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Il y a maintenant à Paris plus de poètes que de becs de gaz. Et si la police n’y met ordre, le nombre ira encore en croissant de jour en jour. Peu de maisons de la capitale sont privées d’un vates quelconque. Perché dans les mansardes, il empêche ses voisins de dormir par les convulsions et les coliques d’un lyrisme nocturne. C’est dans le nid d’un de ces oiseaux de gouttière qui pondent, bon an, mal an, deux ou trois milliers de vers, que nous introduirons le lecteur.
Melchior (il s’appelait Melchior) habitait rue de la Tour-d’Auvergne une chambre de cent francs dans laquelle il faisait de la poésie lyrique. Cette chambre était meublée d’un de ces mobiliers qui sont la terreur des propriétaires, aux approches du terme surtout. Melchior avait dans un bureau une place qui lui rapportait quarante francs par mois, et ne lui prenait que trois heures par jour. Ce fut à la suite d’un premier amour très fécond en orages qu’il s’était décidé à prendre la lyre.
Ses amis encouragèrent sa déplorable manie en le comparant à Lamartine, et, dans le tête-à-tête, avec sa modestie qui, comme celle de tant d’autres, n’était que l’hypocrisie de l’orgueil, Melchior s’avouait, à part lui, qu’il pourrait bien un jour justifier la comparaison. Il avait, du reste, une foi inébranlable en lui-même, et croyait entièrement au nascuntur pœtae de l’orateur romain. Si parfois il lui venait quelques doutes sur sa vocation, il se hâtait de les dissiper par la lecture d’un de ses poèmes, et devant cette œuvre de son cœur il entrait en des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il battait des mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s’il n’avait pas une auréole au front, et il en voyait une. Dans ces moments-là, Melchior aurait voulu pouvoir se dédoubler, afin qu’une moitié de lui-même s’inclinât devant l’autre. Et tout cela de bonne foi, sincèrement, réellement, croyant bien qu’il ne se rendait pas la moitié des honneurs qui lui étaient dus.
Au reste, ces ridicules n’étaient pas inhérents à la nature de Melchior. Ils lui avaient été inoculés par les amis au milieu desquels il vivait, et qui lui assuraient chaque jour qu’il était appelé à de hautes destinées poétiques. Si les personnes sensées qui s’intéressaient à lui essayaient de lui montrer dans quelle voie fausse il s’engageait aussi gratuitement, Melchior se récriait. Il répondait qu’il avait une mission à remplir, que les poètes sont les prêtres de l’humanité, et que, dût-il mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc. Melchior avait d’ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à la mémoire de son premier amour un superbe monument poétique au front duquel il placerait le nom de sa maîtresse, pour le faire passer à la postérité à côté des noms de Laure et de Béatrix. Depuis deux ans il travaillait à ce poème, et n’écrivait pas une strophe où il ne plantât deux saules et n’allumât une auréole. Chaque fois qu’il avait ajouté une centaine de nouveaux vers à son poème d’amour, il réunissait ses amis dans des soirées où l’on buvait de l’eau non filtrée, et il leur lisait ses nouvelles élégies qu’on applaudissait avec fureur.
Ces lectures étaient ordinairement accompagnées d’une mise en scène dont les ridicules étaient peut-être excusables à cause du sentiment profond et sincère où ils avaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les fragments de son poème d’amour sur une table où il avait d’avance disposé symétriquement toutes les reliques qui lui étaient restées de cette grande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un masque de bal, des bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimental était ordinairement accroché au fond de son alcôve. Au milieu se détachait son masque à lui, moulé en plâtre et entouré d’un lambeau d’étoffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces puérilités étaient du reste gravement acceptées par les amis de Melchior, qui, pendant plus de deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fidélité la religion du souvenir. Une des autres manies de ce singulier garçon était celle-ci: il achetait tous les volumes de vers à couvertures multicolores qui, deux fois l’an, au printemps et à l’automne, viennent s’abattre sur les rampes des quais. Il ne se publiait pas un seul hémistiche qu’il n’en eût connaissance; un de ses amis, garçon de bon sens, qui appelait ce genre de recueil les Punaises de la librairie, lui ayant demandé pourquoi il dépensait son argent à d’aussi bêtes acquisitions, Melchior lui répondit qu’il fallait bien se tenir au courant des progrès de l’art. Le fait est qu’il voulait simplement juger s’il était de la force des auteurs des Soupirs nocturnes, Matutina et autres Brises de mai. Chaque fois qu’il paraissait un de ces abominables recueils, Melchior se le procurait et assemblait tout le clan des poètereaux de sa connaissance pour leur donner lecture du poème nouveau, et lorsque de son avis et de celui de ses admirateurs la comparaison tournait à son avantage, il était content et acceptait sans conteste la supériorité qu’on lui accordait. C’était un spectacle vraiment bien curieux que ces réunions où un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaient sans rire avec les plus graves questions d’art et se drapaient prétentieusement dans le manteau de leur sainte misère: ces soirées se terminaient ordinairement par une lecture à haute voix du Chatterton de M. Alfred de Vigny. C’est avec ce livre que Melchior avait achevé de se griser l’esprit; et combien de jeunes gens comme lui ont bu le poison de l’amour-propre dans ces pages brûlantes!
Le drame de Chatterton est certainement une belle œuvre, mais son succès a dû souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de son auteur, qui aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence que ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanités ambitieuses. Chatterton est une de ces créations qui ont tout l’attrait de l’abîme, et cette pièce, qui n’est après tout, sous forme dramatique, que l’apothéose de l’orgueil et de la médiocrité, avec le suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coup sûr les représentations de Chatterton ont créé cette lamentable école de poètes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n’a pas sévi avec assez de violence. Je l’ai dit déjà, Melchior et ses amis faisaient partie de cette bande, et ils avaient inventé pour leur usage cette maxime singulière «que la misère est l’engrais du talent.» Bien que plusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior à sortir de sa mauvaise situation, il s’obstinait à y demeurer; cette misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux pures étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la misère! la misère, cela prête si bien à l’élégie et au dithyrambe! cela fournit naturellement de si glorieux parallèles! Melchior, lui, ne trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la fatalité qui se montrait si clémente à son égard, après avoir été si rigoureuse pour ses frères. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait l’hôpital, et ne désirait rien tant qu’une bonne maladie qui lui permettrait d’aller à son tour chanter un hymne à la douleur sur un grabat de l’Hôtel-Dieu. Mais cette satisfaction lui était refusée par le sort, et malgré les privations de toute nature qu’il subissait, et s’imposait même parfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à ses allures de poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant que le sort lui refusait la gloire d’aller souffrir dans le lit de Gilbert, il imagina une combinaison aussi ridicule que périlleuse pour s’ouvrir la porte de l’asile des douleurs. Il se mit pendant quinze jours à un régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un livre de médecine, il étudia, pour les simuler autant que possible, les symptômes d’une maladie qui, à son début, ne se manifeste que par un affaiblissement général accompagné d’une toux légère et fréquente. Lorsqu’il crut savoir assez convenablement son rôle de phtisique pour affronter l’examen de la science, Melchior résolut d’aller se présenter à la consultation de l’Hôtel-Dieu. La veille du jour qu’il avait choisi, il fit par un temps affreux une course d’environ dix lieues dans les environs de Paris, et lorsqu’il arriva à l’hôpital, la fatigue l’avait si bien grimé et le froid l’avait si bien enrhumé, qu’il avait l’air d’un poitrinaire authentique… Quand son tour fut venu de passer à la visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plus beaux vers pour cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si épouvantable, et la peur de voir sa ruse découverte lui avait procuré une si belle fièvre, que le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin d’admission.
– Quelle est votre profession? lui demanda-t-il à titre de renseignement.
– Je suis poète, monsieur, répondit Melchior en prenant une pose fatale; c’est-à-dire un de ces malheureux que la brutalité du siècle abandonne sans pitié à toutes les misères, et que…
– C’est bon! C’est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n’en mourrez pas cette fois-ci.
Un candidat académique qui vient d’être élu n’est pas plus heureux, en s’asseyant pour la première fois dans son fauteuil, que ne le fut Melchior lorsqu’il entra dans la salle de l’hôpital.
– Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voilà donc sur cet affreux grabat des misères humaines, et sur-le-champ il commença une ode À l’hôpital. Voici quel était son but: une fois cette ode achevée, et il était bien convenu qu’elle serait sublime, Melchior la datait du Lieu des douleurs, et il l’adressait à la Revue des Deux-Mondes, qui s’empressait de l’imprimer, cela était encore convenu. L’ode imprimée excitait l’admiration générale. La presse, le public, tout le monde s’inquiétait de ce poète martyr, de cet autre Gilbert, de ce frère de Moreau, qui agonisait sur un infâme grabat, etc., etc. Et alors, cela était toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son lit de souffrance. Les femmes du monde arrivaient en équipage et voulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leurs consolations. La chambre des députés elle-même s’émouvait; le ministre était interpellé et donnait une pension à Melchior pour faire taire les criailleries des journaux libéraux qui hurleraient: Encore un grand poète qui se meurt de misère! Les éditeurs accouraient en foule et se disputaient l’honneur d’imprimer les vers de Melchior. La célébrité chantait son nom dans tous les carrefours de l’univers, et il faisait renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plan combiné par Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à son ode, qui, lorsqu’elle fut terminée ne comptait pas moins de trois cents vers. C’était un ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écrite dans un style médiocre. Le poète l’adressa à une grande revue, et s’endormit, sûr de son affaire.
Mais les choses ne se passèrent point comme le poète l’avait espéré. La grande revue n’imprima point son ode; l’univers entier ignora qu’il était à l’hôpital; les femmes du monde allèrent au bois, à l’Opéra et au bal; les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveau Gilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme on était alors en hiver, époque où les malades sont plus nombreux et les lits d’hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyant que la maladie de Melchior n’avait rien de sérieux, lui donna à entendre qu’il eût à demander son exeat, s’il ne préférait pas qu’on le lui offrît. Il retourna donc chez lui; mais, durant son séjour à l’hôpital, l’ennui, les drogues et les tisanes qu’il avait été forcé de prendre pour faire croire à cette fausse maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette leçon le fit un peu revenir sur le bonheur qu’on éprouve à souffrir dans le lit de Gilbert. Lorsqu’il fut guéri il alla à la Revue savoir ce qu’on pensait de son ode et à quelle époque on l’imprimerait. On lui répondit qu’on ne l’imprimerait pas, et il parut étonné.
Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer Melchior à son système: il commença de nouveau à se monter des coups, comme on dit, et il ne se passait guère de jours où il ne s’ouvrît en rêve de radieux chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il caressait son idée fixe, qui était, comme on le sait, d’élever un monument poétique à celle qui avait eu les prémices de son cœur. Il ne lui manquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, en faisant imprimer son volume d’élégies. Un beau matin il ne lui manqua plus rien: un oncle qu’il avait en Bourgogne mourut subitement, et une somme de douze cents francs dégringola avec un grand fracas du testament de l’oncle jusqu’au milieu de la misère du neveu, qui, sans faire ni une ni deux, courut chez un imprimeur s’entendre pour l’impression de son livre.
Le jour où il devait recevoir l’épreuve de la première feuille de son livre, Melchior convoqua ses amis à une grande soirée littéraire et les pria d’amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d’un auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et à l’heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior était en habit noir et en cravate blanche à nœud mélancolique; il allait commencer, après une petite allocution aux dames, la lecture du poème, déjà lu tant de fois, lorsqu’un nouveau couple retardataire entra subitement au milieu de l’assemblée. C’était un ami de Melchior, accompagné de sa maîtresse de la veille.
En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de reconnaître son idole, sa première maîtresse, qu’il croyait morte depuis deux ans en Angleterre, où l’avait entraînée un mari barbare et jaloux. La dame, en réalité, avait bien été en Angleterre; mais elle n’avait point tardé à jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et après deux années de séjour parmi les brouillards de Londres, elle était depuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le soleil de Paris. Pour le moment elle n’était pas très heureuse, et donna clairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle était restée seule, qu’elle préférait une robe et des bottines à tous les poèmes du monde.
Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l’imprimeur…
– Comment, mon pauvre chéri, tu as écrit tout cela pour moi… pendant… que… Ah! ah! c’est bien drôle, fit la dame.
– Oui, dit Melchior, je t’ai aimée en vers pendant deux ans; maintenant je vais t’aimer en prose. Il l’aima ainsi pendant six semaines, après quoi il employa le reste de son argent à apprendre la tenue des livres, afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il est actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu’il le fut jadis de la fièvre des rimes.