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- François Galarneau, je vous avais dit de courir autour du jardin, il faut vous tenir en forme, faire de l'exercice, sans quoi vous allez pourrir et ça va sentir mauvais. Au fait, les déchets...
- J'ai creusé un trou au coin sud, je les enterre à mesure.
- Ce serait bon une tranche de melon, avec ces biscuits.
- Nous pouvons en planter, il y a des graines séchées dans une tasse ébréchée au-dessus du lavabo dans la cuisine.
- Ce sera long avant d'avoir des melons mûrs ?
- Ce sera long.
- Cessez de me répéter.
- Je fais ce que je peux : les questions, les réponses. Vous ne parleriez même pas si je ne le voulais pas. Stie.
- Vous vous révoltez ?
- Vous êtes l'un de mes personnages. Vous dites ce que je veux bien vous faire dire, vous serez gentil si je l'exige. Ce n'est pas comme avec les autres.
- Quels autres ? Je ne connais que vous ici.
- Je parle de ceux de l'autre côté du mur, qui croient qu'ils sont libres parce qu'ils racontent ce qui leur passe par le cœur. Ils ne savent pas qu'ils sont malades. Ils ont la diarrhée des sentiments, et personne pour les soigner. Alors, ils passent de lit en lit, cherchant un médicament.
- De l'autre côté du mur, c'est comment ?
- C'est comme ici, mais en moins harmonieux.
- Je vous trouve l'air blafard.
- C'est l'ombre, c'est à cause de l'ombre du mur, le soleil n'ose pas entrer. Il reste de l'autre côté, il couve les femmes à cette époque, il fait éclore les enfants.
- Si nous entrions regarder la télévision ?
- Je n'en peux plus : même au télé-journal, quand il y a un seul annonceur sur l'écran et que nous sommes en tête à tête, dans une sorte d'intimité, même à ce moment-là, cet imbécile refuse de me répondre. Il ouvre la bouche, dit des mots : Washington, planification, Couve de Murville, Gérin-Lajoie ; il dit La joie avec une gueule d'enterrement, puis il reste la bouche ouverte pour écouter l'écho de sa voix. Je refuse de passer une minute de plus devant l'écran si ces messieurs n'acceptent pas de répondre à mes questions.
- Vos questions ?
- Mes questions. J'ethnographie, voilà. Et ça me donne des mots de tête.
Je me sens comme dans un abri anti-atomique que j'avais visité au palais du Commerce l'été dernier. Je veux dire : je n'ai rien à faire. Écrire c'est fascinant, mais ça n'occupe pas toutes mes journées. Je me sens ridicule. Maudit pays. Les feuilles des érables tombent de ce côté du mur ; j'en ai collé au plafond du salon, j'ai mis trois heures avec de la farine et de l'eau. Ça fait un salon champêtre, je me couche sur le dos, je regarde les feuilles, c'en est qui ne tomberont plus. Ça vaut ce que ça vaut, mais comme ça je triche la saison. Il y a des enfants du village qui viennent tous les soirs : ils lancent des pierres sur le toit par-dessus les murs, ils crient "Galarneau le fou, Galarneau le fou" ; ils m'ont cassé des vitres au grenier.
Le premier soir, je leur renvoyais leurs roches. Mais ça les excitait, ça les encourageait, j'ai cessé. Si j'ai décidé de ne plus voir personne, de ne plus parler à personne, je ne vais pas me mettre à répondre aux voyous. Le pire c'est la télévision. Je veux dire : malgré tout, je la laisse ouverte à cœur de journée jusqu'à deux heures le matin, jusqu'à : O Canada, God save the queen. C'est comme si j'étais coupé du monde, sur la planète Mars ou sur un autre astre et qu'on m'avait condamné à regarder la terre dans une lunette. La terre continue à tourner. Le téléphone continue de sonner, mais je ne réponds pas. Ils peuvent toujours essayer. Je compte les coups : il y en a eu jusqu'à vingt-huit en une fois. Un enragé. Le plus incroyable c'est de voir comment à la télévision on continue de m'inviter à acheter des choses, à grand renfort de spots publicitaires ; s'ils savaient que je suis enfermé, ils ne s'épuiseraient pas de cette manière.
La télévision, je me disais, je pourrais la fermer. J'ai essayé. Ce n'est pas possible. C'est la seule voix qui puisse me répondre. Il y avait un appareil aussi dans l'abri anti-atomique. Ils ont raison. Les Américains, ça pense à tout. C'est un grand peuple, une belle nation. Si j'avais été instruit, je me serais fait américain. Si j'avais été américain, j'aurais été instruit. Puis riche. Marise m'aurait aimé. (Elle a abandonné un pot de peinture bleue, dont elle se servait souvent, sur une tablette de la cave. Je ne l'ai découvert que ce matin. Je vais faire des dessins sur le mur de ciment, comme les hommes des cavernes en faisaient. Je vais peindre des corneilles bleues qui passeront l'hiver ici. Avec les feuilles rousses au plafond, dans le salon, et ces corneilles sur le mur de la cour, l'hiver ne viendra pas. Je n'aurai pas froid comme la nuit dernière. C'est intenable, avoir froid, dans un lit.)
Les gars m'attendent peut-être, à l'hôtel Canada, pour une petite partie. Je leur jouerais mon mur, ma maison, contre leurs chansons. Un jour, ou bien une nuit, je n'aurai plus de biscuits, ou bien la télé va flancher, et je vais m'endormir sur le tapis, en chien de fusil.