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Il lui a demandé pourquoi ils ne monteraient pas ensemble dans sa chambre. Elle lui a dit qu'elle ne voulait pas coucher avec lui.
– Je suis trop fatiguée.
Il a essayé de l'embrasser, elle ne s'est pas laissé faire.
– Je voulais juste discuter un moment avec vous.
Il s'est en allé mécontent.
Elle s'est sentie très seule après son départ. Maintenant pour se distraire elle allait regarder autour d'elle, écouter les bruits, et même renifler les émanations de détergent qui pouvaient subsister dans l'air depuis que l'hôtel avait été nettoyé. Elle allait même chercher les petits dessins au crayon noir que les clients avaient pu tracer dans les coins pour passer le temps.
Elle pouvait aussi rester là, à regarder le peu qui se déroulait autour d'elle. Le veilleur de nuit était sorti de son antre, il était assis, il la scrutait en feuilletant un journal. Il n'osait pas lui adresser la parole, elle lui a demandé s'il voulait quelque chose.
– Non.
Elle est remontée dans sa chambre, elle s'est couchée. Elle a cherché le sommeil en vain. Elle a rallumé la lumière, elle s'est assise dans le lit.
Elle avait conscience de se trouver perdue dans un grand décor dont la chambre et l'hôtel étaient des détails. Elle n'était plus réelle depuis longtemps, au fil du temps elle avait perdu son poids, son épaisseur de femme. Elle avait dans la tête une pensée artificielle qui analysait avec la froideur du verre, de l'acier, ou se bornait même à demeurer vide, dans l'obscurité, comme une boîte avec son couvercle.
Elle a ouvert la fenêtre. Il y avait du bruit et des gens éméchés qui élevaient la voix. Elle a reculé jusqu'à la douche, elle s'est regardée dans le petit miroir. Elle enviait les gens dont la propre image était une distraction.
Elle a pensé qu'elle serait mieux au chaud. Elle s'est remise au lit. Elle a éteint la lumière. Elle n'avait pas sommeil, pour s'occuper elle a décidé de penser au hall de l'hôtel, comme si ses yeux étaient restés en bas et l'observaient. Elle croyait voir deux personnes qui se tenaient la main. Le gardien de nuit leur parlait, mais ils desserraient à peine les dents pour lui répondre. La porte était ouverte sur la rue, un clochard entrait demander une pièce.
Elle n'aimait pas les astres, elle aurait préféré se dire qu'elle vivait sur une structure plate éclairée comme un théâtre par des lumières dont on remplaçait parfois les ampoules. La lune qui passait en face de la fenêtre l'attristait, elle sentait les larmes lui monter aux yeux. Elle n'aimait pas ces espèces de veines bleues qui la parcouraient, lui donnant l'aspect de la chair humaine quand elle est glabre et blanche.
Elle a fermé les yeux pour ne plus la voir, puis elle a tiré le rideau. Elle passait encore un peu à travers, comme une lueur. Elle s'est glissée sous la couverture, elle ne voyait plus rien. Elle allait s'endormir, elle ne ferait pas de rêve, elle se traînerait dans un long tuyau obscur dont elle ressortirait au réveil indemne.
Elle n'est pas arrivée à s'endormir. La lune n'était plus là. Il était à peine deux heures. Elle n'allait pas passer la nuit toute seule. Elle avait besoin d'une âme en peine pour lui tenir compagnie.
Elle est descendue téléphoner. La cabine était libre, elle a réveillé une amie.
– Viens tout de suite.
– Pourquoi?
– Je suis en danger.
Elle lui a donné l'adresse. Elle a raccroché. Elle ne savait pas ce qu'elle lui dirait, en désespoir de cause elle lui proposerait peut-être de partager son lit pour passer le reste de la nuit, endormies parallèlement comme des jumelles.
Elle s'est assise dans un coin. Le gardien de nuit lui jetait des coups d'œil en même temps qu'à un petit téléviseur placé sous le comptoir. Quand son amie allait arriver, elle lui dirait qu'elle se sentait mal au point de voir un petit rond pâle à chaque fois qu'elle fermait les yeux. Elle était en danger, un danger intérieur contre lequel il lui semblait surhumain de lutter.
Elle lui dirait même que quelqu'un menaçait de l'occire. Elle avait été obligée de fuir son domicile. Il l'avait suivie, il rôdait dans les couloirs et les escaliers. Si la police intervenait, il serait dans un tel état de fureur qu'il la tuerait salement au couteau, sans même lui faire l'honneur d'un coup de revolver.
– Tu ne me crois pas?
– Si.
Elle l'abandonnerait pourtant à sa détresse.
Elle demanderait au gardien s'il avait du café, il n'aurait plus que du sirop de menthe. Elle trinquerait avec lui.
Elle se refuserait à regarder les détails de son visage, elle ne verrait qu'un ballon de peau bistre, floue, avec comme des oreilles saillantes de chaque côté. Il serait peut-être brun, roux, elle ne voudrait rien savoir de cette personne avec qui elle rêverait de ne jamais se retrouver main dans la main au fond d'un lit.
Il lui parlerait lentement, avec douceur, comme à un chien ou à une vieille parente qu'on ne visite qu'à l'occasion d'une maladie grave. Il essaierait d'avoir son avis à propos d'une chemise, il la lui montrerait dans un catalogue de vente par correspondance. Elle s'intéresserait à une jupe beige, à des verres en faux cristal. Il ferait semblant d'aimer un modèle de gobelet à cannelures, il en noterait la référence sur un bout de papier.
Elle irait regarder la rue à travers la porte, il ne se passerait rien. Elle garderait l'espoir que son amie revienne et s'excuse pour sa brusquerie. Elle lui proposerait même de finir la nuit chez elle dans l'appentis où son mari dormait quand ils s'étaient disputés. Elles partiraient toutes les deux, elles boiraient un thé en arrivant. Elles discuteraient, elle l'écouterait se plaindre d'avoir été ce spermatozoïde survivant, au lieu de tous ces autres qui étaient tombés dans l'oubli. Elle lui dirait que ses cellules n'acceptaient pas le statu quo que représentait l'existence, que chaque instant était une torture.
– Tu comprends?
– Pas bien.
Elle lui expliquerait que la vie ne plaisait pas à tout le monde, que certains en étaient dégoûtés comme d'une nourriture écœurante. Elle n'était pas obligée d'avoir honte de ce sentiment, elle pouvait le lui jeter au visage pour la réveiller de sa torpeur.
– Arrête de m'engueuler.
– Tu en as besoin.
Il fallait qu'elle la secoue, elle ne voulait plus avoir pour amie une imbécile au bonheur sournois. Elle se rappelait de ces soirées chez elle, avec son époux toujours souriant comme s'il voulait vous vendre la vie. Et puis sa gamine trop gaie, trop rose, trop intelligente, avec le haut de son crâne qui s'évasait comme un cône. Elle aurait voulu qu'ils tombent tous malades, qu'un virus les mate. Une fois guéris ils n'auraient plus dans les yeux ces insupportables petites étoiles irradiantes, ils resteraient dans un coin, lampes éteintes, paquets d'air que personne ne remarquerait.
Son amie lui dirait tu as vu, on dirait qu'il fait déjà jour. Elle ouvrirait les volets et découvrirait un beau soleil à la place du mauvais temps crasseux de cet hiver.
– Si on sortait?
Elle la regarderait avec un peu d'apathie.
– On prendrait le petit-déjeuner sur une terrasse.
Elle acquiescerait. Elles croiseraient le mari en pyjama dans le couloir, ahuri de sommeil il les saluerait à peine. La ville serait encore dépeuplée et l'auto la traverserait de part en part comme une voie privée. Elles s'installeraient à un guéridon en marbre posé en plein soleil sur un trottoir. Elles commanderaient du café, des tartines, et peu à peu elles en viendraient à boire du vin chaud, des apéritifs un peu douceâtres. Elles se mettraient à rire du serveur, des tables, de leurs pieds qui leur sembleraient s'agiter comme des lutins. Elles se lèveraient, danseraient entre elles, tomberaient. On les emmènerait vomir aux toilettes, puis on les chasserait de l'établissement.
Elle regagnerait l'hôtel. Elle se sentirait brûlante, sans avoir pour autant envie d'un homme, ni de rien. Elle resterait allongée sur son lit, prenant parfois des douches tièdes, ou restant des heures debout contre le mur, le regard fixe. Le soir elle serait épuisée, elle mangerait un sandwich au coin de la rue sans répondre aux avances d'un homme en blouson de cuir, séduisant, à peine blanchi par la trentaine. Elle remonterait se coucher avant huit heures, elle dormirait jusqu'au lendemain.
Une semaine plus tard, elle se demanderait au cours d'une nuit d'insomnie comment faire pour se suicider sans mourir, pour éviter la vie sans subir cette épreuve supplémentaire.
Elle ne voulait pas rester toute la nuit dans cet endroit minable. Il était déjà trois heures du matin, il lui semblait qu'on l'avait accouchée sur ce fauteuil en plastique et qu'on l'enterrerait un jour sous la moquette. Elle s'est levée, elle est remontée dans sa chambre. Elle a somnolé sur le lit. Derrière la porte il y avait un petit couloir, aux plinthes bleues, aux murs blancs, et son avenir descendait par l'escalier jusqu'à la rue.
On a frappé. Elle a ouvert. Son amie était là. Elle lui a dit de s'asseoir sur la chaise, mais elle n'avait pas envie de lui parler. Elle menait une existence trop différente de la sienne, elles ne se comprendraient jamais. Elle lui a demandé de rentrer chez elle tout de suite.
– Je croyais que tu étais en danger?
Sans un mot, par quelques gestes distants elle l'a mise dehors. Elle n'a pas protesté, elle s'est laissé expulser en douceur, comme si elle était déjà en train de se rendormir chez elle, près de son mari tiède comme une grosse bouillotte. Le lendemain elle se souviendrait de cet épisode nocturne, elle essaierait en vain de la joindre. Elle s'inquiéterait, en même temps elle se dirait qu'elle avait toujours été un peu fantasque. À leur prochaine rencontre, elle essaierait de savoir ce qui lui avait pris.
– Rien.
– Tu vas mal.
Elles se quitteraient en mauvais termes. Elles ne se reverraient que trois ans plus tard à un mariage. Elle aurait divorcé depuis quelques mois, ce weekend l'enfant serait avec son père. Elle l'inviterait à passer quelques jours dans la villa que sa famille possédait au bord de la mer et qui était vide les trois quarts de l'année.