39434.fb2 Promenade - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 8

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Malgré l'heure tardive, elle monterait visiter un appartement témoin. Mais elle se rendrait compte qu'elle était chez elle, et que cette peinture de mauvais goût était celle de sa salle de bains. Elle se donnerait un coup de brosse dans les cheveux, elle se laverait les mains. Elle aurait envie d'avoir une foi quelconque et que la prière remplace l'ennui.

Elle irait s'asseoir au salon, elle apprécierait le blanc cassé des murs et elle éprouverait un certain plaisir à être assise sur son canapé, en toute sécurité, sans aucun risque de chuter dans une des nombreuses failles qui parsèment la croûte terrestre. Elle savourerait un instant la vie, elle avalerait sa salive à plusieurs reprises pour mieux la sentir descendre en elle. Elle s'approcherait de la petite lampe. Dorénavant, elle fuirait l'obscurité qui l'entourait d'un blindage et l'isolait du reste des humains. Elle se sentirait capable d'affection, elle donnerait en passant des tapes sur le flanc des chiens. Elle parlerait à ses voisins, s'intéressant à la santé de leurs enfants et à celle de leur lave-linge dont un joint fuirait parfois au cours du rinçage. Elle accepterait d'entrer chez eux pour constater la réalité du dommage, elle en profiterait pour leur proposer de venir prendre un verre.

Elle n'aurait rien à leur servir, à part une douzaine d'olives oubliées au fond d'un pot. Au bout de quelques minutes, ils s'en iraient.

Le lendemain elle achèterait des alcools, elle les boirait seule, préférant le silence de sa chambre vide au caquet de toutes ces personnes qui peuplaient l'immeuble. Verre après verre, elle s'apercevrait qu'elle habiterait volontiers une ville dépourvue d'habitants, avec juste un commerce d'alimentation à l'employé muet comme une carpe. Elle n'éprouverait pas le besoin de tousser ou de rire pour meubler son isolement, elle se demanderait même avec une certaine volupté si le reste du globe n'avait pas été cureté des vivants. Mais quand les stocks du commerçant seraient épuisés, la perspective de mourir de faim l'angoisserait. Elle se jetterait du haut d'un château d'eau. L'épicier placerait son cadavre dans le congélateur de sa boutique. Quelques jours plus tard; la solitude absolue finirait par avoir raison de lui. Il se suiciderait à son tour.

Elle est revenue au salon. Elle ne se suiciderait que si elle en éprouvait un désir aussi fort que celui d'un sexe. Alors elle se jucherait sur une hauteur et tomberait à pic comme un oiseau mort.

Elle est allée prendre un chiffon à la cuisine, bien que la femme de ménage soit passée par là elle avait envie de s'attaquer à tous les meubles, même aux vitres, aux radiateurs, aux poignées de portes. Elle voulait occuper ses doigts, son corps, sa conscience, afin de résister à la tentation de changer d'avis, et de se faire un quadruple petit trou dans la poitrine avec une fourchette ou d'avaler un cocktail de détergents qui la ferait sautiller de douleur toute la nuit.

Elle a jeté le chiffon par terre. Elle se sentait joyeuse, c'était une obligation, un devoir, au même titre que de se tenir debout ou de laisser respirer ses poumons. Elle souriait à l'écran de télévision éteint qui la reflétait plus ou moins. Elle se mettait au lit, respirant son odeur sous la couette comme si elle allait la conduire à un secret blockhaus intérieur où elle serait enfin à l'abri de son angoisse. Elle se relevait, elle ouvrait la fenêtre. La rue se découpait nettement, avec la cible du trottoir luisant sous un lampadaire. Elle aurait aimé que des gens sautent avec elle de toutes les fenêtres à la fois.

Elle faisait le tour de l'appartement, comme si elle s'attendait à retrouver quelque part une connaissance oubliée là depuis des lustres avec qui elle aurait pu entamer une conversation. Elle lui aurait dit que depuis une quinzaine de jours elle avait trouvé le bonheur. Elle vivait seule, mais hilare. Un rien suffisait à sa joie, un pigeon sur le capot brûlant d'une voiture, un enfant dans les bras d'une mère au front grêlé, ou simplement le bruit d'une dispute dans l'appartement d'à côté. La nuit, elle n'avait qu'à se coucher pour s'endormir aussitôt et faire un rêve structuré, sonorisé, qui lui procurait un plaisir intense. Au matin, la réalité recommençait, avec toute cette lumière, ces rues nettoyées au jet d'eau, ces gens émerveillés dans les boutiques aux marchandises brillantes, et la bonne humeur sur les visages comme des masques de carnaval. Elle était heureuse de vivre à cette époque précisément, aujourd'hui plutôt qu'hier ou dans vingt-cinq siècles. Les minutes présentes l'exaltaient.

Elle s'apercevait qu'il n'y avait personne. Elle imaginait le bonheur de recevoir jour et nuit un défilé d'amis qui lui dresseraient l'inventaire de leur vie, la faisant rire de leurs déboires. Ils lui raconteraient les scènes qui s'étaient déroulées à leur travail, dans le bus, ou dans la chambre conjugale imprégnée de cette odeur indéfinissable contre laquelle l'aération ne pouvait rien. Certains seraient èlégants comme des perroquets, d'autres porteraient des chaussures trouées et auraient un accent faubourien qu'elle trouverait drôle. Elle s'endormirait au milieu d'une conversation, et à son réveil elle mettrait tout le monde dehors. Mais si elle changeait d'avis, elle n'aurait qu'à rouvrir sa porte pour qu'ils réinvestissent en cohorte l'appartement.

Quand elle en serait lasse à nouveau, elle appellerait la police et ils gagneraient le commissariat menottes aux poignets. On refuserait de l'emmener avec eux, elle resterait assise sur le canapé à respirer l'ennui. Elle aurait des regrets, il ne lui resterait plus personne avec qui échanger des paroles. Elle pourrait parler seule, mais le silence qui s'ensuivrait n'aurait pas le même charme que des mots encore tièdes issus d'un être vivant qui vous donne la réplique.

Elle irait fouiller le placard de la cuisine dans l'espoir de retrouver quelqu'un qui se serait caché là avant l'arrivée des forces de l'ordre. Elle se serait contentée d'un fragment d'humain, une oreille, une bouche et les accessoires indispensables pour les faire fonctionner dans le cadre d'une conversation. Elle lui aurait dit je regrette sincèrement que votre corps soit si réduit, et pourtant je ne suis pas plus heureuse d'occuper un espace plus grand. Vous voulez que je vous porte jusqu'au petit fauteuil du salon, ou vous préférer mariner dans un fond d'eau.

Elle ne trouverait rien, pas même un insecte mort les pattes en l'air derrière le frigo. Elle inspecterait la chambre, il y aurait de la poussière sous l'armoire et elle s'apercevrait que la pendulette n'était pas à l'heure. Si elle avait trouvé un couple dans son lit, elle leur aurait demandé d'attendre un peu avant de partir. Comme ils resteraient figés l'un contre l'autre, elle se déshabillerait et se joindrait à eux afin de rompre la glace. Ils fuiraient son contact, ils chercheraient leurs habits dispersés dans toute la pièce. Ils disparaîtraient sans qu'elle sache jamais comment ils étaient apparus.

Mais le lit serait vide, il porterait seulement l'empreinte un peu morbide de son corps sur le drap vert comme de la mousse. Elle aurait pu lui adresser la parole afin d'en savoir plus sur sa condition de faux pli, alors que d'autres sont une tache de calcaire, ou une coulure de peinture dans l'encadrement d'une porte.

Elle s'est brossé les dents, elle a mis un peu d'eau de toilette dans ses cheveux. Elle aurait aimé se maquiller côte à côte avec une autre femme, échangeant produits et potins. Elle lui aurait raconté qu'elle s'était disputée avec sa mère, et l'autre lui aurait confié son dégoût pour son père qui l'empêchait de fermer la porte de sa chambre alors qu'elle avait déjà des seins.

Aujourd'hui encore, chaque soir avant de s'endormir elle prenait la peine de souhaiter sa mort. D'une manière générale, elle n'aimait pas les parents quels qu'ils soient. Elle n'aurait jamais d'enfant, elle se méfiait même des objets auxquels on s'attachait et qu'on transmettait tout crasseux à sa mort. Elle se plaindrait de la piètre qualité du mascara et du miroir taché d'éclaboussures de dentifrice. Elle lui dirait qu'elle était obligée de s'en aller. Elle ne parviendrait pas à la retenir.

Elle était fatiguée d'imaginer des gens, elle devait se satisfaire de l'air contenu dans les pièces et des meubles qui en faisaient partie. Elle pouvait s'allonger sur son petit tapis, consulter un livre, un vieux cours, ou frapper dans ses mains comme si elle était encore une enfant perdue dans une ronde d'écoliers. La solitude pouvait devenir une activité comme une autre, au même titre que l'entomologie ou la philanthropie. Elle ne s'intéresserait pas aux insectes, elle ne vouerait pas sa vie aux autres, elle se braquerait sur elle-même comme un rayon.

Elle a mouillé son visage, elle l'a frotté avec du savon. Elle l'a douché au-dessus de la baignoire, elle avait envie de raser ses sourcils pour donner l'illusion que ses yeux prenaient lentement la fuite au fond de sa tête. Elle a renoncé à son projet, elle s'est séchée. Elle trouvait absurde d'être là dans ces mètres carrés de salle de bains, et elle s'en est extirpée comme d'un cachot.

La chambre non plus n'était pas grande, mais la fenêtre laissait espérer qu'on pouvait s'accrocher à la façade et osciller en prenant le vertige pour une bouffée d'infini.

Elle retournait dans la salle de bains, elle se voyait dans la glace avec cette folie apparente, répugnante comme une couche de poils. Elle reculait, elle mettait sa tête dans ses mains, la secouant de toutes ses forces. Elle se regardait à nouveau, de loin, et elle voyait une tête ordinaire qu'elle aurait pu promener n'importe où.

Elle refuserait dorénavant de se laisser entraîner par les raisonnements funestes qui l'emmaillotaient. Et quand elle marcherait dans la rue, la foule lui semblerait un ruban continu de personnes anonymes. Elle s'abstiendrait d'imaginer leur existence, leur mode de vie, leur manière abjecte de se moucher au-dessus de la poubelle et de penser parfois au suicide en faisant sauter des crêpes pour leurs neveux.

Elle s'est allongée sur son lit. La rue était un lieu hostile, elle n'y connaissait personne. Elle n'avait pas la moindre chance de rencontrer un exemplaire humain ami, connu, ou simplement déjà croisé sans un mot, un regard, comme un wagon sur une voie parallèle. La solitude était générale, totale, plombée, soudée de toutes parts comme un cercueil de zinc. Elle en faisait partie comme les autres, toute tentative pour entrer en contact avec quiconque se solderait par un imbroglio. Si un homme lui adressait la parole, elle l'éconduirait, et si une femme lui demandait son chemin elle mettrait un doigt sur sa bouche afin de lui signifier qu'elle ne comprenait pas sa langue. Elle sortirait le moins possible, enfermée dans son appartement elle serait à l'abri du flux ininterrompu de la foule sur les trottoirs, et de ces visages qu'elle distinguait malgré elle dodelinant au sommet des corps.

Elle resterait couchée nuit et jour, mais peu à peu une cohue semblable se formerait en elle et les gens lui apparaîtraient avec leurs vies entières qui se déploieraient dans sa conscience, l'empêchant de s'y mouvoir ou d'y faire le vide pour conjurer l'insomnie.

Elle entrerait de plain-pied dans l'existence de ce vieillard au passé étroit comme un couloir, sans autres evenements qu un mariage a vingt ans avec une femme vite morte, des passes expédiées à trois pâtés de maisons de son logement, un avancement vers la quarantaine qui lui aurait permis de partir en vacances plus souvent. Puis, il aurait vécu trois ans avec une employée de bureau qui l'aurait quitté quand elle se serait rendu compte qu'il continuait à fréquenter des prostituées. Pour supporter la rupture il aurait consulté plusieurs voyantes, et il serait mort à soixante-dix-huit ans en vilipendant une gamine qui vomirait dans la cage d'escalier.

Elle aurait aussi dans la tête cette femme opérée à quatorze reprises qui serait si gentille avec ses voisins. Elle leur offrirait des cadeaux, et leur donnerait même un chèque pour envoyer leurs enfants en classe de neige. Elle aurait voulu qu'en retour on lui rende de menus services lorsqu'elle se trouverait dans l'impossibilité de se déplacer. Mais on l'ignorerait, elle serait obligée d'avoir recours à sa gardienne qui lui ferait payer dûment ses sauts de puce dans le quartier.

Entre deux hospitalisations, elle continuerait malgré tout à essayer d'amadouer l'immeuble. Elle organiserait un arbre de Noël dînatoire au cours duquel personne ne s'intéresserait à elle, la laissant servir à boire malgré son poignet rendu tremblant par les remèdes qu'elle ingurgiterait chaque jour. Les enfants courraient dans tous les sens, renversant les meubles, brisant un vase et un plateau de coupes en cristal. Deux semaines plus tard, elle serait opérée à nouveau. Elle quitterait l'hôpital sur une chaise roulante. Matin et soir, un infirmier viendrait lui panser ses moignons. Elle chercherait à lier conversation mais il lui raconterait toujours la même plaisanterie, idiote, obscène, qui la mettrait mal à l'aise et lui donnerait envie de se redresser dans son lit et de le gifler.

Elle aurait toujours ses bras munis de ses mains naturelles qui lui permettraient de manipuler des objets, ou de toucher son corps pour s'assurer qu'il en restait encore un peu. Quand l'infirmier serait parti, la gardienne lui apporterait son repas et lui donnerait des nouvelles de la population des dix-huit autres appartements qui constitueraient la copropriété. Elle aimerait qu'on lui fasse le récit des incidents qui émailleraient la vie difficile de la famille nombreuse du premier étage, et des tentatives de suicide abracadabrantes de la jeune fille du cinquième qui se solderaient toujours par un échec cuisant. Mais la gardienne ne resterait jamais longtemps, et elle n'oserait pas lui proposer un billet supplémentaire pour qu'elle consente à prolonger sa visite.

Alors elle appellerait des artisans pour construire une penderie ou changer ses fenêtres, raboter le parquet, remplacer la porte qui donnerait sur le vestibule. Tandis qu'ils travailleraient, elle leur arracherait une conversation. Certains seraient taciturnes, ils se borneraient à répondre par oui ou par non à toutes ses questions, mais d'autres se montreraient plus bavards, lui narrant leur vie quotidienne, leur dernier séjour à la montagne et les petits drames qui secoueraient leur famille. On lui raconterait même un après-midi d'accouplement au plus chaud du mois d'août pendant que les enfants se trouvaient chez leur grand-mère. Elle rirait quand le vitrier lui décrirait le corps difforme de sa femme qui aurait voulu qu'il l'aime malgré tout, et qui longtemps plus tard mourrait nonagénaire, amincie, sculptée par les années, conservant toutes ses facultés mentales qui lui permettraient d'exercer jusqu'au bout ses arrière-petits-enfants au calcul mental et à l'orthographe, alors qu'il périrait à quarante ans d'une intoxication alimentaire.

Malgré le défilé des artisans, elle ne pourrait oublier complètement ses douleurs. Son état empirerait. Elle continuerait pourtant à vivre chez elle, assistée jour et nuit par des gardes-malades qui se passeraient le relais. Elle leur réclamerait des précisions sur la couleur du carrelage de leur cuisine, leur demandant s'ils prenaient des douches, des bains, s'ils possédaient un lustre, une descendance assortie, et si la fille était plus brillante à l'école que le garçon. Elle voudrait savoir s'ils avaient un balcon, s'ils avaient récemment acheté une boîte à outils.

Tout ce qu'on lui raconterait imbiberait un instant ses cellules, puis s'évaporerait sans lui laisser le moindre souvenir. Elle aurait besoin d'un bavardage continuellement renouvelé, chaque seconde de silence lui donnerait une idée de la mort. Son agonie n'a duré que quelques minutes, mais elle est restée consciente jusqu'à la fin. L'infirmier qui s'en occupait cet après-midi-là était aux toilettes, elle n'a donc pu bénéficier de sa parole. Ses derniers instants ont pris l'allure d'un châtiment.

Elle luttait pour oublier tous ces gens, et pourtant des foules s'incrustaient en elle, des assemblées, des bandes de voyous à qui elle devait abandonner des pelletées de neurones où ils passeraient des mois à tempêter, à briser, et à l'obséder par leur triste vie, jetant à l'improviste dans le champ de sa conscience leur enfance au foyer déconstruit, riche en coups, en incestes, arrosée d'alcool et de stupéfiants. Elle se coinçait un doigt dans une porte afin de ne plus avoir à l'esprit que la douleur. Dès que la sensation commençait à s'estomper, ils devenaient plus répugnants encore, exhibant tous les crimes qu'ils avaient commis dans leur carrière et même un enfant frit dans une cuve. Elle s'enfuyait de son domicile, mais dans la rue d'autres se joignaient à eux, puis le reste de l'humanité, et le monde entier pesait sur son cou comme une planète.

Elle s'asseyait à la terrasse d'un café, elle commandait un jus d'orange. Elle se reprochait son attitude, cette façon désinvolte de devenir folle à tout propos. Elle regrettait qu'à la place elle n'ait pas la manie de vider chaque jour sa mémoire des souvenirs devenus inutiles, et de ceux plus nombreux encore qui étaient désagréables, nocifs, qu'on pourrait un jour soupçonner d'être à l'origine d'une catastrophe intérieure. Elle aurait dû remodeler sa personnalité à son goût, se donner un caractère qu'elle aurait choisi, évacuer celui qu'elle subissait depuis sa naissance et qui s'était révélé incapable de lui faire accéder au bonheur. Elle rentrait chez elle, elle s'allongeait sur le canapé du salon. Elle fermait les yeux, elle tentait de se modifier en utilisant sa volonté comme un bistouri.

Elle ne comprenait pas pourquoi elle restait dans la salle de bains, figée devant la glace. Elle traversait l'appartement jusqu'à la cuisine, elle s'asseyait sur une chaise. Le désœuvrement lui semblait une torture insupportable comme un travail. Elle se levait, regardait autour d'elle sans découvrir aucune distraction possible. Elle ouvrait le petit placard sous l'évier, elle voulait prendre de quoi nettoyer les vitres, mais au dernier moment elle s'abstenait. Elle se bornerait à faire couler de l'eau indéfiniment dans un verre, puis à le frotter avec une éponge et à l'abandonner sur la paillasse en aluminium.

Le mieux serait encore que le téléphone se déclenche tout seul, qu'elle bénéficie d'une voix au bout du fil sans avoir eu à la solliciter. Ce serait un homme, elle en tomberait amoureuse à la première pénétration. Après trois semaines de plaisir, il la laisserait un matin sur le bord de la route. Elle l'aimerait trop pour lui en vouloir ou chercher à retrouver sa trace. Elle marcherait jusqu'au prochain village, elle s'assiérait dans le premier café qu'elle trouverait sur son chemin. Un type viendrait lui parler. Il ne lui plairait pas, elle accepterait pourtant de coucher avec lui. Il serait fruste, mais elle partagerait sa vie, l'aidant à tenir son commerce et à s'occuper de sa petite basse-cour au fond de son jardin. Elle devrait s'habituer à employer ses loisirs à voisiner avec des femmes sans éducation, et à repasser ses chemises sans que jamais il lui dise merci. Elle n'aurait pas d'enfant, mais l'homme aurait une nièce qui viendrait passer l'été chez eux. Elle la verrait grandir, cette gamine lui infuserait la joie radieuse d'exister.

Le reste de l'année elle se sentirait seule, elle ferait de temps en temps des fugues par le train. Elle séjournerait dans une grande ville où elle n'aurait pas de point de chute, sillonnant les rues comme un rondin qui dévale un torrent. Elle demanderait aux gens son chemin, elle essaierait de les intéresser à son sort, à sa vie dont elle aurait déjà épuisé aux trois quarts la durée. Quand elle aurait assez erré, elle se réveillerait peu à peu de sa torpeur et elle rentrerait. Elle serait mal accueillie, l'homme ne lui parlerait pas durant plusieurs semaines. Puis la vie reprendrait son cours, l'ennui monterait chaque matin comme une brume et persisterait jusqu'au soir.

Elle passerait ses nuits à se demander pourquoi elle avait échoué ici, au lieu de rester dans son existence d'autrefois où elle devait être indépendante et entourée d'amis. Elle se souviendrait de la couleur de ses cheveux à cette époque, et d'un petit sac à main en cuir rouge qui brillait dans sa mémoire comme une pierre de couleur. Elle se lèverait, elle ferait réchauffer du café. Elle en boirait une tasse en regardant la nuit par la fenêtre. Elle verrait le clocher de l'église qui resterait éclairé jusqu'à deux heures du matin. Elle ne trouverait pas en elle la moindre pensée qui puisse l'occuper, même l'espace de quelques secondes. Elle baisserait les yeux sur le sucrier, la cuillère et la toile cirée décorée d'affreux petits sapins bleus. Elle se dirait que les objets avaient de la chance, mais elle ne saurait pas pourquoi. Elle sortirait en pantoufles dans le jardin, l'air sentirait la terre. Elle apprécierait ce froid saisissant, elle oublierait cette impression d'étouffement qu'elle éprouvait à l'intérieur. Elle marcherait jusqu'à la barrière, elle ferait le tour du village désert.

Elle saurait que tous ces bâtiments autour d'elle lui étaient étrangers, mais elle n'aurait pas la force de revenir en arrière et de retrouver son passé. Elle conviendrait que son existence était loupée, qu'elle n'en aurait pas d'autre, et que ça n'avait pas d'importance. D'ailleurs à cet instant-là, elle serait heureuse, elle verrait les toits et les arbres enneigés. Elle imaginerait au-dessous les squelettes de bois qui les soutiendraient à bras le corps. Elle sentirait que ses propres os faisaient le même travail, mais dans son cerveau elle ne s'articulerait sur rien de solide. Elle tournerait autour de la place, elle aurait l'impression de suivre la buée blanche de son haleine.

Il serait venu la rechercher. Il ne lui dirait pas un mot, et elle se recoucherait en silence. Elle frissonnerait de plaisir en glissant son corps glacé dans le lit. Le lendemain elle passerait la journée à dormir, la nuit suivante elle se promènerait dans la maison en cherchant ici ou là une distraction qu'elle ne trouverait nulle part. Elle se demanderait pourquoi elle n'avait pas disparu depuis des millions d'années avec tous ces autres animaux inadaptés à la survie.

Elle serait vieille depuis cinq ou dix ans, elle supplierait que l'existence ne lui tombe plus tout le temps dessus comme une goutte d'eau régulière dont elle n'avait jamais pu se protéger ni tirer aucun profit. Elle monterait le petit escalier intérieur qui mènerait à l'étage et elle le redescendrait. Elle recommencerait toute la nuit dans l'espoir de faire capoter son cœur.

Un médecin la verrait le lendemain. Les jours suivants elle se laisserait piquer par l'infirmière qui la visiterait chaque matin. Elle passerait son temps assise dans un fauteuil. Elle regarderait la cour, avec la voiture garée devant le portail et la haie de cyprès qui cacherait le soleil jusqu'à midi. Elle se coucherait tôt, elle ne se réveillerait qu'au matin.

Elle fixerait souvent les lambris des murs, et elle se pencherait pour voir ses pieds chaussés de pantoufles en laine à carreaux. Elle entendrait le chant d'un merle, des bruits d'autoroutes lointaines et de moteurs agricoles. Elle trouverait une odeur de lavande à l'atmosphère de la chambre, mais sa conscience serait exempte de pensée et de souvenir.

Il la trouverait morte un samedi soir en rentrant d'un mariage. Il serait ému. Il la veillerait plusieurs heures avec une voisine. Elle reposerait dans son caveau familial. Il mourrait huit ans plus tard, faute de place on serait contraint de l'inhumer en pleine terre, loin de la femme avec qui il aurait si longtemps dormi.

Elle n'aimait pas non plus la nuit. Elle allait devoir subir de longues heures d'ici l'agression du matin. Après, la journée arriverait à flots. Pour se préserver, elle essaierait de s'immerger au fond d'elle-même comme une épave sous la vase. Mais sa tête remonterait à tout instant à la surface avec obstination.

En attendant, elle devait s'échapper de cette nuit de solitude qui était en train de se former doucement autour d'elle. Le téléphone constituait une issue de secours, elle pouvait le solliciter encore une fois pour obtenir une présence. Elle accepterait même de s'agréger à un couple de biologistes qui évoquerait toute la soirée une molécule dont les performances lui seraient inconnues. À moins qu'elle n'entre en contact avec un vieillard pervers qu'elle inviterait de mauvaise grâce à venir la voir. Elle le surprendrait en train de fouiller la poubelle de la salle de bains. Elle le mettrait dehors, mais il l'attaquerait sur le palier et elle pousserait un cri en s'enfermant chez elle à double tour comme pour se protéger du loup.

Si elle ne trouvait personne, elle mettrait de la musique. Elle aurait un verre à la main, elle sourirait. Elle danserait seule autour des meubles. Elle monterait le son, elle fredonnerait, elle donnerait des coups de pied partout. Le gardien monterait lui dire que les voisins se plaignaient. Elle le ferait entrer. Il n'aurait qu'une trentaine d'années, elle déciderait de s'en faire un ami. Elle l'assiérait sur un fauteuil, elle lui dirait nous nous sommes sans doute croisés dans l'entrée. Il n'oserait pas répondre.

– Vous êtes marié?

Il ferait non avec la main. Elle déciderait de vivre avec lui. Elle mettrait quelques affaires dans un sac, et elle s'installerait dans la loge en pleine nuit. Elle passerait plusieurs semaines couchée à regarder l'image d'un grand téléviseur installé face au lit. Puis, elle ferait quelques pas dans la cuisine où les casseroles rouges pendues au mur lui sembleraient au bord de l'hémorragie. Elle regarderait la rue à travers la petite fenêtre ovale, elle n'aurait aucune envie de sortir, de retrouver la sensation du trottoir sous son pied et le frôlement des gens qui filent dans les deux sens.

Elle s'assiérait devant la table, à côté de l'évier, sans autre divertissement que le bruit d'un jeu télévisé qui proviendrait de la chambre. Elle percevrait aussi le bruit de son propre souffle qu'elle s'amuserait à précipiter puis à ralentir à son gré. Elle se demanderait si elle pouvait devenir sa seule occupation, son unique passe-temps.

Elle l'entendrait arriver avec son pas lourd, il ouvrirait la porte. Elle lui en voudrait d'arborer ce sourire perpétuel, alors qu'elle lui infligerait un visage fermé, aux coins de la bouche parfois tirés vers le bas. Il ferait les courses, le ménage, la 'huit il dormirait sur un petit matelas. Elle l'obligerait à travailler à l'extérieur pour lui acheter des chaussures qu'elle aurait plaisir à essayer seule, loin des regards. Quand elle en aurait assez, il devrait les mettre aux ordures sans protester.

Elle lui dirait je m'ennuie tellement avec toi, il poserait sa main comme une visière au-dessus de ses yeux comme si elle l'éblouissait. Elle le mettrait à la porte. Durant des semaines il dormirait dans un couloir. Un jour, il sonnerait pour venir prendre des vêtements restés au fond de la penderie. Il n'obtiendrait pas de réponse. Il finirait par s'enhardir et pénétrer à l'intérieur. Elle se serait suicidée la veille. Le cadavre l'affolerait, il ameuterait tout l'immeuble. On le renverrait quinze jours après. Il serait remplacé par la mère d'une petite fille de huit ans qui inspirerait davantage confiance aux locataires.

Elle s'est passé la main dans les cheveux, elle a mis son manteau. Elle se disait dans l'ascenseur que la nuit ne serait pas froide. Elle marcherait plus longtemps que d'habitude avant de rentrer se coucher. Elle aimait mener cette vie, elle n'était pas insupportable, ni absurde. Elle acceptait même la solitude comme un apprentissage, une ascension vers un sommet, un ciel dont elle n'avait pas encore la moindre idée.