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Je vous ai beaucoup d’obligation d’avoir fait un jugement de moi si avantageux que de croire que j’étais capable de dire mon sentiment de l’écrit que vous m’avez envoyé. Je vous proteste, Madame, avec toute la sincérité de mon cœur, quoique l’auteur de l’écrit n’en croie point de véritable que j’en suis incapable et que je n’entends rien en ces choses si subtiles et si délicates; mais puisque vous commandez, il faut obéir. Je vous dirai donc, Madame, après avoir bien considéré cet écrit que ce n’est qu’une collection de plusieurs livres d’où l’on a choisi les sentences, les pointes et les choses qui avaient plus de rapport au dessein de celui qui a prétendu en faire un ouvrage considérable. J’ai l’esprit si rempli des idées de maçonneries que je m’imagine que tout ce que je vois en a la ressemblance et que cet ouvrage s’y peut comparer. Je sais bien que vous direz que je ne suis qu’un maçon ou un charpentier en cette matière, mais vous m’avouerez aussi qu’il est composé de différents matériaux, on y remarque de belles pierres, j’en demeure d’accord; mais on ne saurait disconvenir qu’il ne s’y trouve aussi du moellon et beaucoup de plâtras, qui sont si mal joints ensemble qu’il est impossible qu’ils puissent faire corps ni liaison, et par conséquent que l’ouvrage puisse subsister. Après la raillerie il est bon d’entrer un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres desquels on a colligé ces sentences, ces pointes et ces périodes les avaient mieux placées; car si l’on voyait ce qui était devant et après, assurément on en serait plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont point dangereux lorsqu’on n’en a rien extrait et que la plante est en son entier. Ce n’est pas que cet écrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vôtres, qui savent tirer le bien du mal même; mais aussi on peut dire qu’entre les mains de personnes libertines ou qui auraient de la pente aux opinions nouvelles, que cet écrit les pourrait confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu’il n’y a point du tout de vertu, et que c’est folie de prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l’indifférence et dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices. J’en parlai hier à un homme de mes amis, qui me dit qu’il avait vu cet écrit, et qu’à son avis il découvrait les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine, sur lesquelles il fallait tirer le rideau; ce que je fais, de peur que cela fasse mal aux yeux délicats, comme les vôtres, qui ne sauraient rien souffrir d’impur et de déshonnête.