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– Je suis très heureuse.
– Tu viendras avec ton ami.
– Je vis seule depuis des années.
Elles boiraient des coupes de champagne, le ton monterait, elles se quitteraient fâchées. L'année suivante elles se croiseraient par hasard dans un grand magasin, elles ne s'arrêteraient même pas pour se dire bonjour. Elles n'auraient plus l'occasion de se rencontrer par la suite.
Elle s'est endormie. Malgré le rideau, à son réveil la chambre était dans la lumière. Le bruit de la rue faisait vibrer les vitres, la table de chevet semblait tressauter. Il était dix heures du matin. Elle s'est remémoré les petits événements de la nuit, elle aurait aimé qu'ils figurent plutôt dans la vie d'une autre.
Elle a pris une douche, elle s'est maquillée. Elle ne se trouvait pas jolie, elle avait les yeux cernés. Au fur et à mesure que la journée s'écoulerait, elle ne voulait pas tomber encore dans son estime. Elle éviterait de se mépriser, elle avait autant de valeur qu'une petite œuvre d'art ou une maison de campagne sans tennis.
Elle a quitté la chambre. Elle est descendue. Elle a réglé le prix de la nuit au réceptionniste. Elle est sortie. Le soleil l'éblouissait. Elle était perdue. Une femme l'a bousculée, quelqu'un qu'elle n'a pas vu l'a rudoyée parce qu'elle encombrait le passage. On aurait dit que la rue était plus étroite que la veille, elle avait envie de lever les bras pour occuper moins de place. Et puis elle a été prise du besoin irrépressible de fuir la lumière.
Elle a couru malgré la foule des trottoirs qui ralentissait sa progression. Elle a débouché dans une rue serrée entre deux immeubles. À une cinquantaine de mètres elle a distingué une bouche de métro, l'aluminium de sa structure scintillait comme du diamant. Elle a pris son élan, elle s'est engouffrée en tenant des deux mains sa poitrine comme si elle courait trop vite pour le rythme de son cœur. Elle a changé plusieurs fois de ligne, elle s'est promenée dans une galerie marchande dont presque tous les emplacements étaient inoccupés. Il y avait juste un marchand de vêtements qui soldait son stock.
Elle se sentait bien dans cet univers fatigué, à bout de force, où on n'était pas à tout moment sur la brèche d'une espérance. Elle voulait se reposer ici des années, la jeunesse était un poids trop lourd sur ses épaules. Elle n'avait pas l'ambition de réussir sa vie, elle acceptait de se laisser décomposer comme un bouquet de fleurs oublié sur un coin de cheminée dans un vase rempli d'eau croupie. Elle supporterait une existence sans euphorie, elle était prête à se contenter d'une coulée morne où l'un après l'autre les jours lui feraient une carapace imperméable à la douleur.
Elle a marché de long en large, l'air était tiède, des haut-parleurs diffusaient encore de la musique et des incitations à l’achat. De temps en temps quelqu'un apparaissait, tournait en rond quelques secondes, puis s'en allait rejoindre la partie vive de la station. Un type l'a abordée, elle a eu du mal à s'en défaire. Quand elle a repris sa promenade dans la galerie déshéritée elle a senti tout de suite que le charme était rompu, et qu'elle ne pouvait pas rester ici davantage.
Elle est revenue vers les couloirs, cherchant une ligne qui desserve les environs de son domicile. Elle est montée dans une rame. Le wagon était désert, elle a pu s'asseoir et allonger ses jambes sur la banquette d'en face. Elle s'est endormie, laissant passer la station où elle aurait dû descendre. Elle n'est arrivée chez elle qu'à midi trente. Il y avait une lettre désagréable dans la boîte, on menaçait de lui couper l'électricité. Elle vivrait à la lueur des lampes de poche, mangeant de la nourriture conservée sur le rebord de la fenêtre. Ce serait une vie nouvelle où elle connaîtrait enfin une sérénité qui drainerait ses angoisses, sa mélancolie, et elle serait parfois aussi joyeuse que les gens de bonne humeur dont elle remarquait le grand sourire qui faisait saillie dans la foule.
Elle est entrée dans son appartement. Le soleil éclairait les assiettes sales, les verres oubliés sur les tables et les bras des fauteuils. Il y avait aussi de la poussière et des taches. Elle connaissait un garçon qui par gentillesse nettoyait l'appartement à l'occasion de chacune de ses visites, mais si elle avait fait appel à lui elle aurait dû le payer d'une étreinte ou au moins d'une manifestation de tendresse pour le consoler de n'avoir rien eu.
De temps en temps, elle recourait aux services d'une société de nettoyage. Elle l'a appelée. On lui a promis une femme de ménage dans l'heure qui suivait. Elle a raccroché, elle l'imaginait déjà. Elle la regarderait déplacer les objets, donner des coups d'éponge, se servir de l'aspirateur. À certains moments, elle lui dirait d'empiler les journaux, de passer un chiffon sur une poignée de porte. Elle aurait l'impression de se regarder agir, d'exercer une action sur la matière sans avoir besoin de peser sur elle.
La femme est arrivée trempée, elle lui a dit qu'un orage venait de claquer au-dessus de la ville. Elle avait eu peur des éclairs, craignant d'être brûlée vive. Elle avait cherché à s'abriter, mais par crainte d'être inondés, tous les magasins, tous les cafés avaient fermé. Elle s'était mise sous un balcon où les trombes d'eau l'avaient encore mieux douchée qu'à l'air libre. Le cataclysme terminé, elle avait voulu rentrer se changer, mais en définitive plutôt que de s'asseoir complètement trempée dans un autobus elle avait préféré continuer à pied les quelques centaines de mètres qui la séparaient d'ici.
– Je n'ai rien entendu.
– Où vous étiez?
– Je n'ai pas bougé.
Elle lui a demandé un séchoir et elle s'est enfermée un moment dans la salle de bains. Quand elle a rouvert la porte tous ses vêtements étaient étendus sur le fil de nylon au-dessus de la baignoire. Elle n'avait plus sur elle qu'un soutien-gorge et une culotte bleus. Elle a trouvé son corps mince, avec des courbes agréables.
– Vous auriez un peignoir?
Elle lui a prêté une grande robe de chambre en coton qui lui descendait jusqu'aux pieds.
– Je commence par la chambre?
– Comme vous voulez.
Sous prétexte d'aller faire quelques courses, elle l'a abandonnée à son travail. Il ne pleuvait plus, le soleil faisait des apparitions. À son retour, tout était propre, même le petit rideau de la cuisine avait été savonné et replacé encore humide sur la tringle.
– Vous avez un fer à repasser?
Elle lui a donné aussi la planche qui était rangée dans le placard de l'entrée. La femme a repassé ses vêtements jusqu'à ce qu'ils soient tout à fait secs. Puis elle s'est rhabillée, et elle lui a rendu la robe de chambre.
– Combien je vous dois?
– C'est facile à calculer.
Elle l'a payée.
– Au revoir.
Elle espérait qu'elle n'essuierait pas un deuxième orage.
– À bientôt.
– Non.
La prochaine fois on enverrait sans doute quelqu'un d'autre.
Elle s'est sentie mal. Ce local soudain si propre la rejetait, il lui semblait que l'air qu'il contenait allait l'asphyxier comme un insecticide crève une mouche. Elle a bu plusieurs verres d'eau, elle a ouvert toutes les fenêtres. Le bruit de la rue lui donnait mal à la tête, quand un camion passait elle avait envie de crier plus fort que lui. Elle a pris le téléphone et elle s'est enfermée dans les toilettes qui étaient la seule pièce à peu près silencieuse de l'appartement. Elle a appelé un homme à son bureau, elle avait eu des relations avec lui deux ans plus tôt. Elle lui a dit qu'elle était libre ce soir.
– Tu peux me prendre chez moi.
– Je suis marié depuis septembre.
Il avait eu un enfant, il avait épousé la mère en fin de grossesse. À présent, il passait toutes ses soirées dans le cocon familial.
– Viens vers dix-huit heures.
Il a accepté, à condition de ne l'emmener nulle part et de s'en aller assez tôt pour être rentré chez lui vers vingt heures.
– D'accord.
Il a raccroché. Puis elle a appelé un type dont elle ne parvenait pas à se remémorer le visage, mais son numéro ne répondait pas. Elle a quitté les toilettes, elle est sortie de chez elle. En passant devant une boutique, elle a eu envie d'une robe. Avec toutes ces paillettes sur le col elle ne la porterait jamais. On la lui mettrait dans un grand sac en papier kraft, elle en serait encombrée, elle l'abandonnerait au pied d'une corbeille publique.
Un rayon de soleil rebondissait sur tous les pare-brise. Elle s'est dit que la lumière allait la dorer, lui donner la mine resplendissante d'une jeune femme sereine, au bonheur solide comme du métal. Elle était faite pour s'extraire de temps en temps de la nuit. Elle dodelinait de la tête, souriante, les yeux grands ouverts malgré la clarté, avec l'impression que tout le monde l'admirait sans comprendre comment un phénomène à ce point étrange et merveilleux pouvait se déplacer dans une rue aussi banale.
Elle s'est arrêtée devant une statue équestre. Elle s'est assise sur un banc. Elle se sentait moins exaltée, son existence n'avait plus dans son cerveau qu'une envergure moyenne. Elle acceptait même qu'une vie de famille la mette bientôt au pas, avec toutes ces corvées inhérentes aux reproduits, sans compter la pesanteur du reproducteur qui s'accorde tous les droits sur le corps de sa conjointe à chaque fois qu'il a été émoustillé par une femme croisée dans un train ou dans l'espace confiné d'un ascenseur. Elle réclamait cette punition, qu'on lui retire sa liberté, qu'on l'empêche de partir dans toutes les directions et de se perdre.
Elle était à l'ombre d'un arbre, elle regardait la ville aller et venir. Les voitures et les autobus luisaient, les piétons étaient mats, au-dessus le ciel bleu ne les réfléchissait pas comme un miroir. Rien ne la transperçait, les gens passaient autour de son corps scellé. Elle vivait à sa propre place, elle était sa reproduction intelligente et sensible. Il devait y avoir quelque part l'exemplaire original de ce qu'elle était, une femme en tout point semblable mais authentique, prête à aimer de tout son cœur, sans arrière-pensée, comme font toutes les humaines au moins une fois au cours de leur vie. Alors qu'elle était toujours restée derrière les sombres vitraux de son carmel intérieur, jetant parfois son corps aux hommes, mais ne leur accordant jamais que des sentiments maigres comme des clous, ou pas de sentiments du tout.
Elle pouvait rester là toute la journée, puis s'en aller d'un pas traînant quand la nuit tomberait. Elle aurait la sensation d'avoir perdu son temps, elle en éprouverait du plaisir. Elle achèterait un en-cas empaqueté dans un carton blanc et rouge. Il serait déjà trop tard, le type qui devait passer la voir avait dû la maudire et s'en retourner. Elle rentrerait chez elle s'installer devant le téléviseur avec la nourriture. Quand elle aurait fini de manger, elle se préparerait une tasse de thé. La soirée se prolongerait devant un film, puis à quatre ou cinq reprises elle donnerait des coups de téléphone à des gens absents.
Elle se mettrait au lit. Comme elle ne parviendrait pas à s'endormir elle rallumerait les lumières, la télévision, et ouvrirait le frigo plusieurs fois pour y découper les restes d'un fromage de chèvre. Puis elle irait dans la salle de bains, elle trouverait dans l'armoire un fond de masque de beauté dont elle s'enduirait le visage. Le sommeil ne lui viendrait pas de la nuit.
Elle s'est levée, elle a fait des pas sur le trottoir et elle est parvenue à un autre banc. Elle a marché encore, elle se disait qu'elle n'était pas responsable de ses pas. La ville était un terrain où on la déplaçait. Il n'y avait aucun but à sa démarche, il s'agissait juste de la faire fonctionner. Elle produisait des pas de plus en plus grands, puis de tous petits qui ne la faisaient avancer que d'un centimètre à la fois. Elle s'est rendu compte qu'on la regardait, une femme s'était même immobilisée pour mieux assister au spectacle. Tous ces gens aussi faisaient partie d'une mécanique dont le seul but était d'aller de l'avant, elle aurait pu les prendre à partie et leur dire qu'ils se trouveraient peur-être bientôt dans un état plus grave que le sien.
Elle a traversé la rue. Elle a pensé à son rendez-vous. Elle se disait que si elle prévoyait un petit dîner avec une bouteille de vin frais, elle parviendrait peur-être à lui faire oublier son foyer. Elle en aurait sans doute vite assez de lui, mais d'un autre côté elle se sentirait très humiliée s'il s'en allait dès la dernière goutte de sperme expulsée. Elle voulait qu'il prenne le temps de lui manifester son contentement d'être là, auprès d'elle, loin de son épouse. Il passerait la nuit chez elle, la reprenant au matin avant de partir à sa première réunion de la journée. Le soir elle le trouverait sur son palier en revenant de chez le dentiste, il aurait un cadeau dans la poche de sa veste. Ils feraient l'amour sitôt la porte de l'appartement refermée sur eux. Il éprouverait un plaisir si intense qu'il appellerait sa femme tout de suite après pour la prévenir de leur séparation. Ils passeraient une deuxième nuit ensemble.
Au matin, elle lui demanderait de ne plus revenir la voir. Elle trouverait bizarre ce grand escogriffe avec des yeux au bord des larmes. Quand il serait enfin parti, elle se dirait que la solitude lui convenait mieux que n'importe quelle vie de couple où on croupissait peau contre peau. Elle changerait les draps et désinfecterait les sanitaires.