39434.fb2
Elle s'en irait le lendemain, vêtue malgré l'hiver d'une petite veste de toile bleue. Pour un loyer dérisoire, elle louerait un appartement quelques rues plus loin. L'immeuble serait promis à la démolition, elle vivrait dans le froid, dans l'obscurité totale dès la tombée du jour. Elle se sentirait croître, devenir, il lui semblerait que son esprit occupait tous les étages, que ses neurones étaient des fantômes qui surpeuplaient les pièces glacées.
Au petit-déjeuner, elle constaterait une fois encore que rien n'avait changé, son mari lui demanderait même si elle avait digéré les fruits de mer qu'ils avaient mangés la veille chez des amis, et si elle était d'accord pour les inviter à leur tour d'ici à la fin de l'année. Les enfants voudraient de l'argent pour acheter du matériel scolaire et payer la cantine. Elle se mettrait à sangloter, mais comme personne ne comprendrait la cause de son chagrin, on l'ignorerait en attendant qu'il sèche. D'ailleurs tout le monde serait pressé, quelques minutes plus tard elle pleurerait seule dans l'appartement vide.
Cette fois, elle prendrait une forte somme d'argent à la banque, et elle changerait d'hémisphère. Elle s'installerait dans un palace avec vue, posé sur une petite île verte sur la mer bleue. Elle ne s'ennuierait pas, elle contemplerait toute la journée le panorama et les poissons volants qui s'aventuraient près du rivage. Le soir, elle dînerait sur une petite table ronde les yeux perdus dans la pénombre d'une baie vitrée donnant sur la mer devenue violette avec le crépuscule. Le maître d'hôtel lui conseillerait un dessert à la frangipane, elle préférerait une tisane. Elle ferait quelques pas sur la terrasse avant de monter se coucher, l'air avait bon goût quand on savait le savourer. Lorsqu'elle serait au lit, elle resterait longtemps les yeux écarquillés avant d'éteindre. Elle apprécierait la chambre immense, les rideaux de soie. Quand elle s'endormirait son sommeil ressemblerait à la salle de bains aux robinets comme des oiseaux d'or, à la baignoire démesurée, aux savonnettes enveloppées de papiers multicolores dans une grande coupe de cristal blanc.
Le jour où son mari lui demanderait son accord pour un placement financier, elle serait obligée de constater qu'elle était là. Au lieu de pleurer, elle tenterait de comprendre pourquoi ses départs n'étaient jamais suivis d'effets durables et tangibles. Ils passeraient même inaperçus, jamais on ne lui aurait fait la moindre réflexion concernant ses fugues, comme si elles n'avaient jamais existé. Elle ne supporterait plus cette vie, elle déciderait de se donner la mort.
Elle découvrirait à la cave un vieux fusil de chasse et une boîte de cartouches. La veille de son acte désespéré, pendant le repas du soir elle annoncerait à sa famille qu'elle avait besoin de faire un immense retour sur elle-même loin de tout. Personne n'interromprait la mastication de sa pitance. Elle aurait envie de faire exploser la tête de son mari, avant de retourner le canon contre elle sous le regard de ses enfants médusés, déjà orphelins, bientôt ballottés de tantes en familles d'accueil avec toujours ce remords indéracinable d'avoir été le vrai moteur du drame. À l'âge adulte, ils formeraient chacun dans leur coin le projet d'en finir. L'un serait conseillé par un ami étudiant en pharmacie, l'autre se noierait.
Son mari mangerait une poire. Elle dirait aux gosses d'aller se coucher, mais ils prétexteraient des devoirs de géométrie et d'algèbre. Elle aurait envie de les tirer comme des biches, et de les pendre par les pieds au plafond des toilettes.
Elle leur donnerait l'ordre de se mettre au lit et de ne pas se lever d'ici le lendemain. Ils auraient un air ahuri devant son autorité soudaine. Elle les giflerait, et courrait s'enfermer dans sa chambre. Le fusil serait chargé, elle n'aurait plus qu'à remplacer son thorax par une crevasse immonde bonne à nourrir les animaux nécrophages.
Elle appuierait une première fois sur la détente, elle serait assourdie par le bruit de la détonation. Elle tirerait une autre cartouche, et quand elle aurait épuisé la boîte elle se rendrait compte que le plomb n'avait même pas traversé la barrière de son chemisier.
Son mari entrerait dans la chambre, il se plaindrait d'un gant de toilette trop rêche. Il se coucherait, tandis qu'elle essaierait de se jeter par la fenêtre sous prétexte de fermer les persiennes. Mais l'air aurait une consistance, qui l'empêcherait de tomber avec l'obstination d'un mur.
Le lendemain, elle attendrait que son mari et ses enfants soient partis pour se donner en pure perte quelques coups de couteau. Puis elle sortirait, elle se jetterait sous les voitures, les bus, et les cars de tourisme qui feraient visiter la ville à des étrangers éblouis par le soleil levant. Ensuite, elle descendrait les escaliers du métro, elle se glisserait sous la première rame venue. Vers midi, elle découvrirait qu'elle n'avait pas quitté son domicile et qu'elle tournait en rond dans le salon, loin des fenêtres qui semblaient la rejeter comme une intruse. Assise sur une chaise, elle pleurerait jusqu'au soir.
En rentrant son mari lui trouverait un regard malicieux qu'il ne lui connaîtrait pas d'habitude. Il lui proposerait un dîner au restaurant en amoureux, une promenadé sur les quais. Elle lui dirait je t'en prie étrangle-moi avec ta ceinture. Il sourirait, lui promettant qu'ils loueraient pour les vacances un chalet au pied d'un glacier. Elle lui dirait jette-moi par terre, donne-moi des coups de pied dans les côtes jusqu'à ce que mon cœur s'échappe par ma bouche comme un crapaud. Il s'aspergerait d'eau de toilette, il se recoifferait, il tapoterait sa veste pour écraser un faux pli.
En réalité il ne serait pas encore rentré, elle se trouverait toujours seule dans l'appartement. Prisonnière de sa chrysalide, elle chercherait à s'anéantir, à bouter sa conscience hors de son cerveau.
Le soir finirait par tomber. Ses enfants arriveraient d'abord, elle aurait une prise de bec avec l'aîné à propos d'un vêtement déchiré. Son mari rentrerait tard, épuisé, il réclamerait un souper rapide. Elle garnirait une assiette d'un reste de la veille, et elle se plaindrait d'être encore plus fatiguée que lui. Elle quitterait la cuisine pour ne pas entendre ses reproches. Dans la nuit, elle se pendrait avec un câble à la balustrade du balconnet de la cuisine. Au matin, son mari la découvrirait tombée du lit et elle prétendrait avoir fait un cauchemar.
Elle passerait le reste de sa vie à chercher la mort. A quatre-vingt-sept ans elle essaierait encore plusieurs fois par semaine de se faire écraser, elle avalerait des saladiers de médicaments, et elle s'ouvrirait les veines dans la foulée. Elle finirait par périr d'un arrêt cardiaque alors qu'elle tenterait de s'étouffer en avalant l'une après l'autre les pages d'un vieil annuaire qu'elle aurait exhumé d'un placard.
Il serait là, elle se laisserait embrasser sur la joue malgré elle. Il lui dirait j'ai toujours adoré les hôtels, et elle se sentirait obligée de l'emmener dans sa chambre. Ils se déshabilleraient chacun dans leur coin, puis ils se comprimeraient dans le petit lit. Elle trouverait son organe pointu, ses doigts rugueux, ses gestes brusques. Il la pénétrerait, elle constaterait en regardant sa montre que les préliminaires n'avaient pas excédé six minutes. Elle arrêterait le coït en cours de route, prétendant n'avoir jamais raffolé du sexe. Il prendrait une douche, elle l'entendrait gémir quand il éjaculerait sous l'eau chaude. Avant de quitter la chambre, il lui enverrait un baiser du bout des lèvres. Elle aurait la certitude de l'avoir contenté, et comme pour se récompenser elle dormirait une demi-heure.
Il viendrait accompagné d'amis, et même de femmes qui la regarderaient avec des yeux pervers. Il arriverait seul, mais elle le sentirait canin, prêt à la mordre. Au contraire il se montrerait patelin, cherchant à atteindre son épiderme, à caresser ses muscles, son os iliaque. Il échouerait dans sa tentative, il s'assiérait à côté d'elle et chercherait à la séduire par la parole. Il serait bègue, elle rirait. Il la frapperait, elle tomberait assommée sur le carrelage.
Le veilleur de nuit s'approcherait, mais il aurait peur d'intervenir. Elle se relèverait en titubant, il s'excuserait pour son geste de colère. Elle ne se souviendrait plus de rien, il profiterait de son hébétude et il l'emmènerait. Il la dénuderait dans une petite chambre perdue au fond d'une cour. Elle se laisserait faire, elle lui dirait d'aller plus vite, de bâcler cette corvée comme dans son enfance elle bâclait les interrogations écrites de géographie. Il la retiendrait après l'amour, fermant la porte à clé, l'égorgeant pour l'empêcher de crier. Il téléphonerait à un ami qui ne voudrait pas l'aider à faire disparaître le corps. Il se constituerait prisonnier. Quinze ans plus tard, il passerait sa première nuit de liberté dans ce même hôtel où il serait venu la cueillir et dont il aurait rêvé pendant toute la durée de sa détention..
Il fallait qu'il vienne. Autrement la nuit serait trop longue, trop plate, elle serait désertique, sans le moindre bouquet d'arbres, la moindre pompe à essence avec une machine à boissons devant laquelle on peut espérer discuter cinq minutes avec n'importe qui. Elle aurait beau secouer le veilleur, il n'accepterait pas de converser avec elle. Et si de nouveaux clients arrivaient, ils avanceraient tête basse et ne répondraient pas à ses questions. Elle monterait se parler devant le petit miroir de sa chambre, mais les mots se dissiperaient sitôt dits. Alors elle marcherait d'un mur à l'autre, et sa vie passée remonterait en elle à gros bouillons.
Elle aurait voulu être enfin neuve, vivre la vie de tous ces gens qui se lèvent chaque matin la mémoire vide, prêts à affronter leur journée en ayant oublié la douleur de la veille.
Elle aurait voulu qu'une femme entre dans l'hôtel. Elle l'aurait suivie jusqu'à sa chambre. Elle serait restée debout dans un coin en silence, la laissant se démaquiller et se mettre au lit. Dès quelle serait endormie, elle s'agenouillerait à côté d'elle et poserait la main sur son épaule. Il lui semblerait alors que la femme tout entière se reformait en elle à sa place, et qu'elle n'était plus que sa peau.
La femme se réveillerait, elle lui demanderait de quitter sa chambre. Jusqu'à présent elle l'avait supportée, maintenant elle voulait passer le reste de la nuit tranquille. Elle comprenait sa mélancolie, elle aussi ne tenait à la vie que par un fil. Mais elle n'était pas solidaire des autres malheureux, elle était seule et elle voulait que jusqu'à la fin rien ne l'encombre.
Elle deviendrait violente, elle lui dirait vous sortez tout de suite ou je vous assomme avec le tiroir de la table de nuit. Elle reposerait sa tête sur l'oreiller, elle lui crierait à nouveau de s'en aller et elle se rendormirait.
Elle resterait encore un peu, à tergiverser dans la pièce, à respirer le parfum que dégagerait le corps de la femme. Puis, elle se sentirait oppressée par ce sommeil étranger qui répandrait son haleine autour d'elle. En partant elle ne fermerait pas la porte, comme si les visiteurs devaient se succéder à son chevet jusqu'au matin.
Elle restait droite, figée, les yeux scrutateurs face à l'espace vide. Derrière son rideau, le veilleur était invisible, on entendait parfois un bruit de tasse posée sur une table. Elle n'avait pas besoin d'attendre, il suffirait qu'elle aille surprendre celui-là dans son antre. Elle refuserait de boire son café, elle se laisserait serrer tout de suite contre le mur en se mordant les lèvres comme pour s'empêcher de crier durant une petite incision. Ensuite, elle reprendrait sa place dans le hall.
Quand il arriverait, elle lui dirait au revoir, je vais me coucher, je suis désolée de vous avoir dérangé pour rien. Elle monterait se barricader, il frapperait en vain. Il louerait une chambre contiguë, à travers la cloison il lui crierait des imprécations toute la nuit. Le lendemain, il guetterait sa sortie, l'attraperait, ne la quitterait pas de la journée, l'attendant même à la porte des toilettes et gardant une de ses mains prisonnière quand elle utiliserait l'autre pour manger. Il lui dirait qu'il l'aimait, elle protesterait, lui déniant le droit d'éprouver le moindre sentiment pour elle. Il l'enfermerait dans un coffre étroit comme un cercueil, elle serait nourrie par un orifice qui permettrait tout juste à une paille de se faufiler jusqu'à ses lèvres. Il la transporterait partout avec lui comme un gros bagage oblong qu'il n'ouvrirait jamais de crainte que le contenu s'en échappe. Elle mourrait au bout de quelques jours. Il l'abandonnerait chez des amis qui alerteraient la police. Il s'éteindrait en prison deux ans plus tard, la tête fracassée par un gardien qu'il aurait poussé à bout.
Le veilleur a fait une apparition. Il s'est promené dans le hall, ne s'intéressant qu'à ses souliers où scintillaient les lumières à chacun de ses pas. Elle aurait voulu prendre sa place, en échange d'un salaire attendre chaque nuit dans cet espace clos. Elle aurait recompté la caisse comme une gamine qui joue à la marchande, elle serait montée visiter les chambres vides et s'allonger au hasard des lits. Quand elle redescendrait, elle s'apercevrait que le hall avait été saccagé, la caisse fracturée. Elle s'enfuirait dans la ville. L'année suivante, son corps tombé de haut, brisé, anonyme, serait incinéré dans un nouveau crématorium dont elle serait la première recrue.
Elle est remontée dans sa chambre. Elle n'ouvrirait pas la fenêtre, elle n'éclaterait pas sur le trottoir. Elle essayait de contenir son cerveau afin qu'il ne se souvienne plus, qu'il n'imagine rien, qu'il devienne un fossile aux cellules minéralisées depuis plusieurs millions d'années. Elle sentait pourtant un homme se former en elle, et lui apparaître peu à peu avec ses problèmes de peau et son travail où il essayait sans succès de nouer des relations avec des clients, des collègues, des secrétaires au visage poisseux de fard. Son seul rapport avec une matière différente de la chair qui le constituait était celui qu'il entretenait avec les aliments. La nourriture lui semblait chaleureuse, bienveillante, elle le pénétrait comme une amie compatissante qui aurait voulu se nicher au creux de son estomac. Il était navré quand au terme de la digestion il était contraint de s'en séparer.
Elle ne voulait plus entendre parler de ce maniaque. Elle parvenait à l'oublier, puis il lui apparaissait à nouveau comme un djinn. Il était accompagné d'une foule composite qui le suivait en se traînant ou en caracolant devant lui comme des chevaux. Elle quittait la chambre, elle s'asseyait dans le hall. Elle appelait le veilleur, il sortait de son réduit. Elle lui disait j'attends quelqu'un, il toussait. Elle tournait autour de lui, il se repliait derrière le rideau. Elle regrettait de n'être pas chez elle, même seule assise sur son canapé devant le téléviseur. Si elle s'était trop ennuyée, elle aurait grimpé sur l'escabeau pour capturer une ombre qu'elle aurait prise pour un insecte immobile dans un angle du plafond. Et puis, elle autait peut-être entendu sonner quelqu'un qui se serait trompé d'étage et lui aurait souri en s'excusant. D'autres se seraient succédé, certains auraient échangé quelques mots avec elle avant de reprendre l'ascenseur.
Elle était aussi bien dans cet hôtel. Elle avait la sensation agréable de ne se trouver nulle part, de ne plus subir le poids des pièces de son appartement chargées d'elle, de son angoisse, de sa mémoire collante et lourde. Elle s'est assise, son regard a balayé la pièce avec l'obstination d'une caméra de surveillance. Elle aurait voulu que surgisse un couple, ou plusieurs individus isolés, et que peu à peu le hall se remplisse à ras bord d'êtres humains.
Il ne se passait rien, et le veilleur restait derrière son rideau. En elle se formaient des cohortes de personnes indifférenciables, elle se sentait pareille à un pays envahi, avec ses réfugiés qui fuient dans tous les sens la peur au ventre.
Le rideau bougeait, mais le veilleur ne faisait pas son apparition. Elle traversait le hall, elle ouvrait la porte, elle marchait sur le trottoir. Si elle le voyait arriver elle se cacherait sous un porche, elle attendrait qu'il ressorte bredouille, qu'il disparaisse furieux. Elle rentrerait chez elle se coucher, oubliant cette nuit absurde qui ne lui aurait pas apporté la moindre joie.
Le veilleur avait refermé la porte. Elle a frappé, il est venu lui ouvrir. Elle lui a demandé s'il ne s'ennuyait pas un peu, surtout vers le matin. Il ne lui a pas répondu, il est retourné dans son réduit. Elle se demandait où il allait quand il avait fini son travail, s'il avait une affreuse chambre de célibataire, ou s'il vivait avec une femme, un homme, des enfants, ou seulement un animal roublard qui le menait par le bout du nez. Elle aurait voulu qu'il bavarde, s'il lui avait raconté sa vie elle ne lui aurait rien caché de la sienne, il aurait pu rire de ses ridicules comme se repaître de ses habitudes les plus intimes.
Elle regardait la rue, elle recommençait à lui parler. Elle voulait juste savoîr à quel étage il habitait, et si ce travail le rendait heureux. Il se levait peut-être dans la nuit pour uriner, et au réveil il entrouvrait sa fenêtre pour prendre des goulées d'air frais. Son téléphone sonnait une ou deux fois par an, et on ne venait jamais le voir. Chaque mois, il visitait une tante qui lui glissait une petite somme d'argent dans la poche de son éternel manteau prune. Mais il avait pour projet de couper les ponts avec elle afin d'être absolument seul et de pouvoir juger au bout de quelques mois si ce nouvel état lui plaisait.
Il se ferait même renvoyer volontairement de l'hôtel, il ne chercherait pas d'autre travail. Il resterait des journées entières dans sa chambre, et il s'apercevrait qu'il n'avait aucune vie intérieure. Les rares moments où il parviendrait à quitter l'état d'ennui perpétuel dans lequel il se trouverait plongé, c'est qu'il dormirait ou mangerait l'un des trois morceaux de pain dont il se nourrirait chaque jour. Il chercherait à penser, fixant le néon au-dessus du lavabo, l'armoire bancale, ou le motif du papier peint représentant des chevaux. Il mélangerait ces éléments dans sa tête sans rien obtenir du tout.
Il souffrirait d'une rage de dents, mais la douleur ne produirait qu'un phénomène marginal dans son cerveau qui n'embraserait pas assez de neurones pour faire naître une réflexion. Il penserait mettre fin à ses jours, et grâce au stress des derniers instants pousser son intelligence dans ses retranchements ultimes. Mais tout compte fait il préférerait prendre un nouvel emploi de veilleur de nuit. Il resterait des heures entières dans le clair-obscur, assis sur un inconfortable fauteuil en skaï noir. La réalité rebondirait sur son regard et son ouïe, et l'intérieur de sa tête serait vide comme si on venait à peine de la fabriquer. Il ne répondrait même plus aux clients qui lui demanderaient une chambre ou viendraient se plaindre d'une fuite. On le congédierait. À l'occasion d'une fête populaire, il mourrait cinq ans plus tard piétiné par la foule.
Elle remontait dans sa chambre. Elle se mettait au lit. Elle se demandait s'il existait un bonheur adapté à son cas. Elle se relevait, elle prenait une douche, se séchait à peine et retournait sous le drap. Elle avait froid, elle se roulait en boule devant le radiateur. Elle avait envie de redescendre et de courir dans la rue sans aucun vêtement pour voir si quelqu'un lui proposait un peignoir et une boisson chaude. Elle se redressait, elle finissait de se sécher. Quand elle est apparue à nouveau dans le hall, le veilleur discutait avec une vieille femme qui insistait pour obtenir une chambre. Il lui a proposé de somnoler là sur une chaise, il tamiserait les lumières afin qu'elle ne soit pas éblouie. Elle a refusé, elle préférait encore marcher toute la nuit plutôt que d'attraper une lombalgie. Il a disparu derrière le rideau sans lui dire au revoir. Elle a quitté l'hôtel en soupirant, chargée d'un sac d'où sortait la tête d'un chien de manchon.
Elle aurait dû la retenir. La femme lui aurait dit je cherche un endroit paisible pour mettre fin à mes jours, j'étoufferai mon chien avant pour qu'il ne souffre pas de mon absence, je ne peux pas me suicider chez moi, trop de choses me rappellent mon mari, mes enfants, la vie de famille que nous menions tous ensemble, bien sûr je pourrais continuer à vivre quelques années encore, mais je préfère devancer l'appel, avec l'âge la vie devient une véritable maladie dont chaque jour est un symptôme supplémentaire. Elle lui proposerait son petit appartement, elles s'y rendraient en taxi. Le chien serait si petit qu'elle le noierait dans une cuvette, puis elle sortirait de son sac un comprimé rouge qu'elle avalerait avec un peu d'alcool contenu dans une flasque en métal doré. Après avoir poussé un cri, elle tomberait morte sur le tapis.
Elle s'obligeait à rester assise dans le hall. Elle se sentait en présence d'une réalité à laquelle il lui fallait s'accrocher jusqu'au matin sous peine de perdre pied, de sombrer au plus profond d'elle et de souffrir davantage. Elle regardait le petit téléphone blanc sur le comptoir, elle aurait voulu l'entendre sonner pour que le veilleur vienne répondre. Elle entendrait sa voix, elle constaterait qu'il ne s'agissait pas d'un personnage qu'elle avait inventé cette nuit avec toute cette multitude qui l'avait traversée comme une rue.
Elle regardait le plafond, elle se trouvait moins réelle que les ampoules des spots. Elle ne pouvait espérer survivre qu'en s'arc-boutant aux objets et aux gens indubitables. Elle devait refuser d'imaginer qu'il existait peut-être quelque part une quinquagénaire, avec quatre enfants, habitant un pavillon entouré d'un collier de végétation, avec un portail repeint en vert chaque printemps par son mari qu'un travail accablant rendait chaque année plus abruti.
Elle s'est levée, elle a marché de long en large dans le hall. Elle faisait des efforts pour refouler cette femme, mais une autre luttait pour prendre sa place. Elle était célibataire, choriste, mais un physique bancal l'empêchait de devenir chanteuse. Chaque soir en rentrant, elle avait une crise de larmes, puis elle s'ouvrait une veine au-dessus du bac à douche. Quand elle se sentait prête à s'évanouir, elle comprimait la plaie avec de la gaze et du sparadrap. Le matin au réveil elle pleurait encore un peu, et elle prenait un copieux petit-déjeuner pour compenser la perte de sang de la veille. Elle ne se trouvait pas déséquilibrée, elle considérait son hémorragie quotidienne comme une soupape nécessaire. Elle en parlait parfois à des amies qui ne la détrompaient en aucune façon.
Un jour d'hiver, une extinction de voix l’a empêchée de participer à un spectacle. Elle s'esi entaillé profondément bras et jambes, sa colère était à ce point démesurée qu'elle n'a pas senti la douleur. Elle est morte. Les traces de sang ont été lessivées avant la réfection des peintures, des sols, et le remplacement de plusieurs vitres qui s'étaient fendues un jour de vent alors que plusieurs fenêtres étaient restées ouvertes pour rafraîchir l'atmosphère étouffante d'un mois d'août.
Elle s'est assise à nouveau, essayant de fixer le porte-parapluies en face d'elle. Elle aurait voulu que pareil à des serres son regard ne lâche jamais la réalité, comme si elle était une proie indispensable à sa survie.
Elle entendait le veilleur manipuler une casserole sur son réchaud. Il allait peut-être venir lui dire d'aller se coucher au lieu de rester à moitié courbée sur une chaise. Elle monterait à sa chambre, mais elle ne ferait que s'asseoir sur le lit. Elle laisserait la lumière allumée, elle se sentirait heureuse. Dorénavant elle profiterait de son temps de vie, à chaque instant elle convoquerait le bonheur. L'angoisse ne serait plus qu'un souvenir carbonisé dont l'oubli évacuerait la suie petit à petit. Elle marcherait du matin au soir émerveillée dans les rues pleines de foule. Elle passerait la nuit assise sur un tabouret dans sa cuisine, et la blancheur des murs suffirait à illuminer sa veille. Pourtant elle périrait en s'enfonçant un couteau dans l'œil. On la retrouverait six semaines plus tard le visage recouvert d'une croûte de sang aux reflets vert-de-gris.
Sa mère lui en voudrait d'avoir attenté à ses jours, elle refuserait d'aller la voir à la morgue. Elle déchirerait ses photos, et mettrait en pièces une vieille poupée que sa fille avait traînée toute son enfance et qu'elle gardait jusqu'alors comme une relique. Le jour de son incinération, elle organiserait une petite fête dans son appartement exigu. Ses invités seraient choqués par sa haine. Elle regretterait même de ne pas l'avoir battue quand elle était gamine, et bouclée adolescente dans un placard à balais. Elle lui reprocherait cette façon inadmissible de fausser compagnie, de laisser les autres se débattre. Elle aurait voulu pouvoir se venger, lui infliger un demisiècle de vie obligatoire et sûre. Elle lui souhaiterait même la vie éternelle qui l'aurait soustraite pour toujours au repos, au mol oreiller du cercueil, à la fraîcheur de la tombe. Elle vivrait encore seize années, et jusqu'au bout elle ne pourrait se résoudre à lui pardonner. Les derniers temps elle se convertirait même à une religion qui lui promettrait l'au-delà, afin de pouvoir la traquer tout au long de l'éternité et lui faire expier son suicide à jamais. Elle mourrait en été, sa gardienne assisterait à son enterrement. Malgré les promesses qu'on lui aurait faites, sa mort ne déboucherait sur rien, et les retrouvailles avec sa fille n'auraient par conséquent jamais lieu.
Le veilleur ne faisait plus aucun bruit, il s'était peut-être endormi. Elle avait envie d'aller le voir, juste pour prendre acte de son sommeil. De toute façon, au matin il serait épuisé et il passerait une partie de la journée à dormir. Il se réveillerait en début d'après-midi, il se taperait deux ou trois fois le front contre la cloison pour être certain qu'il était bien en train d'exister. Il sortirait, silhouette rapide dans la foule plus lente à s'écouler entre les façades et la chaussée. Il ignorerait tout de son itinéraire, il échouerait parfois au fond d'une impasse et il ferait demi-tour pour s'en échapper. Il verrait l'heure dans la vitrine d'un bijoutier, il n'aurait plus qu'une vingtaine de minutes pour prendre son poste à l'hôtel. Il se mettrait à courir, il monterait dans un bus. Il demanderait son chemin au conducteur, il descendrait à l'arrêt suivant. Il marcherait, il n'aurait que cinq minutes de retard. Trente années après il accomplirait toujours le même travail, il resterait trois jours à la retraite, puis il mourrait. Il ne laisserait derrière lui ni amis, ni famille, ses meubles et ses effets iraient à la décharge, son logement serait blanchi et permettrait aux habitants de l'immeuble de disposer d'un local à vélos. Alors qu'il serait décédé depuis quinze jours, son nom serait prononcé une dernière fois par une employée d'administration qui le verrait apparaître sur son écran au milieu d'une liste d'autres fichiers obsolètes.
Elle essayait de tout immobiliser dans son cerveau, qu'aucune pensée ne vibre, aucun souvenir. Elle s'est levée, elle a senti ses neurones surexcités communiquer entre eux comme des commères. Elle a marché dans le hall, elle s'est approchée du comptoir. Elle a appelé le veilleur, elle lui a dit je me sens mal. Il lui a proposé d'appeler un médecin, elle lui a demandé un verre d'eau. Il lui a dit de remonter s'hydrater dans sa chambre.
Sa tête lui semblait lourde et grouillante. Elle est retournée s'asseoir sur la chaise. Elle avait à l'esprit la vie de tous les gens qui habitaient l'hôtel cette nuit-là, et celle de ceux qui peuplaient la rue, la ville, il lui semblait même que l'humanité entière l'habitait comme les milliards de cellules d'une maladie mortelle. Elle avait l'impression de détenir l'ensemble du passé et des sentiments qui constituaient les êtres vivant actuellement sur la planète, et ceux qui étaient morts, ceux qui vivraient bientôt, un jour, tant qu'il y aurait une forme de vie anthropomorphe.
Elle se sentait le réceptacle de l'histoire de tous ces gens, elle aurait pu raconter cette femme devenue aveugle à la suite d'un accident de voiture, et sortie quinze jours plus tard de l'hôpital au bras de son mari qui la laisserait tomber l'année suivante pour aller s'établir en célibataire dans une petite ville voisine. Elle vivrait d'une pension que lui verseraient les assurances, elle serait plus vive et plus gaie qu'avant. On aurait dit que la perte d'un sens l'avait mise définitivement de bonne humeur, et que le départ de son mari avait achevé de la rendre heureuse. Ses amies aimeraient lui rendre visite, elles ressortiraient de chez elle énergiques, prêtes à affronter leurs problèmes de couple ou d'isolement, et à lutter pour obtenir de la société une vie meilleure.
Quand elle serait seule, elle enregistrerait ses souvenirs pour le seul plaisir de pouvoir les réécouter avant de s'endormir. La cécité l'empêcherait de s'évaporer, de contempler l'aspect visuel de la réalité, avec ses angles, ses courbes, ses lumières, ses couleurs mortes, vives, ou vulgaires comme des jurons. Elle rêverait parfois qu'elle devenait sourde, débarrassée ainsi des bruits, des voix, de toutes ces superfluités qui se frayaient un passage jusqu'au cerveau et contribuaient à le rendre pesant, apathique, comme ensablé sous les informations. La surdité ne lui viendrait qu'avec la mort, au terme d'une vie longue et joyeuse, pareille à une enfance rêvée.