39548.fb2
G
Je suis allé au cabinet du docteur parce qu'il a insisté. Il m'a à nouveau ausculté, il m'a dit : "J'en étais sûr, tu n'avais rien, ce n'est que de la nervosité, comme des palpitations." Ça n'est pourtant pas mon genre, les palpitations. Moi, je crois plutôt que c'est d'être enfermé par cette chaleur dans le restaurant ; c'est pas un métier sain.
J'aurais dû me faire marin, c'est meilleur pour la santé. Marise, c'est une fille de marin. C'est une Doucet, des Doucet de Lanoraie, près de Berthier, en face des grèves de Contrecœur. Dans la famille, les hommes sont tous pilotes, de vrais mariniers les Doucet, ils montent à bord d'un cargo ou d'un paquebot, en vue de Québec ou dans le lac Saint-Pierre, et ils ne l'abandonnent que lorsqu'il jette l'ancre le long des quais dans l'est du port de Montréal, pas très loin des raffineries où brûlent les flammes du gaz éternel. Ils ne passent jamais les écluses de Saint-Lambert.
Chaque fois qu'un Doucet remonte le chenail, et qu'il arrive à hauteur de la maison paternelle, Virginie Doucet, la grand-mère, court au mât du jardin et hisse la fleur de lys, le drapeau à Duplessis, le drapeau du pays ; le Doucet pilote salue de trois petits coups dans son sifflet à stime, les vaches du bedeau lui font écho, les enfants s'arrêtent de jouer, les pigeons se soulèvent, le village s'ébroue, puis la grand-mère Virginie ramène le câble en tournant une poulie de nylon. Ils passent leur été comme ça, sans jamais regarder leur montre ou consulter le calendrier de la Banque canadienne nationale. Ils sont à l'heure des sirènes des Andria, des Franconia, ils se pourlèchent les babines tentant de déchiffrer avec des jumelles, depuis la galerie, des noms étranges que les lentilles grossissent vingt fois : Angeliki, Kasinov, Noftilos, Thorold, Cheschire, Hein Hoyer, Transmichigan, Uzbe Kist, Marie Skow, London Banker, Sonunaro, et j'en passe. C'est une litanie merveilleuse qui vient de Liverpool, de Marseille, d'Amsterdam, de Panama, d'Oslo, d'ailleurs... Ils sont cinquante-deux Doucet, trois générations dans la maison de bois crème et verte aux persiennes noires. Marise y a habité avec son père, puis quand celui-ci est allé faire fortune au Wisconsin, elle y est restée seule, orpheline, entourée de marins.
Moi, je préfère les fusées inter-continentales pour voyager. Les bateaux, c'est beau, mais c'est lent comme une convalescence. Pour Marise, c'est autre chose, elle est imbibée d'eau douce, de vent du fleuve, de vagues qui viennent se casser les reins contre les brise-glace de béton jaune, armés, coulés dans le roc, ensablés. Je ne me vois pas pilote de paix dans le Saint-Laurent. C'est beau, mais c'est comme vivre à l'abri du large. Je me vois dans les plaines d'Afrique comme M. Paul M. Stone dont j'ai lu deux articles en me rétablissant de ma fièvre, au lit, dans les Reader's Digest de juin et juillet. Comme ça, on rencontre des gens différents. Mon rêve, c'est de parler, c'est d'étudier des coutumes anciennes. Je choisirais une tribu où les filles se promènent en pagne, comme ça j'ethnographierais avec inspiration, les yeux sur leurs seins noirs tels des plateaux d'ébène ; être vraiment instruit, j'étudierais aussi les religions, couché dans un hamac, en Amazonie, suçant un rhum-coco entouré d'indigènes impudiques. Abandonné à moi-même, j'en ethnographierais un coup !
Mais tout ça, c'est des rêves de ferblantier. "François, t'es une girouette", disait maman. Il n'y a que les girouettes qui sont dans le vent. Marise est dans le vent, elle m'a dit hier :
- François, je ne veux pas que ça te rende malade, et si tu vois que ça te fatigue trop, arrête, mais ça me ferait un grand plaisir que tu finisses quand même ton livre.
- Ne t'inquiète pas, ça va aller. J'ai moins mal à la tête quand je cherche des mots maintenant. Chaque jour, c'est un peu plus facile. Rassure-toi, je n'aurai plus la fièvre (j'ai ri), j'ai même la fièvre d'écrire !
- Tu en as écrit beaucoup ?
- J'achève de remplir un cahier. Jacques m'a dit d'en faire deux.
- Est-ce que je peux lire ce que tu as déjà écrit ? Pour voir seulement.
- Qu'est-ce que ça te donnerait ?
- Ça me changerait d'idées sur toi peut-être.
- Je suis toujours le même Galarneau.
C'est comme si elle avait envie de changer d'air. Peut-être est-ce qu'elle voudrait coucher avec un écrivain, ce soir, pour le changement justement.
- Si tu ne veux pas me laisser lire, je vais aller au cinéma.
- C'est ça.
- Tu passes tes soirées dans ta salle à manger à sucer ta ball-point.
- Tu veux que je fasse un livre ou tu ne veux pas ? C'est pas moi qui en ai eu l'idée.
- Bon, alors je vais aller au cinéma.
- Je t'ai dit d'y aller.
- Tu ne trouves pas que c'est petit ici ?
- On n'a pas d'enfant, ça pourrait être plus grand bien sûr.
- L'avocat ne t'a pas rappelé ?
- Il a dit que ce serait long.
J'ai pourtant un bon avocat, qui passe ses mois dans le train entre Ottawa et Montréal pour débobiner l'écheveau des séparations, des adultères, des pensions alimentaires, des complots avec photos. J'en avais tellement par-dessus la tête, l'année dernière, que j'ai même écrit à La Presse, j'ai envoyé une lettre au directeur de La Presse, pour la tribune des lecteurs, dans laquelle je disais comme c'est ridicule, tous ces papiers au parlement, tout ce temps pour obtenir un divorce, que je voulais me remarier, malgré une mauvaise expérience à Lévis, et j'ai signé mon nom. Ça n'a rien donné.