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D
J'ai dormi comme un as de pique au milieu d'un paquet, j'ai dormi comme à Lévis les premiers jours, lourdement, pesamment. Quand ça ne va plus les yeux ouverts, j'essaie paupières baissées. Je tire les rideaux, je m'efface, bonsoir la visite, je retourne en moi-même, je me mets à l'envers comme un gant de caoutchouc, je m'avale, les os dehors la peau en dedans, pour voir, ça me change la sensibilité de place, le mal aussi ; j'ai dormi sur le sofa, dans mon lit, sur le tapis, dans le hamac que Marise avait tendu entre le poteau de la corde à linge et le saule pleureur. Ça fait riche, un saule pleureur, ça fait grande propriété ; il me manque un garde-chasse, une forêt, un pavillon, un intendant, deux bonnes, un cuisinier, un jardinier aussi ; si je lui coupais les branches il cesserait de pleurer, j'en ferais un saule étêté entêté, un saule à tête dure, un saule de Galarneau. Je suis un ramolli.
Mon mur a l'arête dure et les angles carrés. Moi je me dévore, même si je mange dix biscuits à l'heure, je maigris. Je ne me rattraperai jamais. Ce matin mes souliers étaient trop longs, ma veste trop vaste ; je rapetisse, je crois ; on pourrait me mettre au musée entre deux têtes bouillies. Mais je suis rigoureux, je veux savoir : je me suis mesuré contre le mur de ma chambre (avec une règle sur la tête et un bout de crayon jaune j'ai tiré un trait : je recommencerai tout à l'heure).
C'est bien ce que je craignais. Je me ratatine comme une saucisse bouillie oubliée au fond d'un pot : et c'est à peine si je rejoins les commutateurs électriques maintenant, je ne les touche de l'index que si je me tiens sur la pointe des pieds, comme un enfant. Et l'effet s'accélère : les premiers jours je ne perdais que quelques lignes ; puis un pouce par demi-journée ; aujourd'hui je sens que je vais perdre un pied, je vais perdre pied. Quand je serai haut comme la table, je devrai me résigner, faire un feu peut-être, et m'autodafer. Je retombe en enfance, j'ai six ans, je rêve d'un train électrique, d'un sac de billes marbrées, grosses comme des œufs. Les gens me manquent, j'ai peine à l'avouer, les clients me manquent, les fourneaux me manquent, l'odeur de la route... je me recroqueville, je me confonds avec le mortier du mur, je me sens petit comme un papillon sur un obélisque. Petit Galarneau. Seul. Je vais m'enfouir dans des cahiers. Je ne suis pas un écrivain professionnel, moi, ça me fait mal quand je cherche une phrase, je ne suis pas Blaise Pascal, moi, je n'ai jamais eu de nuit de feu, sauf celle où des petits sacrements en scooter ont tenté de faire brûler mon stand, je ne suis pas La Bruyère, moi, ni d'un autre fromage...
Je suis au pied du mur comme un chien méchant dans le jardin d'une villa déserte, je n'aboie pas : les voleurs ont d'autres soucis que de vider ma tirelire ; d'ailleurs, je n'y accumule que des sous en chocolat. La vie ne serait pas trop désagréable si ce n'était ces maux de tête : on se fait mal à être prisonnier et gardien tout à la fois...
Cher François Galarneau,
Si je t'écris c'est que tu es le seul à qui je puisse parler sans me sentir ridicule ou trahi d'avance ; l'idée ne m'en serait jamais venue quand je vendais des hot-dogs mais me voilà enfermé dans un tombereau à ciel ouvert. Comment est-ce que j'en suis venu à cette extrémité ? Une femme, mon cher François, une femme qui, etc.
Je poste cette lettre dans la salle de bains, ce soir, je la recevrai demain matin ou la prochaine fois que j'irai pisser, c'est simple, j'y répondrai comme dans un courrier du cœur, à toute vitesse.
Cher François Galarneau,
Votre lettre m'a bien touchée et je veux y répondre au profit de nos lecteurs et lectrices qui se trouvent sûrement nombreux comme des poux dans une telle situation. Laissez-moi vous dire tout d'abord que je trouve cette idée d'élever un mur tout à fait charmante et je recommande à ceux qui me lisent assidûment de faire de même à la première occasion ; est-ce que tout n'irait pas mieux dans le monde, dites-moi, si chacun d'entre nous vivait entre quatre murs à l'abri des voisins, des rencontres, des visites, des insultes, des sourires trompeurs, des promesses, des envies ? On vous avait ouvert une porte avec amour, mais cependant que vous vous mettiez avec sérieux à accomplir votre tâche, cette même personne vous a trahi, vous n'avez pas fait d'histoires, vous avez eu raison; il ne faut pas faire de drame pour une histoire de culotte. La seule faille, si je puis dire, que je vois dans votre solution de repli, c'est que le mur vous protège, certes, mais aussi il vous sépare,etc.
Parfois c'est signé Jovette, ou Marcelle, je les retrouve dans le Frigidaire, sur le pas de la porte, sous l'oreiller, sous une bouteille de bière.
J'ai honte de moi. Quand je me regarde dans le miroir de la salle de bains j'ai le blanc des yeux honteux comme si j'avais fui le Titanic sans penser aux femmes et aux enfants.
Au fond, si j'étais honnête, j'avouerais que j'ai voulu me passer des autres, seul comme Martyr, impassible, me passer d'eux, me laisser mourir... même le crayon est devenu lourd à pousser sur le papier. Si Jacques était là je pourrais lui dicter mes souvenirs, il écrirait, de sa belle écriture ronde, toute drapée dans les pans des p, des k, des l, des s,... je veux dire, même haut comme un chat, je pourrais continuer de raconter :
"C'était une nuit comme on en compte deux ou trois chaque été, une nuit à loups-garous sur la rivière, à feux follets derrière la cathédrale, une nuit à embouteiller des mouches à feu, à coucher dans la grange sous la fille du bedeau, à voler des poules et des lapins, à attraper les hémorroïdes, à mouiller ses semelles..."
"Nous sommes au début de juin, quelques semaines après la mort de papa. Aldéric vient me réveiller dans la petite chambre du grenier de l'hôtel Canada. Il me secoue :
- Habille-toi sans parler et suis-moi !
Je ne lui ai jamais vu l'air aussi grave. Il a les yeux fixes et globuleux comme s'il suivait l'épée de feu d'un archange, il s'appuie contre le chambranle de la porte, attendant que j'aie fini de lacer mes souliers. Il transpire comme un obèse, moi je frissonne : on n'a pas le sang à la même vitesse. J'enfile un chandail de laine, lui le corridor qui mène à la porte arrière. Dehors l'air qu'on respire est mouillé comme une débarbouillette. Aldéric me regarde :
- Jure-moi de faire tout comme je te dirai
- Si tu veux
- Dis : je le jure
- Bon, je le jure
- Sur la tête de ton père
- Sur la tête de mon père
- D'ici à ce que je te le permette tu ne me quittes plus, tu dois me suivre aveuglément, je répondrai à tes questions plus tard, c'est promis.
- Qui est-ce qu'on s'en va tuer ?
- François c'est sérieux ce que je te demande, c'est grave, c'est important, alors ferme ton nostie de gueule bien gentiment.
- On n'aurait pas pu attendre à demain matin ?
- Non. C'était écrit : il faut une nuit parfaite. C'est celle-ci, viens.
Aldéric se précipite vers la clôture où sont appuyées deux bicyclettes, il s'envole, j'enfourche l'autre derrière lui. Pour un homme de son âge il pédale avec allégresse, en chantonnant un cantique, j'ai un grand-père bedonnant, mais sportif. Nous nous engageons dans le chemin de terre de Senneville, sous le pont. Aldéric traverse le village puis tourne à gauche dans un sentier que je ne connais pas. Ce n'est pas aisé tenir l'équilibre entre les pierres et les mottes de terre, nous sommes à peine éclairés par le pinceau d'une lampe de poche aimantée, collée au fond du panier de sa bicyclette qui ralentit à présent. Je devine pourquoi il était en sueur : il avait dû repérer le sentier avant de venir me chercher. Je bâille, j'ai chaud à mon tour, je tente d'enlever mon pull tout en roulant, mais la roue avant frappe une racine, je bascule, je m'érafle les mains, et même la joue. Aldéric a l'air tout réjoui de me voir saigner. Comme si cela augurait bien, un peu plus il en remercierait le Seigneur. Nous repartons. Cent pieds plus loin, le sentier débouche dans un champ de glaise gluante et molle...
- Déshabille-toi.
- Tout ?
- Mets ça dans le panier.
Il se déshabille aussi, nous voilà tous les deux nus comme des chandelles à cinq sous, les orteils écarquillés dans la glaise fraîche. Un sacrement de paysage. Aldéric avance comme un évêque vers un bouleau mort couché plus loin. La glaise est de plus en plus molle puis c'est de l'eau, elle est froide, j'en ai vite à mi-jambe, j'entends des canards qui couaquent dans l'ombre, c'est bien la première fois que je vais à la chasse les mains nues, on aurait pu braconner avec un arc et des flèches, une fois partis. Quand l'eau par hasard est plus chaude, des loches nous glissent entre les jambes, ou des sangsues.
Aldéric a plongé, il nage à toute vitesse comme s'il était Johnny Weissmuller poursuivi par un crocodile, je le rejoins, il nage comme un dieu, la tête hors de l'eau, moi j'ai mal aux bras, pourvu qu'il ne veuille pas traverser à Oka, ou alors sur le dos, pas à la brasse, grand-papa j'ai pas ton énergie je dors encore, qu'est-ce que c'est que cette folie ? Stie que je suis essoufflé ; nous nageons depuis l'éternité d'une demi-heure quand je le vois s'accrocher à une petite bouée rouge qui a surgi tout à coup de la nuit, je m'y agrippe aussi, il me regarde, ses yeux brillent toujours, il y prend plaisir, je ne vais pas le contrarier, je ferme les paupières, je crois bien que je réussirais à dormir dans l'eau, la tête sur le métal frais de la bouée, j'imaginerais poser ma joue sur la fermeture Éclair de l'oreiller. Je sombrerais, je sombre, j'avale de l'eau, j'étouffe, Aldéric me donne une claque dans le dos, comme le bruit mat d'un poisson qui retombe, puis il repart, revenant sur ses brassées, peut-être a-t-il changé d'avis. Je suis à ses côtés maintenant tout à fait éveillé, nous nageons en cadence, j'ai hâte d'atteindre la berge, de me sécher, l'eau clapote, mes mains la torturent, c'est long l'eau la nuit, nos genoux touchent le fond, c'est gagné.
Aldéric retrouve l'arbre puis les bicyclettes, il fouille dans son panier, en sort une bouteille à cul-bas, un quarante onces de cognac qu'il me tend, j'avale dru, c'est brûlant, il s'en laisse couler dans la bouche, dans le cou, sur la tête, ce n'est sûrement pas une bouteille qu'il a payée de sa poche, elle vient tout droit des tablettes du bar. Aldéric rit, se met au garde-à-vous :
- À part le cognac qui est de mon invention, on a tout fait comme il fallait, donne-moi la main François, te voilà un homme à présent !
- Je ne comprends pas.
- Comment, tu ne comprends pas ?
- À quoi on joue ?
- Tu n'as pas compris que tu viens de subir avec succès l'initiation ? J'aurais aimé que ce soit ton père qui t'y soumette, mais il n'a jamais su nager.
- Maintenant qu'il est mort, tu pourrais pas lui sacrer la paix ? Je ne comprends pas.
- Dis-moi ce qu'on vient de faire.
- Tu m'as réveillé au beau milieu de la nuit pour me faire nager le mille dans l'eau glacée, c'est ça qu'on a fait. Et puis maintenant on est en train de descendre un quarante onces de cognac à deux sans prendre la peine de se rhabiller. On va attraper un baptême de rhume.
- François je peux pas croire que t'es bouché de même. Écoute-moi : nous venons de traverser un grand péril, nous avons ensemble, tous les deux, comme des hommes, nagé à bout de force, nous aurions pu nous noyer, mais nous sommes sortis vainqueurs de l'entreprise, nous avons vaincu le dragon.
- Où est-ce que t'as lu ça ?
- Comment où est-ce que...
- T'as pas inventé ça tout seul, tu as lu ça quelque part et tu...
- C'est dans le Reader's Digest en français. "L'être le plus extraordinaire..." tu sais ?
- Oui : il y a un être le plus extraordinaire tous les mois. Je connais.
- Ce mois-ci celui qui écrivait l'histoire
- l'auteur
- l'auteur disait que son père une nuit, quand il avait douze, treize ans, l'avait amené dans un marais qu'ils avaient traversé à la nage comme ça, pour rien, pour une initiation... et ça l'avait tellement marqué que...
- Aldéric j'ai pas douze ans, j'en ai seize. Puis t'es pas mon père.
- J'ai des responsabilités envers les enfants de mon fils, envers toi surtout, et puis laisse-moi boire un coup.
- Tu crois tout ce que tu lis ?
- ...
- Tu voulais m'initier ?
- Tu ne te souviendras pas de cette baignade ?
- Je ne suis pas prêt de l'oublier.
- Alors bois un coup, j'avais raison..."
Au fond, ce qui serait honnête, ce serait de remplacer le mur de ciment par un mur de papier, de mots, de cahiers : les passants pourraient lire ou déchirer, et s'ils déchiraient mes pages nous serions enfin face à face ; écrire, c'est ma façon d'être silencieux. J'enterre Marise sous les mots, elle ne peut plus respirer, elle a des adjectifs plein les narines, des verbes, dans les oreilles, la voilà bien punie, je l'emmène chez Léo, il lui fait une entaille dans le dos, lui insère un support de métal et la bourre de mes poèmes des années passées, des poèmes endoloris, qui ont mal aux pieds, qui ne courent pas loin. Elle se tient grâce à mes poèmes enfouis sous sa peau tendue, Léo recoud le tout. Maintenant je puis en faire d'autres, des joyeux, des rebondissants comme une balle de crosse contre les murs d'un préau, avec sauts inattendus.