se faire un petit festin de comprimés arrosés de limonade et de sirop.

Elle se demandait pourquoi il n'y avait pas des histoires drôles dans tous les recoins de son psychisme, ou alors des types qui n'arrêteraient pas de se marier avec de longues femmes aux grands sourires remplis de dents jaune canari.

Elle finirait par se pendre d'insomnie. Elle se mettait quand même au lit. Elle parvenait à s'endormir. Quand le réveil sonnait, elle titubait jusqu'à la fenêtre, elle laissait entrer la lumière. Même les jours de grand soleil, elle voyait bien que rien ne lui plaisait.

À son bureau, elle sentait que le temps devenait dur et incassable comme du verre blindé. À la cantine, elle participait parfois aux discussions. À son âge, les hommes la courtisaient moins qu'avant. Les premiers temps, elle avait cédé aux volontaires. Elle avait fait garder son fils à plusieurs reprises, passant le week-end entre les murs d'une chambre perchée au vingtième étage, ou dans une villa de banlieue agrémentée d'un jardin carré bordé de haies vives. Elle s'engouffrait avec satisfaction dans la vie d'un autre qui lui montrait des photos de son adolescence ou branchait la radio pour entendre un commentaire sportif pendant l'amour.

Elle n'avait de béguin pour aucun d'eux, elle se serait passée de leurs services sans regret. D'ailleurs, le jour où on lui a fait une réflexion, laissant planer la possibilité d'un renvoi si elle persistait à choisir ses amants dans l'enceinte de l'entreprise, elle n'a plus jamais répondu aux avances de ses collègues. Sa vie amoureuse s'est arrêtée là.

Désormais, elle évitait de se mettre nue devant son fils. L'espace où ils vivaient rétrécissait. L'enfant avait les épaules larges et de longues jambes. Elle lui laissait toute la place, dormant sur un matelas qu'elle déroulait au dernier moment. Elle lui avait acheté un bureau en bois clair et des rayonnages. Il ne s'installait jamais pour étudier, préférant inviter des camarades et chahuter. Elle essayait de le raisonner, il la poussait contre le mur et elle n'avait pas la force de se défendre. Quand elle se mettait à pleurer, il la prenait dans ses bras comme un amant.