39434.fb2
Elle a adressé la parole à une femme, elle lui a raconté qu'on l'avait suivie. Elle avait déjà un certain âge, il lui restait un beau visage, elle était vêtue d'un manteau taché au col. Elle n'avait personne d'autre au monde à qui causer à cet instant-là. La femme ne l'écoutait pas, elle portait sans cesse son gobelet vide à ses lèvres et elle s'éloignait d'elle à reculons. Elle était obligée de la rejoindre et de relancer la conversation en haussant le ton. La femme ne disait pas un mot, mais elle restait dans son axe.
Le camion caritatif est reparti, les derniers nécessiteux ont fini par se disperser. Elle est restée avec la femme. Elle reculait toujours et ne proférait aucun son. Elle avait envie qu'elles restent ensemble, elle se sentait moins seule en sa présence.
Elle avait peut-être un domicile où elle se terrait des semaines entières, avec du pain dur et l'eau d'un robinet qui gouttait à peine. Elle vivait en fraude dans cette maison où les copropriétaires croyaient que son lieu faisait partie de l'épaisseur d'un mur des caves. Ses seules sorties étaient nocturnes et avaient pour seul but de récolter sa pâture. Elle soulevait les couvercles des poubelles, elle trouvait du pain intact et des petits fromages pour enfant encore emballés dans leur papier rouge. Elle rentrait chez elle le ventre plein. La digestion lui procurait un sommeil de onze heures d'affilée. Elle était parfois heureuse en s'apercevant que le robinet coulait plus fort, qu'il lui permettait de mieux se rafraîchir et qu'elle pouvait presque envisager de se servir de cette eau pour faire sa toilette.
Un jour elle ne retrouverait plus la porte de son repaire, un maçon l'aurait muré sur ordre du syndic. À l'intérieur, resteraient un peu de nourriture et quelques pièces de monnaie dissimulées sous un morceau de ciment détaché du mur. Elle ne saurait pas à qui les réclamer, elle s'en irait. Elle aurait à chaque main un sac en plastique rempli de vieux journaux et de bouteilles vides.
Elle n'aurait pas assez d'audace pour monter sans ticket dans un autobus. Elle marcherait jusqu'à la nuit avant d'atteindre le grand immeuble en béton où habiterait sa sœur. Elles ne se seraient jamais bien entendues, elles éviteraient toujours de se parler trop longtemps. Mais elle l'aurait hébergée plusieurs fois, elle lui aurait même donné des vêtements et des médicaments pour soigner un mauvais rhume.
Par manque de place, elles seraient obligées de dormir dans le même lit. Elles laisseraient un espace entre leurs corps, et de crainte d'entrer en contact elles auraient un sommeil absolument immobile. Pendant que sa sœur serait à son travail, elle resterait à la maison. Elle n'oserait pas toucher aux commandes du téléviseur, ni à la porte du frigo. Elle se mettrait sur le balcon, regardant les autres tours aux balcons encombrés de vélos ou de machines à coudre hors d'usage et la forêt dans le lointain.
Elle verrait les gens garer leur voiture, marcher vers les halls d'entrée. Elle sentirait qu'elle n'aurait jamais comme eux la force de suivre plusieurs fois par jour un parcours délimité à l'avance. Sa sœur rentrerait fatiguée, avec souvent un mal de dos qui l'obligerait à prendre un antalgique. Elle poserait sur la table de la cuisine deux petites tranches de viande dans une barquette en plastique, et elles entreprendraient de les faire cuire, pelant trois ou quatre pommes de terre en guise d'accompagnement.
Le dîner achevé, sa sœur irait se coucher tout de suite. Pendant qu'elle dormirait, elle ferait la vaisselle, laverait le sol, étendrait la serpillière à la fenêtre. Parfois, sa sœur préférerait dormir seule à cause d'une migraine. Elle en serait réduite à se coucher sur trois coussins dans le salon exigu. Le volet roulant serait coincé depuis une dizaine d'années, la pièce baignerait toute la nuit dans la clarté de la cité. Le brouhaha des discussions monterait jusqu'à elle.
Il y aurait parfois des bagarres et des bruits de sirènes qui lui feraient peur. Elle aurait envie d'aller se cacher dans le placard ou de réveiller sa sœur.
Ce soir-là, quand elle sonnerait, ce serait un homme à moustache qui lui ouvrirait.
– Où est ma sœur?
Une femme apparaîtrait dans l'embrasure, elle demanderait au type ce que voulait cette clocharde.
– Je veux ma sœur.
– On ne l'a jamais vue.
Mais lors de leur emménagement, ils auraient trouvé une petite boîte sur le paillasson. L'étiquette porterait un nom qui leur serait inconnu.
– Va la chercher.
Le type obtempérerait. Puis il la lui mettrait dans les mains, et il refermerait la porte. Elle s'assiérait par terre contre le mur, le carton serait fendu sur le côté. Elle glisserait un doigt à l'intérieur, elle entrerait en contact avec un sachet. Elle supposerait qu'il contenait les cendres de sa sœur. Elle se relèverait, elle marcherait jusqu'à l'ascenseur. Elle lui en voudrait d'être morte, elle n'en avait pas d'autre et elle n'avait pas de frère non plus. Elle se débarrasserait du paquet dans une boîte aux lettres éventrée, et elle s'en irait.
Elle marcherait jusqu'à une heure du matin, elle se coucherait sur des cartons entassés dans une impasse. Elle entendrait le bruit des rats qui s'appelleraient d'une cache à l'autre. Elle les sentirait de plus en plus proches, elle s'imaginerait mordue puis dévorée comme un simple détritus. Elle reprendrait sa course, la fatigue la saoulerait, elle verrait la ville floue, avec une architecture mouvante, avec des voitures qui s'enfonceraient profondément dans le bitume et s'envoleraient comme des bêtes à bon Dieu.
Elle traverserait une place. Elle se laisserait tomber dans l'herbe d'un square au portillon grand ouvert malgré l'heure avancée. Elle s'endormirait sans que la petite pluie fine qui se mettrait à tomber ne la réveille. On l'assassinerait avant le lever du jour. Son meurtrier ne justifierait jamais son geste.
Elle reculait encore. Elle l'a prise par le bras pour l'empêcher d'aller plus loin. Elles se regardaient, comme si à présent il se passait quelque chose entre elles. Le vent soufflait encore plus fort. Elles ont marché, poussées par les rafales. Elle ne voulait pas la perdre, elle la tenait de toutes ses forces. La femme n'opposait pas de résistance, elle se laissait emporter comme un corps qu'aucune volonté n'habite. Elles sont parvenues devant un café, mais on a trouvé l'aspect de la femme trop misérable et on ne les a pas voulues. Plus loin, elles ont pu se glisser dans une grande salle bondée où personne ne leur a prêté attention. Elle a commandé deux chocolats chauds.
La femme s'est assise droite sur sa chaise, elle a regardé autour d'elle comme pour s'assurer qu'elle était à l'abri du danger. Puis elle a bu sa tasse, elle en a raclé le fond avec la cuillère.
– Vous avez faim?
Elle lui a pris des œufs au plat, la femme les a mangés. Elle lui a proposé une part de gâteau, mais elle a fait un signe de refus. Elle aurait voulu qu'elle sache qu'elle pouvait compter sur elle, qu'elle était son amie. Elle aimait son visage amer, à la peau blanche et ridée. Elle était sûre qu'elle aimerait sa voix si elle s'en servait.
La femme s'est levée, elle a voulu lui donner le bras. Elle s'est dégagée et elle a trotté à travers la salle. Elle l'a vue entrer dans les toilettes.
Elle avait peur qu'elle ait un malaise dans une cabine au loquet fermé, ou qu'elle s'échappe par un vasistas. Elle voulait peut-être lui fausser compagnie, craignant des violences de sa part ou plusieurs semaines de claustration dans un cagibi transformé en mitard. La femme pouvait aussi se trouver en ce moment sur un trône, méditant devant la poignée chromée, se souvenant soudain que chaque dimanche matin sa sœur avait la manie d'astiquer les boutons nickelés de la cuisinière. Ensuite le souvenir de sa sœur pâlirait, de toute façon elle n'en avait jamais eue. Cet être imaginaire lui servait de dernier recours quand elle avait épuisé tous les autres.
Elle chercherait à déchiffrer une inscription à l'encre bleue sur le mur. Elle distinguerait quelques mots, mais l'ensemble lui resterait opaque. Elle se rhabillerait, quitterait les toilettes et se mettrait à courir vers la rue. Elle la rattraperait sur le seuil, elle lui demanderait si elle ne voulait pas boire un autre chocolat. La femme l'observerait avec défiance, elle aurait envie de s'échapper, de gagner un endroit tranquille où la lumière ne soit pas si blafarde.
– Restez avec moi.
La femme se laisserait pousser à l'intérieur du café sans opposer de résistance. Elles s'installeraient près de la porte malgré les courants d'air et le charroi des serveurs. Comme elle garderait les dents serrées, elle la ferait boire à la cuillère. Mais la femme aurait un mouvement d'humeur et elle la laisserait tranquille. Elle lui sourirait, lui demandant si elle avait un domicile. En faisant des démarches à la mairie, elle pourrait peut-être lui obtenir un petit logement réhabilité avec une salle d'eau et une cuisine.
Afin qu'elle puisse se distraire, elle lui ferait cadeau d'un téléviseur. Par la suite, elle le trouverait toujours allumé quand elle viendrait la voir. Il remplacerait la présence d'un mari ou d'un animal de compagnie. En outre, elle la signalerait à tant d'œuvres de bienfaisance, qu'elle recevrait chaque jour des carrons remplis de vivres et de vêtements presque neufs. Elle serait obligée de jeter des monceaux de nourriture superflue afin de ne pas attirer les insectes. Elle deviendrait pourtant obèse, on devrait lui attribuer une aide pour l'assister dans sa toilette et la coucher. La diététicienne constaterait à chacune de ses visites qu'elle avait encore pris de l'envergure.
Son fauteuil s'effondrerait un matin sous son poids. On le remplacerait par un siège renforcé. Dix ans plus tard, elle aurait un cercueil bombé comme un tonneau qui semblerait aussi bouffi que son cadavre.
Elle avait peur qu'elle file, comme un petit délinquant qu'on transbahute sans escorte jusqu'au tribunal pour enfants. Elle aurait voulu se menotter à elle, devenir sa siamoise.
Elle n'était toujours pas sortie des toilettes, elle est allée la chercher. En traversant la salle plusieurs inconnus lui ont parlé, il lui a même semblé que des mains la frôlaient comme dans une foule. Les toilettes étaient minuscules, avec un lave-mains et un savon jaune. La femme se regardait devant la petite glace dont une grande partie du tain manquait. Elle passait un doigt sur ses lèvres, comme si elles étaient gercées.
– Venez.
La femme n'a pas semblé comprendre ce qu'elle disait. Elle l'a prise par le bras. Elles ont quitté le café. Le vent leur a glacé le visage et les mains. Elle ne savait pas vers où elle l'emmenait, elles ne pouvaient pourtant pas rester immobiles dans le froid. La femme a voulu se cacher dans une anfractuosité creusée dans la façade d'un immeuble en démolition, mais elle était déjà occupée par un corps endormi.
Elles ont marché longtemps, elles sont passées devant une petite fête foraine qui était en train de fermer. Toutes les lumières se sont éteintes en même temps, les marchands ont rangé leurs étalages à la lueur de veilleuses. Il y avait un couple enlacé sur un banc, il a fini par s'en aller à cause de la bourrasque.
Elles ont poursuivi leur chemin, gardant toujours le vent dans le dos comme si elles fonctionnaient à la voile. Elles pouvaient fermer les yeux, les véhicules et les gens les contournaient. La femme s'est arrêtée la première, embrassant un arbre des deux bras pour s'arrimer. Elle a regardé son visage à la lumière de la rue, elle avait une petite bouche blême et des yeux rouges. Elle aurait dû rejeter cette épave avec une pièce de monnaie dans le creux de la main. Mais la solitude était une douleur insupportable. Alors elle ne pouvait pas se permettre de la laisser s'échapper, elle lui courrait après à la moindre tentative de fuite.
– Venez.
La femme ne bougeait pas.
– Vous n'allez pas rester dehors.
Elle lui a pris la main. La femme a bien voulu remonter le vent à petits pas jusqu'à une station de taxis. Tous les chauffeurs ont refusé de les prendre, et quand elles sont arrivées à pied devant son immeuble, une voiture de police a ralenti comme si on voulait vérifier leurs identités. Elle l'a entraînée dans l'ascenseur, la femme est entrée dans l'appartement sans manifester aucune réaction.
– Asseyez-vous.
Elle s'est assise avec précaution sur le canapé.
– Vous avez encore faim?
Elle prenait connaissance de son nouvel environnement d'un regard circulaire.
– Vous avez soif?
Elle levait la tête, inspectant les lignes droites et les angles de la pièce.
– Je vais vous préparer un petit plateau.
Mais au lieu d'aller à la cuisine, elle s'est assise à côté d'elle. À présent elle regardait le téléviseur éteint.
– Vous voulez que je l'allume?