39548.fb2
A
- All work, no play ? C'est pas sérieux, François ! Je viens vous chercher à six heures, tu fermes ton château, je vous amène manger une fondue bourguignonne, tu ne connais sûrement pas ça, c'est délicieux ! Après ? Bien, mon Dieu, le cinéma, ou bien le théâtre, ou encore, je vous amène au parc Belmont si vous voulez, il y a longtemps que j'ai envie d'y retourner...
Marise, bien sûr, a sauté sur l'occasion. Les soirées passent, en file indienne, comme une interminable tribu, elle devient neurasthénique. C'est elle qui devrait écrire un livre. Stie, moi, ça ne me fait rien de travailler sept soirs la semaine, ça me permet de penser. Je ne sais pas ce qui pique Jacques, il n'a pas l'habitude de vouloir me distraire, c'est plutôt le contraire. Il m'apporte chaque fois qu'il vient un livre à lire, je n'ai même pas pu terminer le dernier : le Journal d'André Gide, un drôle de zèbre qui écrit des phrases à pentures, pour analyser ses sentiments, comme une vieille fille peureuse, des qui, des que, ça s'enchaîne comme des canards dans un stand de tir. Mais c'est intéressant, je veux dire quand on écrit soi-même, les livres prennent une curieuse allure, ils parlent mieux, ou alors ils vous tombent des mains, il n'y a plus de milieu.
Eh bien ! ça été une drôle de soirée ! J'avais mis mon habit foncé, Marise une robe à plonger dedans, elle était à embrasser partout, Jacques est arrivé en chemise sport presque débraillé, c'est nous qui avions l'air ridicule. Les gens de Montréal, il n'y a jamais moyen de savoir comment ils vont s'habiller pour sortir le soir. On a vidé une bouteille de gin pour se mettre en appétit tous les trois, ce après quoi, débraillé ou pas, on était tous au même niveau. Jacques voulait se baigner, j'ai refusé en lui disant : c'est pas toi qui es en congé, c'est moi. Allons à ton baptême de restaurant manger de la fondue. Il s'est déshabillé quand même, devant Marise en plus, il est parti tout nu vers le lac, il suffit de traverser la route, c'est à deux pas. Mais il est revenu en courant, les orteils à peine mouillés. C'est un sacrement de douillet. Puis on est parti, il était déjà sept heures et demie. Je mourais de faim dans l'auto, j'aurais dévoré n'importe quoi. La fondue bourguignonne, c'est bon. Je ne pourrais pas servir ça au Roi, c'est trop dangereux pour les enfants, mais avec la sauce à l'ail, c'est merveilleux. J'ai même copié la recette ; un instant : "La fondue bourguignonne pour 6 personnes ; 800 grs de filet de bœuf (ça doit faire dans les une livre et demie, par là), 200 grs de beurre (3/4 de livre), 1 verre à Bordeaux d'huile (1 verre à vin), 1 bol de sauce tomate, 1 bol de mayonnaise (pas de la Kraft, il faut la faire avec des œufs), 1 bol de sauce gribiche (je ne sais pas exactement ce que c'est ; pour moi, jusqu'à ce soir, une gribiche, c'était une guidoune pas trop guidoune), 1 bol d'ail haché, cumin, câpres. Coupez la viande en petits dés d'égale grosseur et de 1 cm 1/2 environ (gros comme mon pouce), faites chauffer le beurre et l'huile dans un poêlon que vous maintiendrez bouillant en le posant sur un réchaud ; à l'aide de fourchettes à manche de bois, chacun piquera des petits dés de viande qu'il fera cuire à volonté dans un poêlon contenant huile et beurre. Si vous ne possédez pas de fourchettes à manche de bois, donnez à chaque convive deux fourchettes, car celle ayant trempé dans le poêlon serait bouillante. Le poêlon se met au milieu de la table et, de sa place, chacun fait sa petite cuisine (ça, faut dire que ça n'était pas très différent de mon ordinaire). Chaque convive a devant lui deux petites assiettes, une qui contiendra les petits carrés de viande cuite, l'autre dans laquelle il mettra la sauce de son choix (du Chili sauce, ça devrait être bon pour ça) pour assaisonner le petit carré de viande. Accompagnez la fondue d'un petit vin rosé ou d'un Bordeaux rouge, de crudités, de salades et finissez avec des fromages et un dessert. Cette recette sera parfaite pour un repas sans façon, entre amis."
Pour un repas sans façon, c'en était un. Jacques nous a commandé deux bouteilles de vin avant même la fondue. Il a joué à toucher les seins de Marise pendant que je copiais la recette imprimée sur la nappe. Il lui faisait du genou, c'était pas mal dégoûtant mais j'avais trop bu déjà, j'étais consentant. Plus je bois, plus ce qui m'entoure me devient indifférent. J'adopte l'attitude de Martyr : visage impassible ; seulement de temps à autre, comme un tic nerveux, un coup de paupière sur l'œil, comme pour essuyer une tache ou parce que la lumière serait soudain trop vive. Au cinéma, ils ont continué à se toucher comme des enfants. Marise a même tenté de l'embrasser mais j'ai mis ma main, j'ai dit : ça va ! regarde devant toi. Je ne me souviens plus du film, c'était un espionnage avec des trucs impossibles ; ce qui m'a rendu malade, c'est le newsreel : des soldats qui tiraient sur des passants sans défense, qui s'écroulaient devant nos yeux, des vrais êtres humains tués pour vrai devant nous sur l'écran. C'était au Congo. J'ai eu un frisson, je n'aurais pas dû insister pour rester voir les actualités après la grande vue. J'ai frissonné jusqu'à la maison, à cause des fusillades probablement ou bien parce que Jacques ne voulait pas descendre le toit de la décapotable. Ça m'a complètement dessaoulé. Ils avaient l'air déçu tous les deux quand je leur ai offert de prendre un café avant de débrayer. Je voyais bien que Marise avait envie de Jacques.
- T'es sûr que tu ne veux pas te coucher, François ?
- T'as l'air crevé, t'as les yeux tirés, le médecin...
- Non, je n'ai pas envie de dormir, surtout quand je vois des gens mourir, même au cinéma ; ça ne vous dérange pas, vous autres ?
- Tu sais, le Congo, c'est loin.
- Je sais. San Francisco aussi, c'est loin, mais il y a des nègres qui y meurent dans des batailles de rue. Le Vietnam aussi, c'est loin ; t'as vu le corps des enfants brûlés dans Life ? Moi, tout ça, je le garde en tête... leurs yeux, Jacques, leurs yeux, Marise, tu as vu leurs yeux ?
- T'es pas bien gai.
- Ça va ! Elle était bonne, ta fondue, ton vin aussi, il était bon. Baptême, sacre ton camp ou je t'écrase la fiole sur le frigidaire, stie.
- François !
- Tu fermes ta gueule, puis tu vas te coucher ! Toi va-t-en, je t'ai assez vu, merci.
- Il a trop bu.
- J'ai pas bu plus que vous deux. Seulement moi, ces jours-ci, je pense. Vous m'avez dit : écris Galarneau, ça va être drôle en bibite, on a pas mal hâte de te lire. Je te corrigerai tes fautes, ça va te distraire. C'est pas comme ça que ça se passe, Jacques, c'est pas comme ça. Je ne fais pas des phrases tous les jours. Je ne moisis pas des heures dans ce maudit cahier seulement pour vous amuser, stie ! Tiens, j'en ai plein mon cul de vos amadouages. C'est trop facile : il s'ennuie, François, on va l'occuper. Qu'est-ce que tu penses qui m'arrive, hein ? Je reste des grandes journées longues comme des régimes de bananes à me souvenir ; puis d'autres, à regarder devant moi, autour de moi. Tu sais ce que je vois autour de moi, tu le sais, Jacques ? Des saloperies, des sacrements d'égoïsteries.
- D'égoïsmes.
- Je t'ai rien demandé. Des salauds partout. Écoutez-moi, j'ai pas fini, ça vous gêne que je vous le dise qu'on est des salauds comme les autres ? avec le ventre dodu plein de fondue, pendant qu'ils sont des millions de pareils à nous autres qui crèvent de faim, qui crèvent de faim, Marise ! Ah, on peut être fiers de nous ! Toi, qu'est-ce que tu fais ? Les élections approchent, tu fais l'idiot, tu écris des discours à deux cents piastres la shot. Peu importe le parti, tu lèches des ministres, tu fais des grimaces aux Anglais, charité bien ordonnée commence par soi-même. Sacrement, mes enfants, on n'est pas beaux, pas beaux du tout, c'est moi, François Galarneau, qui vous le dis. On est des minables, la belle société ! des parasites, des touristes d'à côté. J'aurais dû me faire Père blanc et me laisser dévorer par un cannibale, j'en aurais nourri un au moins et puis, il se serait servi de ma soutane comme serviette de table. Ça vous fait sourire ? C'est une bonne blague ? C'est tout ce qu'on sait faire, nous autres, de bonnes blagues, pour oublier qu'on est des écœurants. Puis, ça suffit, allez-vous-en, je peux plus vous voir. Je ne peux plus me voir moi-même, j'ai jamais fait de colère, excusez-moi, je vais me coucher.
J'ai tourné le dos, je suis monté. J'ai entendu Marise dire : bonsoir, à bientôt. Puis, la Chrysler est partie dans la nuit en klaxonnant comme un enfant qui crie.