39633.fb2 Sinouh? l’Egyptien. Tome 1 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 6

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LIVRE V. Les Khabiri

Je vais maintenant parler de la Syrie et des villes que j'ai visitées, et tout d'abord il faut relever que dans les terres rouges tout se passe à l'inverse de ce qui existe dans le pays noir. C'est ainsi qu'on n'y trouve pas de fleuve, mais l'eau tombe du ciel et arrose le sol. A côté de chaque vallée se dresse une montagne et derrière la montagne s'étend une autre vallée, et dans chaque vallée habite un peuple différent avec un prince indépendant qui paye un tribut au pharaon. Ils parlent des langues et des dialectes différents, et les habitants du littoral vivent de la mer, soit comme pêcheurs, soit comme navigateurs, mais dans l'intérieur la population cultive les champs et se livre à des rapines que les garnisons égyptiennes sont impuissantes à empêcher. Les vêtements qu'ils portent sont bigarrés et habilement tissés en laine, et ils se couvrent le corps de la tête aux pieds, probablement parce que leur pays est plus froid que l'Egypte, mais aussi parce qu'ils jugent impudique de dévoiler leur corps, sauf pour faire leurs besoins en plein air, ce qui est une horreur pour les Egyptiens. Ils ont les cheveux longs et portent la barbe et ils prennent toujours leurs repas à l'intérieur des maisons, et leurs dieux, qui diffèrent dans chaque ville, exigent aussi des sacrifices humains. Ces quelques mots suffisent à faire comprendre que dans les pays rouges tout est différent de l'Egypte, mais je ne saurais en fournir une explication.

Aussi chacun comprendra-t-il que les nobles Egyptiens, envoyés à cette époque dans les villes de Syrie pour lever le tribut au pharaon et pour commander les garnisons, considéraient leur mission plutôt comme un châtiment que comme un honneur et qu'ils regrettaient les rives du fleuve, sauf quelques-uns qui s'efféminaient et, séduits par la nouveauté, changeaient de vêtements et de mentalité et sacrifiaient aux dieux étrangers. Les mœurs bizarres des Syriens et leurs intrigues continuelles et leurs tergiversations dans le payement du tribut, ainsi que les querelles entre les princes, causaient bien des tracas aux fonctionnaires égyptiens. Il y avait cependant à Simyra un temple d'Amon, et la colonie égyptienne donnait des festins et des fêtes et vivait sans se mélanger aux Syriens, conservant ses propres coutumes et cherchant de son mieux à s'imaginer être en Egypte.

Je restai deux ans à Simyra, et j'y appris la langue et l'écriture de la Babylonie, parce qu'on m'avait dit qu'un homme qui les possédait pouvait voyager dans tout le monde connu et se faire comprendre partout par les gens cultivés. Le babylonien s'écrit sur des tablettes d'argile avec un poinçon, comme chacun le sait, et c'est ainsi que les rois correspondent entre eux. Mais je ne saurais dire pourquoi, à moins qu'on ne pense que le papier peut brûler, tandis qu'une tablette se conserve éternellement pour prouver avec quelle rapidité les rois et les souverains oublient leurs alliances et leurs traités sacrés.

En disant qu'en Syrie tout est à rebours de l'Egypte, j'entends aussi que le médecin doit aller lui-même à la recherche des clients et que les malades n'appellent pas le médecin, mais qu'ils prennent celui qui vient chez eux, car ils s'imaginent qu'il a été envoyé par les dieux. Ils donnent à l'avance le cadeau au médecin et non pas après leur guérison, ce qui est favorable aux médecins, parce qu'un malade guéri oublie la reconnaissance. C'est aussi la coutume que les nobles et les riches aient Un médecin attitré auquel ils remettent des cadeaux tant qu'ils sont en bonne santé, mais une fois malades ils ne donnent plus rien, jusqu'à leur guérison.

Je me proposais de commencer tout tranquillement à pratiquer mon art à Simyra, mais Kaptah me dit: «Non.» Son idée était que je devais consacrer tout mon argent à m'acheter de beaux vêtements et à rétribuer des hérauts chargés de vanter mes talents dans tous les endroits où se réunissaient les gens. Ces hommes devaient aussi dire que je n'allais pas chercher les clients, mais que les malades devaient venir chez moi, et Kaptah ne me permettait de recevoir que des clients qui auraient versé au moins une pièce d'or. Je lui dis que c'était insensé dans une ville où personne ne me connaissait et dont les mœurs étaient différentes de celles de la terre noire. Mais Kaptah fit la sourde oreille, et je dus m'incliner, car il était obstiné comme une bourrique dès qu'il avait une idée en tête.

Il me décida aussi à aller voir les meilleurs médecins de Simyra et à leur dire:

– Je suis le médecin égyptien Sinouhé, à qui le nouveau pharaon a donné le nom de «Celui qui est solitaire», et ma réputation est grande dans mon pays. Je réveille les morts et je rends la vue aux aveugles, si dieu le veut, car je possède dans mes bagages un petit dieu très puissant. Mais la science n'est pas la même partout et les maladies non plus. C'est pourquoi je suis venu dans votre ville pour y étudier les maladies et pour les guérir et pour profiter de votre science et de votre sagesse. Je n'entends nullement vous déranger dans la pratique de votre profession, car qui suis-je pour rivaliser avec vous? Et l'or est comme de la poussière à mes pieds, si bien que je vous propose de m'envoyer les malades qui ont encouru la colère de vos dieux et que, pour cette raison, vous ne pouvez guérir, et surtout ceux dont l'état nécessiterait l'intervention d'un couteau, puisque vous n'en utilisez pas, afin que je puisse voir si mon dieu peut les guérir. Si je réussis, je vous donnerai la moitié du cadeau que je recevrai, car en vérité je ne suis pas venu ici pour amasser de l'or, mais bien du savoir. Et si je ne les guéris pas, je ne veux pas non plus accepter de cadeau, et je vous les renverrai avec leur cadeau.

Les médecins de Simyra, que je rencontrais dans la rue ou sur les places à la recherche de malades et à qui je parlais ainsi, balançaient leurs robes et se grattaient la barbe et me disaient:

– Certes tu es jeune, mais ton dieu t'a sûrement octroyé la sagesse, car tes paroles sont agréables à nos oreilles. Et surtout ce que tu dis des cadeaux et de l'or. Ta proposition au sujet des opérations au couteau nous convient aussi, car en soignant les malades nous ne recourons jamais au couteau, parce qu'un malade traité ainsi meurt encore plus sûrement que si on ne l'avait pas opéré. La seule chose que nous te demandons, c'est de ne pas guérir les gens par la magie, car notre magie est très puissante, et dans ce domaine la concurrence est déjà exagérée à Simyra et dans les autres villes du littoral.

Ce qu'ils disaient de la magie était vrai, car dans les rues circulaient de nombreux hommes ignorants, qui ne savaient pas écrire, mais qui promettaient de guérir les malades par la magie et qui vivaient grassement aux crochets des gens crédules, jusqu'à ce que leurs clients mourussent ou fussent guéris. Sur ce point aussi, ils différaient de l'Egypte où, comme chacun le sait, la magie ne se pratique que dans les temples, par les soins des prêtres du degré supérieur, si bien que tous les autres guérisseurs doivent travailler en secret et sous la menace d'un châtiment.

Le résultat fut que je vis accourir des malades que les autres médecins n'avaient pu guérir, et je les guérissais, mais je renvoyais ceux qui étaient incurables aux médecins de Simyra. J'allai chercher dans le temple d'Amon le feu sacré pour pouvoir me purifier comme il est prescrit, et ensuite je me risquai à utiliser le couteau et à effectuer des opérations qui étonnèrent fort mes confrères de Simyra. Je réussis aussi à rendre la vue à un aveugle qui avait été soigné en vain par des médecins et par des sorciers, avec un baume fait de salive mélangée à la poussière. Mais moi je le guéris avec une aiguille, à la mode égyptienne, et ce cas me valut une immense réputation, bien que le malade reperdît la vue par la suite, car ces guérisons ne sont pas durables.

Les marchands et les riches de Simyra vivent une existence de paresse et de luxe et ils sont plus gras que les Egyptiens et ils souffrent d'asthme et de maux d'estomac. Je les traitais avec le couteau, si bien que leur sang coulait comme de porcs gras, et lorsque ma provision de remèdes toucha à sa fin, je fus heureux d'avoir appris à ramasser les simples aux jours propices selon la lune et les étoiles, car sur ce point le savoir des médecins de Simyra était si insuffisant que je ne me fiais pas du tout à leurs remèdes. Aux gens obèses, je donnais des drogues qui diminuaient leurs maux d'estomac et les empêchaient de suffoquer, et je vendais ces remèdes fort cher, à chacun selon sa fortune, et je n'eus de conflit avec personne, car je remettais des cadeaux aux médecins et aux autorités, et Kaptah chantait mes louanges et hébergeait chez moi des mendiants et des conteurs, afin que ceux-ci répandissent ma renommée dans les rues et sur les places, pour que mon nom ne sombrât point dans l'oubli.

Je ne gagnais pas mal, et tout l'or que je n'utilisais pas pour moi ou pour des cadeaux, je le déposais dans les maisons de commerce de Simyra qui envoyaient des navires en Egypte et dans les îles de la mer et dans le pays des Khatti, si bien que je possédais des parts dans maint navire, tantôt un centième, tantôt un cinq-centième, selon l'état de mes finances. Certains navires ne revenaient jamais au port, mais la plupart rentraient et mon compte dans les registres des compagnies doublait ou triplait. Telle était la coutume de Simyra, qui est inconnue en Egypte, et les pauvres aussi spéculaient et ils augmentaient ou diminuaient leur capital, car ils se cotisaient à dix ou à vingt pour acheter un millième de navire ou de cargaison. Ainsi, je n'avais pas à garder de l'or chez moi, ce qui attire les voleurs et les brigands, mais tout mon or était inscrit dans les registres de la compagnie, et lorsque j'allais dans les autres villes, comme à Byblos ou à Sidon, pour y soigner des malades, je n'avais pas besoin d'emporter de l'or, mais la compagnie me remettait une tablette d'argile et sur présentation les compagnies de Byblos et de Sidon me remettaient de l'or, si j'en avais besoin ou si je voulais faire quelque achat. Mais la plupart du temps je n'eus pas à y recourir, car je recevais de l'or des malades que je guérissais et qui m'avaient fait venir de Simyra, après avoir perdu toute confiance dans les médecins de leur ville.

Ainsi je prospérais et m'enrichissais, et Kaptah engraissait et portait des vêtements chers et s'oignait de parfums et devenait arrogant même envers moi, au point que je lui distribuais alors des coups de bâton. Quant à savoir pourquoi tout allait si bien, je ne saurais le dire. J'étais jeune et je croyais à ma science et mes mains ne tremblaient pas en maniant le couteau et j'étais audacieux en soignant les malades, parce que je n'avais rien à perdre. Je ne méprisais pas non plus la science syrienne et je recourais à ses méthodes quand elles me paraissaient bonnes, et ils étaient surtout habiles dans l'emploi du fer rouge au lieu du couteau, bien que ce procédé fût plus douloureux pour le malade. Mais la raison de mon grand succès est que je n'enviais personne et ne rivalisais avec personne, puisque je partageais généreusement mes cadeaux avec les autres et que je recevais les malades que mes confrères ne pouvaient guérir, et pour moi le savoir était plus important que l'or. Une fois que j'eus amassé assez d'or pour vivre largement selon mon rang, l'or perdit son importance pour moi, et il m'arriva parfois de soigner aussi des indigents pour m'instruire de leurs souffrances.

Mais je restais solitaire et la vie ne m'apportait aucune joie. Je me lassai aussi du vin, car il ne me réjouissait plus le cœur, il me rendait le visage noir comme la suie, si bien que je pensais mourir après en avoir bu. Mais j'accroissais mon savoir et j'apprenais l'écriture et la langue de Babylone de sorte que je n'avais pas un moment de loisir durant mes journées, et la nuit mon sommeil était profond.

J'étudiais aussi les dieux de la Syrie, pour voir s'ils auraient un message pour moi. Comme tout le reste, les dieux de Simyra différaient des égyptiens. Leur dieu suprême était le Baal de Simyra et c'était un dieu cruel dont les prêtres se châtraient et qui exigeait du sang humain pour être propice à la ville. La mer aussi demandait des sacrifices, et Baal voulait même des enfants, si bien que les marchands et les autorités de Simyra étaient sans cesse préoccupés de trouver des victimes. C'est pourquoi je n'avais pas vu à Simyra un seul esclave difforme et les pauvres étaient soumis à des châtiments affreux pour des vétilles, de sorte qu'un homme qui volait un poisson pour nourrir sa famille était mis en pièces sur l'autel de Baal. En revanche, un homme qui trompait autrui en faussant les poids ou en mélangeant de l'argent à l'or n'était pas puni, mais on admirait son astuce, car ils disaient: «L'homme a été créé pour être roulé.» C'est pourquoi aussi leurs marchands et leurs capitaines volaient des enfants jusqu'en Egypte et le long des côtes pour les sacrifices à Baal, et c'était pour eux un grand mérite.

Leur déesse était As tarte, qu'on appelait aussi Ishtar, et elle avait de nombreuses mamelles et on la vêtait chaque jour d'habits fins et de bijoux et elle était servie par des femmes qu'on appelait les vierges du temple, bien qu'elles ne fussent plus vierges. Au contraire, leur fonction consistait à se prostituer dans le temple, et cet acte était agréable à la déesse et d'autant plus favorable que les visiteurs donnaient plus d'argent ou plus d'or au temple. C'est pourquoi ces femmes rivalisaient d'habileté pour plaire aux hommes et dès leur enfance on les instruisait à cet effet, afin que les hommes fussent généreux pour la déesse. Cette coutume est aussi bien différente de l'Egypte où c'est un grand péché de se divertir avec une femme dans le territoire du temple, et si un couple y est surpris, on envoie l'homme aux mines et on purifie le temple.

Mais les marchands de Simyra surveillent strictement leurs femmes et ils les gardent recluses chez eux et elles portent d'épais vêtements de la tête aux pieds, afin de ne pas séduire par leur extérieur. Eux-mêmes vont au temple pour se distraire et pour honorer les dieux. C'est pourquoi il n'existe pas à Simyra de maisons de joie comme en Egypte, et si un homme ne veut pas se contenter des vierges du temple, il en est réduit à se marier ou à acheter une esclave pour se divertir avec elle. Chaque jour, de nombreux esclaves étaient mis en vente, car sans cesse arrivaient des navires, et il y en avait de toutes les couleurs et dimensions, des gras et des maigres, des enfants et des vierges, de quoi contenter et satisfaire tous les goûts. Les esclaves estropiés étaient acquis par les autorités à vil prix pour être sacrifiés à Baal, et les Simyriens souriaient alors et se tapaient les cuisses en se trouvant bien malins d'avoir ainsi trompé les dieux. Mais si l'esclave sacrifié était très vieux et édenté ou invalide et mourant, ils plaçaient un bandeau sur les yeux du dieu, afin que celui-ci ne vît pas les défauts de la victime, tout en se réjouissant les narines à l'odeur du sang versé en son honneur.

Moi aussi je sacrifiais à Baal, puisque c'était le dieu de la ville et qu'il valait mieux être en bons termes avec lui. Mais comme Egyptien, je ne lui portais pas des offrandes humaines, je lui donnais de l'or. Parfois, je me rendais aussi dans le temple d'Astarté qui s'ouvrait le soir, et j'écoutais la musique et je regardais comment les femmes du temple, que je me refuse à appeler les vierges, exécutaient des danses voluptueuses en l'honneur de la déesse. Puisque c'était la coutume, je me divertissais avec elles, et mon étonnement fut grand quand elles m'apprirent bien des choses que j'ignorais. Mais mon cœur ne se réjouissait pas avec elles, je n'y allais que par curiosité, et lorsqu'elles m'eurent enseigné tout ce qu'elles savaient, je me lassai d'elles et je n'entrai plus dans leur temple et à mon sens rien n'était plus monotone que leur habileté.

Pourtant Kaptah était inquiet à mon sujet et il hochait la tête en me regardant, parce que mon visage vieillissait et que les rides se creusaient entre mes sourcils et que mon cœur se fermait. C'est pourquoi il espérait que j'achèterais une esclave pour me divertir avec elle, lorsque j'en aurais le temps. Comme Kaptah était mon intendant et qu'il tenait ma bourse, il m'acheta un beau jour une esclave à son goût, il la lava et l'habilla et l'oignit, puis il me la montra le soir, alors que fatigué par les soins aux malades, je désirais me reposer tranquillement.

Cette esclave venait des îles de la mer et sa peau était blanche et ses dents sans défauts, et elle n'était pas maigre et ses yeux étaient ronds et doux comme ceux d'une génisse. Elle m'observait respectueusement et redoutait la ville étrangère où elle avait échoué. Kaptah me la montra et me dépeignit sa beauté avec volubilité, si bien que pour lui faire plaisir je consentis à me divertir avec elle. Mais malgré tous mes efforts de rompre ma solitude, mon cœur ne se réjouit pas et avec la meilleure volonté je ne pus l'appeler sœur.

Mais ce fut une erreur de me montrer gentil avec elle, car elle devint orgueilleuse et ne cessa de me déranger dans mon travail. Elle mangeait beaucoup et engraissait et réclamait continuellement des bijoux et des vêtements et elle me suivait partout avec des yeux langoureux et voulait sans cesse se divertir avec moi. C'est en vain que je partais en voyage à l'intérieur du pays et dans les villes de la côte, car à mon retour elle était la première à me saluer et pleurait de joie et me poursuivait pour que je me divertisse avec elle. C'est en vain que dans ma colère je lui donnais des coups de canne, car elle n'en était que plus excitée et admirait ma force, si bien que la vie me devint impossible à la maison. Finalement je résolus de la donner à Kaptah qui l'avait choisie à son goût, afin qu'il se divertît avec elle et que je fusse en paix, mais elle mordit et griffa Kaptah et l'injuria dans la langue de Simyra, dont elle avait appris quelques mots, et dans celle des îles de la mer que nous ne comprenions ni l'un ni l'autre. Et ce fut en vain que tous deux nous la battîmes, car elle n'en démordait pas de vouloir se divertir avec moi. Mais le scarabée nous tira de ce mauvais pas, car un jour je reçus la visite d'un prince de l'intérieur, et c'était le roi d'Amourrou, nommé Aziru, qui connaissait ma réputation. Je lui soignai les dents et lui en fis une en ivoire à la place de celle qu'il avait perdue dans un combat contre ses voisins, et je recouvris d'or ses dents gâtées. Je fis de mon mieux, et pendant son séjour à Simyra, il vint chaque jour chez moi. C'est ainsi qu'il vit mon esclave à laquelle j'avais donné le nom de Keftiou, parce que je ne pouvais pas prononcer son nom payen, et il en tomba amoureux. Cet Aziru était robuste comme un taureau et il avait la peau blanche. Sa barbe était d'un noir bleuté et brillant, et ses yeux avaient un éclat hautain, si bien que Keftiou se mit aussi à le regarder avec convoitise, car tout ce qui est étranger intrigue les femmes. Il admirait surtout la corpulence de l'esclave, qui était cependant jeune encore, et ses vêtements qu'elle drapait à la crétoise l'excitaient fortement, parce qu'ils couvraient la gorge, mais dévoilaient la poitrine, et qu'il était habitué à voir sa femme habillée de la tête aux pieds. Pour toutes ces raisons, il finit par ne plus pouvoir dominer sa passion, et il soupira profondément en me disant un jour:

– Certes, je suis ton ami, Sinouhé l'Egyptien, et tu m'as soigné les dents et grâce à toi ma bouche reluit d'or dès que je l'ouvre, si bien que ta réputation sera grande dans le pays d'Amourrou. La récompense de tes bons soins sera si magnifique que tu en lèveras les bras d'étonnement. Mais malgré cela, je suis forcé de t'offenser contre mon gré, car depuis que j'ai vu la femme qui habite dans ta maison, j'en suis amoureux et je ne peux pas refréner mon désir, car la passion me déchire le corps comme un chat sauvage et tout ton art est impuissant à guérir cette maladie. En effet, ma passion pour cette femme est si puissante que c'est une maladie. Comme jamais encore je n'ai vu sa pareille, je comprends sans peine que tu l'aimes lorsqu'elle réchauffe ton lit la nuit. Malgré cela, je te demande de me la donner pour qu'elle devienne une de mes femmes et ne soit plus une esclave. Je te parle franchement, car je suis ton ami et un homme honnête et je te payerai le prix que tu me demanderas. Mais je te dis aussi franchement que si tu ne me la cèdes pas de bon gré, je l'enlèverai de force et l'emmènerai dans mon pays où tu ne la retrouveras jamais, si même tu t'y aventurais à sa recherche. Et si tu t'enfuyais de Simyra avec elle, je te découvrirais et mes envoyés te tueraient et l'emmèneraient chez moi. Je t'expose tout cela, parce que je suis un homme honnête et ton ami, et que je ne veux pas t'adresser des paroles perfides.

Ces mots me causèrent une telle joie que je levai le bras en signe d'allégresse, tandis que Kaptah s'arrachait les cheveux et hurlait:

– Ce jour est néfaste et mieux vaudrait que mon maître ne fût jamais né, puisque tu veux lui ravir la seule femme avec laquelle son cœur se réjouisse. Cette perte sera irréparable, car pour mon maître cette femme est plus précieuse que tout l'or et les bijoux et l'encens, car elle est plus belle que la pleine lune et son ventre est rond et blanc comme un sein, bien que tu ne l'aies pas encore vu, et ses seins sont comme des melons, ainsi que tu peux le voir de tes propres yeux.

Il parlait ainsi, parce qu'il avait appris les façons des commerçants de Simyra et qu'il voulait obtenir un bon prix de l'esclave, dont notre désir commun était de nous débarrasser au plus vite. A ces mots, Keftiou fondit en larmes et déclara que jamais elle ne m'abandonnerait, mais entre ses doigts elle regardait avec admiration Aziru et sa barbe bouclée.

Je levai le bras et leur imposai silence et j'affectai un grand sérieux en parlant:

– Prince Aziru, roi d'Amourrou et mon ami! Certes, cette femme est chère à mon cœur et je l'appelle ma sœur, mais ton amitié m'est plus précieuse que tout et c'est pourquoi je te la donne en gage d'amitié, je ne la vends pas, c'est un cadeau, et je te prie de la bien traiter et de lui faire tout ce que réclame le chat sauvage dans ton corps, car si je ne me trompe, son cœur s'est tourné vers toi et sera ravi de tout ce que tu lui feras, car son corps aussi contient plus d'un chat sauvage.

Aziru cria de joie et dit:

– Vraiment, Sinouhé, bien que tu sois Egyptien et que tout le mal vienne d'Egypte, je serai désormais ton ami et ton frère, et ton nom sera béni dans tout le pays d'Amourrou, et quand tu y viendras en visite, tu seras assis à ma droite avant tous mes nobles et mes autres hôtes, même s'ils étaient des rois, je te le jure.

Ayant dit ces mots, il sourit de tout l'or de ses dents et regarda Keftiou qui avait oublié ses larmes, et il devint sérieux. Ses yeux brillèrent comme des braises et il la prit dans ses bras, faisant trembler les deux melons, et il la jeta dans sa litière sans être gêné par son poids. C'est ainsi qu'il emmena Keftiou, et je ne le revis pas de trois jours et personne d'autre ne l'aperçut dans toute la ville, car il s'était enfermé dans son hôtellerie. Mais Kaptah et moi nous étions ravis d'être débarrassés de cette encombrante personne. Mon esclave me reprocha cependant de n'avoir pas exigé de cadeau, puisqu'Aziru m'aurait donné tout ce que je lui aurais demandé. Mais je lui dis:

– Je me suis acquis l'amitié d'Aziru en lui donnant cette esclave. De demain nul n'est certain. Bien que le pays d'Amourrou soit petit et insignifiant et qu'il ne produise que des ânes et des moutons, l'amitié d'un roi est une amitié de roi et peut-être plus importante que l'or.

Kaptah secoua la tête, mais il oignit de myrrhe le scarabée et lui offrit de la bouse fraîche pour le remercier de nous avoir débarrassés de Keftiou.

Avant de repartir pour son pays, Aziru revint me voir et s'inclina jusqu'à terre devant moi et dit:

– Je ne t'offre pas de cadeaux, Sinouhé, car tu m'as donné un présent qu'on ne peut compenser par des cadeaux. Cette esclave est encore plus merveilleuse que je le pensais et ses yeux sont comme des puits sans fond et je ne me rassasierai jamais d'elle, bien qu'elle m'ait extrait toute ma semence, comme on presse une olive pour en tirer l'huile. Pour te parler franchement, mon pays n'est guère riche et je ne peux me procurer de l'or qu'en imposant un tribut aux marchands qui traversent mes terres et en guerroyant contre mes voisins, mais alors les Egyptiens sont comme des taons autour de moi et le dommage est souvent supérieur au profit. C'est pourquoi je ne peux te donner les cadeaux que tu mériterais, et je suis fâché contre l'Egypte qui a anéanti l'antique liberté de mon pays, si bien que je ne peux plus guerroyer à ma guise ni détrousser les marchands, selon la coutume de mes pères. Mais je te promets que si jamais tu viens chez moi pour me demander quoi que ce soit, je te le donnerai si c'est en mon pouvoir, à condition que ce ne soit pas cette esclave ni des chevaux, car j'ai très peu de chevaux et j'en ai besoin pour mes chars de guerre. Mais demande-moi autre chose, et je te le donnerai, si c'est en mon pouvoir. Et si quelqu'un cherche à te nuire, envoie-moi un message et mes émissaires le tueront, où qu'il soit, car j'ai des hommes à moi ici à Simyra, bien que chacun ne le sache pas, et aussi dans les autres villes de Syrie, mais j'espère que tu garderas ce secret pour toi. Je te parle ainsi seulement pour que tu saches que je ferai mettre à mort qui tu voudras, et personne n'en saura rien et ton nom ne sera pas mêlé à l'affaire. Telle est mon amitié pour toi.

Sur ces mots, il m'embrassa à la syrienne et je constatai qu'il me respectait et m'admirait grandement, car il ôta une chaîne d'or de son cou et me la tendit, bien que ce fût certainement pour lui un lourd sacrifice, car en le faisant il poussa un gros soupir. C'est pourquoi à mon tour je lui donnai la chaîne d'or de mon cou, que j'avais reçue du plus riche armateur de Simyra pour avoir sauvé la vie de sa femme dans un accouchement difficile, et je la lui passai au cou, et il ne perdit rien au change, ce qui lui fut très agréable. C'est ainsi que nous nous séparâmes.

Libéré de mon esclave, mon cœur était léger comme un oiseau et mes yeux aspiraient à voir du nouveau et une vague inquiétude m'envahissait l'esprit, si bien que je ne me plaisais plus à Simyra. C'était le printemps et dans le port les navires se préparaient pour de longs voyages et les prêtres sortaient de la ville dans la campagne verdoyante pour déterrer leur dieu Tammuz qu'ils avaient enseveli en automne au milieu des plaintes, en se tailladant le visage.

Dans mon agitation, je suivis les prêtres, mêlé à la foule, et la terre verdoyait, les feuilles s'ouvraient sur les arbres, les colombes roucoulaient et les grenouilles coassaient dans les marais. Les prêtres déplacèrent la pierre qui obstruait la tombe et ils sortirent le dieu avec des cris d'allégresse, en disant qu'il vivait et ressuscitait. Le peuple poussa des clameurs de joie et se mit à casser des branches et à boire du vin et de la bière dans les kiosques que les marchands avaient dressés autour de la tombe. Les femmes tirèrent sur un chariot un gros membre viril en bois, en poussant des cris d'allégresse, et à la tombée de la nuit elles ôtèrent leurs vêtements et coururent dans les prairies, et peu importe qui était mariée ou célibataire, chacun prenait une compagne à sa guise, et partout grouillaient des couples. Tout ceci différait aussi de l'Egypte. Ce spectacle me rendit mélancolique et je me dis que j'étais déjà vieux depuis ma naissance, comme la terre noire était plus vieille que les autres, tandis que ces gens étaient jeunes et servaient leurs dieux adéquatement.

Avec le printemps se répandit aussi la nouvelle que les Khabiri avaient quitté leur désert et qu'ils ravageaient les régions frontières de la Syrie du nord au sud, incendiant les villages et assiégeant les villes. Mais les troupes du pharaon arrivèrent de Tanis à travers le désert du Sinaï et engagèrent la lutte contre les Khabiri et elles enchaînèrent leurs chefs et les repoussèrent dans le désert. Ces événements se reproduisaient tous les printemps, mais cette fois les habitants de Simyra étaient inquiets, car les Khabiri avaient pillé la ville de Katna où il y avait une garnison égyptienne, et ils avaient tué le roi et massacré tous les Egyptiens, y compris les femmes et les enfants, sans faire de prisonniers pour obtenir des rançons, et cela n'était pas arrivé de mémoire d'homme, car habituellement les Khabiri évitaient les villes de garnison.

Ainsi, la guerre avait éclaté en Syrie, et je n'avais jamais vu la guerre. C'est pourquoi je rejoignis les troupes du pharaon, car je désirais connaître aussi la guerre pour voir ce qu'elle aurait à m'apprendre, et pour étudier les blessures causées par les armes et les massues. Mais avant tout je partis parce que les troupes étaient commandées par Horemheb et que dans ma solitude je désirais voir le visage d'un ami et entendre la voix d'un ami. C'est pourquoi je luttais avec moi et je me disais qu'il n'aurait qu'à affecter de ne pas me reconnaître, s'il avait honte de mes actes. Mais le temps avait coulé et en deux ans il s'était passé bien des choses et mon cœur s'était peut-être endurci, puisque le souvenir de ma honte ne me consternait plus autant qu'avant. C'est pourquoi je partis en bateau vers le sud et gagnai l'intérieur avec les troupes du ravitaillement et les bœufs qui tiraient les chariots de blé et les ânes chargés de jarres d'huile et de vin et de sacs d'oignons. C'est ainsi que j'arrivai dans une petite ville sur le flanc d'une colline, et son nom était Jérusalem. Il s'y trouvait une garnison égyptienne, et c'est là que Horemheb avait établi son quartier général. Mais les bruits courant à Simyra avaient fortement exagéré la force de l'armée égyptienne, car Horemheb n'avait qu'une section de chars de combat, avec deux mille archers et lanciers, tandis qu'on disait que cette année les hordes de Khabiri étaient plus nombreuses que le sable du désert.

Horemheb me reçut dans une sordide masure et me dit:

– J'ai connu jadis un Sinouhé qui était médecin et qui était mon ami.

Il me regarda, et le manteau syrien que je portais le déconcerta. J'avais aussi vieilli, tout comme lui, et mon visage avait changé. Mais il me reconnut et leva sa cravache tressée d'or pour me saluer et il sourit et parla:

– Par Amon, tu es Sinouhé, alors que je te croyais mort.

Il chassa ses officiers d'état-major et ses secrétaires avec leurs papiers et leurs cartes, puis il demanda du vin et m'en offrit en disant:

– Etranges sont les voies d'Amon, puisque nous nous revoyons dans les terres rouges dans cet immonde patelin.

En entendant ces mots, mon cœur frémit dans ma poitrine et je sus que j'avais regretté mon ami. Je lui racontai de ma vie et de mes aventures ce qui me parut convenable, et il me dit:

– Si tu le désires, tu pourras suivre les troupes comme médecin et partager les honneurs avec moi, car vraiment je compte administrer à ces cochons de Khabiri une correction dont ils se souviendront et qui les fera pleurer d'être nés.

Il dit encore:

– J'étais certainement un fameux nigaud, la dernière fois que nous nous sommes vus, et je n'avais pas encore lavé la crotte entre mes doigts de pied. Tu étais un homme du monde déjà alors et tu m'as donné de bons conseils. Maintenant j'en sais davantage et ma main tient une cravache dorée, comme tu le vois. Mais je l'ai méritée par un misérable travail dans les gardes du pharaon, en donnant la chasse aux brigands et aux criminels que dans sa folie il avait libérés des mines, et ce fut un rude travail de les massacrer. Mais en apprenant l'attaque des Khabiri, j'ai demandé au pharaon des troupes pour les combattre et aucun officier supérieur ne s'y est opposé, car l'or et les décorations pleuvent plus autour du roi que dans le désert, et les Khabiri ont des lances acérées et leurs cris de guerre sont affreux, ainsi que je l'ai constaté moi-même. Mais enfin je peux acquérir de l'expérience et entraîner les troupes dans des batailles véritables. Et pourtant, le seul souci du pharaon est que j'érige un temple à son dieu à Jérusalem et que je chasse les Khabiri sans effusion de sang.

Horemheb éclata de rire et se donna sur la cuisse un coup de cravache. Je ris aussi, mais bientôt il cessa de rire, il but du vin et dit:

– Pour être honnête, Sinouhé, j'ai bien changé depuis que nous ne nous sommes vus, car quiconque vit dans l'entourage de notre pharaon est forcé de changer, même s'il ne le veut pas. Il me rend inquiet, car il pense beaucoup et parle de son dieu qui est différent de tous les autres, si bien qu'à Thèbes j'avais moi aussi souvent le sentiment que des fourmis me circulaient dans le crâne et je ne pouvais dormir la nuit sans avoir bu du vin et sans coucher avec des femmes pour m'éclaircir les idées. Son dieu est vraiment extraordinaire. Et il n'a pas de forme, bien qu'il soit partout, et son image est ronde, et il bénit de ses mains toutes les créatures et devant lui il n'y a pas de différence entre un esclave et un noble. Dis-moi, Sinouhé, n'est-ce pas que ce sont les paroles d'un homme malade? Et je me dis que probablement un singe malade l'a mordu dans son enfance. Car seul un fou peut s'imaginer qu'on pourra chasser les Khabiri sans effusion de sang. Dès que tu les auras entendu hurler dans le combat, tu verras que j'ai raison. Mais le pharaon pourra s'en laver les mains, si c'est sa volonté, Je me chargerai volontiers de ce péché devant son dieu et j'écraserai les Khabiri avec ma charrerie. Il reprit du vin et poursuivit:

– Horus est mon dieu et je n'ai rien contre Amon, car à Thèbes j'ai appris un bon nombre d'excellents jurons où figure son nom, et ils sont efficaces sur les soldats. Mais je comprends qu'Amon est devenu trop puissant et que pour cette raison le nouveau dieu lutte contre Amon pour renforcer le pouvoir royal. C'est la grande mère royale qui me l'a dit, et le prêtre Aï, qui porte maintenant le sceptre à la droite du souverain, me l'a confirmé. Avec l'aide de leur Aton, ils espèrent renverser Amon ou en tout cas restreindre sa puissance, car il ne convient pas que le clergé d'Amon gouverne l'Egypte au-dessus du roi. C'est de la grande politique, et comme soldat je comprends très bien pourquoi le nouveau dieu est nécessaire. Et je n'aurais rien à objecter si le pharaon se bornait à lui élever des temples et à lui recruter des prêtres, mais il pense trop à son dieu et il parle de lui et à propos de n'importe quel sujet il finit toujours par revenir à son dieu. De cette façon, il rend son entourage encore plus fou que lui. Il dit vivre de la vérité, mais la vérité est comme un couteau tranchant entre les mains d'un enfant, et elle est encore plus dangereuse entre celles d'un fou.

Il but du vin et dit encore:

– Je remercie mon faucon d'avoir pu quitter Thèbes, car Thèbes grouille comme un nid de serpents à cause de son dieu et je ne veux pas me mêler de ces querelles théologiques. Les prêtres d'Amon racontent déjà bien des anecdotes scandaleuses sur sa naissance et ils excitent le peuple contre le nouveau dieu. Son mariage a aussi causé de l'indignation, car la princesse de Mitanni, qui jouait avec des poupées, est morte subitement, et le pharaon a choisi pour grande épouse royale la jeune Nefertiti, qui est la fille d'Aï. Certes, elle est belle et s'habille bien, mais elle est très obstinée, elle est tout à fait la fille de son père.

– Comment la princesse de Mitanni est-elle morte? demandai-je, car j'avais vu cette enfant aux yeux tristes qui regardait Thèbes avec angoisse, lorsqu'on la portait au temple par l'allée des béliers, vêtue et ornée comme une image de dieu.

– Les médecins disent qu'elle n'a pas supporté le climat de l'Egypte, répondit Horemheb en riant. C'est une blague, car chacun sait que nulle part dans le monde le climat n'est plus sain qu'en Egypte. Mais tu sais que la mortalité des enfants dans le gynécée royal est grande, plus grande que dans le quartier des pauvres à Thèbes, bien que cela paraisse incroyable. Il est plus sage de ne pas mentionner de noms, mais pour moi je conduirais mon char devant la maison du prêtre Aï, si j'osais.

Il parlait avec nonchalance et se donnait des coups de cravache sur les cuisses, en buvant du vin, mais il avait grandi et il s'était virilisé, et son esprit connaissait les soucis, si bien qu'il n'était plus un enfant vantard. Il dit encore:

– Si tu désires connaître le dieu du pharaon, viens demain à l'inauguration du temple que je lui ai fait élever rapidement sur une colline de cette ville. Je lui enverrai un récit de la fête, sans lui toucher mot des morts et du sang déjà versé, pour ne pas le tourmenter dans son palais doré. Il ajouta:

– Passe la nuit dans une tente, si tu y trouves de la place. Ma dignité exige que je dorme ici dans le palais du prince, bien que la vermine y foisonne. Mais la vermine fait partie de la guerre, comme la faim et la soif et les blessures et les villages incendiés, si bien que je ne me plains pas.

Je passai la nuit dans une tente où l'on me traita bien, car je m'étais lié en cours de route avec l'officier de ravitaillement. Il fut ravi d'apprendre que je suivrais les troupes comme médecin, et quel soldat ne tiendrait pas à être en bons termes avec le médecin?

A l'aube, les trompettes me réveillèrent et les soldats se rassemblèrent et s'alignèrent, et les sous-officiers et les chefs passaient entre les rangs en hurlant et en distribuant des coups de fouet. Quand tous furent en ordre, Horemheb sortit de la sordide résidence du prince, la cravache d'or à la main, et un serviteur tenait un parasol sur sa tête et chassait les mouches, tandis que Horemheb parlait aux soldats de la manière suivante:

– Soldats d'Egypte! Je dis soldats d'Egypte, et par ces mots, je désigne aussi bien vous, nègres dégoûtants, que vous, sales lanciers syriens, et vous aussi, shardanes et conducteurs des chars de guerre, qui ressemblez le plus à des soldats et à des Egyptiens dans ce troupeau bêlant et beuglant. J'ai été patient avec vous et je vous ai entraînés consciencieusement, mais à présent, ma patience est à bout et je renonce à vous envoyer à l'exercice, car si vous y allez, vous vous embarrassez dans vos lances, et si vous tirez de l'arc en courant, vos flèches volent aux quatre vents des cieux et vous vous blessez les uns les autres et vos flèches se perdent, ce qui est un gaspillage que nous ne pouvons nous permettre, grâce au pharaon, que son corps se conserve éternellement! C'est pourquoi, aujourd'hui, je vous conduirai au combat, car mes éclaireurs m'ont rapporté que les Khabiri campent derrière les montagnes, mais je ne sais pas combien ils sont, parce que les éclaireurs ont pris la fuite avant de les avoir comptés, tant ils avaient peur. Mais j'espère qu'ils sont assez nombreux pour vous massacrer tous jusqu'au dernier, afin que je n'aie plus à contempler vos binettes répugnantes et lâches et que je puisse rentrer en Egypte pour y rassembler une armée de vrais hommes qui aiment le butin et l'honneur. Quoi qu'il en soit, je vous offre aujourd'hui une dernière chance. Sous-officier, oui, toi, avec ton nez fendu, allonge un coup de pied à cet homme qui se gratte le derrière pendant que je parle! Oui, je vous offre aujourd'hui une dernière chance.

Horemheb jeta sur les hommes un regard furibond et personne n'osa plus bouger pendant qu'il parlait.

– Je vous conduirai au combat, et que chacun sache que je me jette le premier dans la mêlée et que je ne m'attarde pas à regarder qui me suit. Car je suis le fils d'Horus et un faucon vole devant moi et aujourd'hui je veux battre les Khabiri, même si je dois le faire tout seul. Mais je vous avertis que ce soir mon fouet dégoulinera de sang, car je compte rosser de ma main tout ceux qui ne me suivront pas et qui chercheront à se cacher ou à fuir, et je les rosserai tellement qu'ils souhaiteront n'être jamais nés, et je vous assure que ma cravache mord plus cruellement que les lances des Khabiri dont le cuivre est mauvais et qui se brisent facilement. Et les Khabiri n'ont rien d'effrayant, sauf leurs cris qui sont vraiment affreux, mais si l'un de vous redoute les hurlements, il n'a qu'à se mettre de l'argile dans les oreilles. Il n'en résultera aucun dommage, car les hurlements des Khabiri vous empêcheraient d'entendre les ordres, mais chacun doit suivre son chef et tous vous suivrez mon faucon. Je peux encore vous dire que les Khabiri se battent en désordre, comme un troupeau, mais je vous ai appris à rester en rangs et j'ai exercé les archers à tirer tous ensemble au commandement ou sur un signal. Que Seth et tous ses démons rôtissent quiconque tirera trop vite ou sans viser. Ne vous lancez pas dans la bataille en criant comme des femmes, mais tâcher d'être des hommes qui portent un pagne et non pas une robe. Si vous battez les Khabiri, vous pourrez vous partager leurs troupeaux et leurs marchandises et vous serez riches, car ils ont ramassé un grand butin dans les villages incendiés, et je ne veux pas garder pour moi un seul esclave ni un seul bœuf, tout sera à partager entre vous. Vous pourrez aussi vous partager leurs femmes, et je crois que vous aurez du plaisir à les caresser ce soir, car elles sont belles et ardentes et elles aiment les soldats courageux.

Horemheb regarda ses soldats, et soudain ils se mirent à crier ensemble et à frapper leurs lances contre leurs boucliers et à brandir leurs arcs. Horemheb sourit et agita nonchalamment sa cravache et dit:

– Je vois que vous brûlez du désir de vous faire rosser, mais nous devons d'abord inaugurer un temple nouveau au dieu du pharaon, dont le nom est Aton. C'est cependant un dieu qui n'a rien de guerrier, et je ne crois pas qu'il vous sera bien utile aujourd'hui. C'est pourquoi le gros de la troupe va partir, et l'arrière-garde restera pour la fête, afin de s'assurer de la bienveillance du pharaon pour nous. C'est que vous aurez une longue marche à accomplir, car je veux vous lancer dans la bataille aussi fatigués que possible, afin que vous n'ayez plus la force de fuir, mais que vous vous battiez d'autant plus courageusement pour votre vie.

Il agita de nouveau sa cravache dorée, et les troupes poussèrent des cris enthousiastes et sortirent de la ville en grand désordre, chaque section suivant son insigne qui était fixé au bout d'une perche. C'est ainsi que les soldats suivaient des queues de lions et des éperviers et des têtes de crocodiles, et les chars de guerre légers précédaient les troupes et couvraient leur marche. Mais les chefs supérieurs et l'arrière-garde accompagnèrent Horemheb dans le temple qui s'élevait sur un rocher en bordure de la ville. Tandis que nous nous y rendions, j'entendis murmurer les officiers et ils parlaient ainsi entre eux: «N'est-il pas stupide que le chef se jette le premier dans le combat? Nous ne le fêtons certainement pas, car de tout temps ce fut l'habitude de porter les chefs et les officiers dans des litières, derrière les troupes, car ils sont les seuls qui sachent écrire, et comment pourraient-ils autrement noter les actes des soldats et punir les lâches?» Horemheb entendit fort bien ces propos, mais il se borna à agiter sa cravache en souriant.

Le temple était petit et hâtivement construit de bois et d'argile, et il n'était pas comme les temples ordinaires, car il était à ciel ouvert et au milieu se trouvait un autel, et on ne voyait pas du tout le dieu, si bien que les soldats se regardaient avec étonnement en le cherchant. Horemheb leur parla ainsi:

– Son dieu est rond et semblable au disque du soleil, c'est pourquoi guignez du côté du ciel, vous l'y verrez peut-être. Il vous bénit de ses mains, bien que je me doute qu'aujourd'hui, après la marche, ses doigts vous feront l'effet d'aiguilles brûlantes sur vos dos.

Mais les soldats murmurèrent et dirent que le dieu du pharaon était trop éloigné. Ils désiraient un dieu devant lequel on pût se prosterner et qu'on pût toucher de ses mains, si on osait. Mais ils se turent, lorsque le prêtre s'avança, et c'était un frêle jeune homme dont la tête n'était pas rasée et qui portait une tunique blanche. Ses yeux étaient brillants et inspirés et il déposa en offrande sur l'autel des fleurs printanières et de l'huile et du vin, jusqu'au moment où les soldats rirent à haute voix. Il chanta aussi un hymne à Aton et on dit que c'est le pharaon qui l'avait composé. Il était très long et monotone, et les soldats l'écoutèrent bouche bée, sans y rien comprendre. En voici les paroles:

Ton apparition est belle à l'horizon du ciel,

O vivant Aton, principe de vie!

Quand tu te lèves à l'horizon oriental du ciel,

Tu remplis chaque pays de ta beauté,

Car tu es beau, grand, étincelant, élevé au-dessus de la terre.

Tes rayons, ils entourent les pays et tout ce que tu as créé.

Tu les enchaînes de ton amour,

Quoique tu sois éloigné, tes rayons sont sur terre,

Bien que tu résides au ciel, les empreintes de tes pas sont le jour.

Puis le prêtre dépeignit les ténèbres nocturnes et les lions qui sortent de leurs tanières la nuit, et les serpents qui mordent, si bien que de nombreux soldats commencèrent à frémir. Il décrivit la clarté du jour et affirma qu'à l'aube les oisillons battaient des ailes pour louer Aton. Il déclara aussi que ce nouveau dieu créait l'enfant dans le sein de la femme. A l'entendre, on se persuadait que cet Aton ne négligeait aucun détail dans l'univers, car aucun poussin n'arrive à percer la coquille de l'œuf et à pépier sans l'aide d'Aton.

Tu es dans mon coeur

Et nul autre ne te connaît,

Sinon ton fils le pharaon.

Tu l'inities à tes desseins

Et tu le consacres par ta puissance.

L'univers est dans tes mains

Tel que tu l'as créé,

Les hommes vivent de ta lumière,

Lorsque tu te couches, ils meurent,

Car tu es la vie

Et par toi les hommes vivent.

Tous les yeux contemplent ta beauté,

Jusqu'à ce que tu te couches,

Tout travail est abandonné,

Lorsque tu disparais à l'occident.

Depuis que tu as établi la terre,

Tu l'as préparée pour la venue de ton fils,

Qui est sorti de tes bras,

Pour le roi vivant de la vérité,

Le maître des deux pays, fils de Râ,

Qui vit de la vérité,

Pour le maître des deux couronnes tu as créé le monde,

Et pour sa grande épouse royale,

Sa bien-aimée, Maîtresse du Double Pays,

Pour Nefertiti, vivante et prospère à jamais.

Les soldats prêtaient l'oreille en grattant le sable de leurs orteils, et à la fin de l'hymne ils poussèrent des hourras en l'honneur du pharaon, car tout ce qu'ils avaient compris à cet hymne, c'est qu'il avait pour but de célébrer le pharaon et de le proclamer fils du dieu, ce qui était juste et bon, puisqu'il en avait toujours été ainsi et qu'il en serait toujours ainsi. Horemheb congédia le prêtre qui, tout ravi des applaudissements des soldats, s'en fut rédiger un rapport au roi. Mais je crois que l'hymne et ses idées ne causèrent guère de joie aux soldats qui grattaient le sable et qui allaient partir pour le combat et peut-être au-devant d'une mort violente.

L'arrière-garde se mit en branle, suivie par les chariots à bœufs et les bêtes de somme. Horemheb prit la tête avec son char et les officiers s'éloignèrent dans leurs chaises, en se plaignant de l'ardeur du soleil. Je me contentai de monter un âne en compagnie de mon ami l'officier du ravitaillement et j'emportai ma boîte à médecine, dont je pensais bien avoir besoin.

Les troupes marchèrent jusqu'au soir, avec un bref repos pour manger et boire. Des traînards de plus en plus nombreux restaient au bord du chemin, incapables de se lever, même quand les sous-officiers leur donnaient des coups de fouet et sautaient à pieds joints sur eux. Les soldats chantaient et pestaient à tour de rôle, et quand les ombres s'allongèrent, des flèches commencèrent à pleuvoir des collines en bordure du chemin, si bien que parfois dans la colonne un homme poussait un cri et portait la main à son épaule transpercée ou s'écroulait sur le chemin. Mais Horemheb ne s'attarda pas à nettoyer les abords du chemin, il accéléra l'allure, si bien que les hommes finirent par aller au pas de course. Les chars légers ouvraient la voie et bientôt nous vîmes au bord du chemin les corps déchiquetés de quelques Khabiri étendus dans leurs manteaux, la bouche et les yeux pleins de mouches. Quelques soldats sortirent de la colonne pour retourner les corps et chercher des souvenirs de guerre, mais il n'y avait plus rien à piller.

L'officier du ravitaillement transpirait sur son âne. Il me demanda de transmettre son dernier salut à sa femme et à ses enfants, car il pressentait que ce serait son dernier jour. C'est pourquoi il me donna l'adresse de sa femme à Thèbes, en me priant de veiller à ce que son corps ne soit pas dévalisé, à moins que les Khabiri ne nous aient tous massacrés avant la nuit, ainsi qu'il opinait en hochant la tête.

Enfin s'ouvrit devant nous une vaste plaine où les Khabiri avaient établi leur camp. Horemheb fit sonner les trompettes et disposa les troupes pour l'attaque, les lanciers au centre et les archers aux deux ailes. Quant aux chars, il les renvoya, et ils partirent à toute vitesse, soulevant des nuages de poussière. Il ne garda près de lui que quelques chars lourds. Dans les vallées lointaines derrière les montagnes montait la fumée des villages incendiés. Le nombre des Khabiri semblait immense dans la plaine et leurs rugissements et leurs cris remplissaient l'air comme le fracas de la mer lorsqu'ils avancèrent à notre rencontre, les boucliers et les pointes des lances luisant terriblement à la lumière du soleil couchant. Mais Horemheb s'écria:

– Ne tremblez pas des genoux, mes chers bousiers, car les Khabiri armés sont peu nombreux, et ceux que vous voyez sont leurs femmes et leurs enfants et leur bétail qui seront tous votre butin avant la nuit. Et dans leurs marmites de terre vous attend un repas chaud. C'est pourquoi cognez dur, afin que vous puissiez bientôt vous régaler, car j'ai déjà une faim de crocodile.

Mais la horde des Khabiri déferlait contre nous, effrayante, et ils étaient plus nombreux que nous et leurs lances semblaient acérées dans la lumière du soleil, et la guerre ne m'amusait plus du tout. Les rangs des lanciers faiblirent et les hommes regardaient derrière eux, comme moi aussi, mais les sous-officiers brandissaient leurs fouets et juraient, et les soldats se disaient certainement qu'ils étaient trop fatigués et trop affamés pour pouvoir échapper par la fuite, si bien que les rangs se reformèrent et que les archers se mirent à palper nerveusement la corde de leur arc, en attendant le signal.

Parvenus à bonne distance, les Khabiri poussèrent leur cri de guerre, et leurs hurlements étaient si affreux que tout mon sang reflua et que mes jambes tremblèrent. Ils se lancèrent à la course contre les nôtres et j'entendis les flèches siffler à mes oreilles en bruissant comme des mouches: psst, psst. Jamais de ma vie je n'avais entendu un bruit plus excitant que le sifflement des flèches. Et je me rassurais en constatant que les flèches n'avaient pas commis trop de dommages, car elles volaient trop haut ou tombaient sur les boucliers. En cet instant, Horemheb cria: «Suivez-moi, mes braves bousiers!» Son conducteur lança les chevaux au galop, les chars de guerre le suivirent, les archers tirèrent des salves et les lanciers se mirent à courir derrière les chars. Et alors, de tous les gosiers jaillit un cri encore plus effrayant que celui des Khabiri, car chacun criait pour sa vie et pour diminuer sa peur, et je m'aperçus que moi aussi je hurlais à pleine gorge, ce qui me soulagea immédiatement.

Les chars de guerre entrèrent à grand bruit dans la masse des Khabiri, et au premier rang, au-dessus des nuages de poussière et des lances brandies, le casque de Horemheb dressait ses plumes d'autruche. Dans la trouée des chars, les lanciers avancèrent derrière les queues de lions et les éperviers, et les archers se déployèrent dans la plaine en tirant des salves contre la foule dense des Khabiri. Dès ce moment, ce ne fut plus qu'une confusion indescriptible, du vacarme, des cliquetis, des hurlements et des cris d'agonie. Des flèches sifflèrent à mes oreilles et mon âne s'emballa et se jeta dans le gros de la mêlée, malgré mes coups de pied et mes cris. Les Khabiri se battaient avec courage et sans peur, et les hommes renversés par les chevaux cherchaient encore à atteindre de la lance ceux qui passaient à portée, et maint Egyptien perdit la vie en se penchant pour couper comme un trophée la main de l'ennemi abattu. L'odeur du sang l'emportait sur celle de la sueur et des soldats, et les corbeaux tourbillonnaient dans le ciel en essaims sans cesse plus nombreux.

Soudain les Khabiri poussèrent un hurlement furieux et prirent la fuite, car ils avaient vu que les chars légers, après avoir contourné la plaine, attaquaient leur camp et pourchassaient les femmes et dispersaient le bétail volé. Ils ne purent supporter ce spectacle, mais ils se sauvèrent pour essayer de protéger leurs femmes et leur camp, et ce fut leur perte. Car les chars se tournèrent contre eux et les dispersèrent, et les archers et les lanciers de Horemheb achevèrent le massacre. Quand le soleil se coucha, la plaine était couverte de cadavres sans mains, le camp était en flammes et partout mugissait le bétail éparpillé.

Mais dans la fureur de la victoire les soldats continuaient à massacrer et ils plongeaient leurs lances dans tout ce qui bougeait, ils tuaient aussi des hommes qui avaient déposé les armes, et ils assommaient les enfants à coup de massue et tiraient stupidement sur le bétail affolé. Horemheb donna l'ordre de sonner les trompettes, et les chefs et les officiers reprirent leurs esprits et rassemblèrent les soldats à coups de fouet. Mais mon âne affolé continuait à gambader dans la plaine et à me ballotter sur son dos comme un sac, si bien que je ne savais plus si je vivais ou si j'étais mort. Les soldats se moquaient de moi et me brocardaient, et finalement un homme donna un coup du manche de sa lance sur le museau de l'âne qui s'arrêta tout interloqué et pointa les oreilles, et alors je pus mettre pied à terre. Dès lors les soldats m'appelèrent le Fils de l'onagre.

Les prisonniers furent rassemblés et parqués dans des enclos, on ramassa les armes et on envoya des bergers à la recherche du troupeau dispersé. Les Khabiri étaient si nombreux qu'une grande partie put s'échapper par la fuite, mais Horemheb pensa qu'ils courraient toute la nuit et ne reviendraient pas de longtemps. A la lumière des tentes et des tas de fourrage en flammes, on apporta à Horemheb le coffre du dieu et il l'ouvrit et en sortit Sekhmet à la tête de lionne qui dressait fièrement ses seins de bois. Les soldats l'aspergèrent avec allégresse du sang de leurs blessures et jetèrent devant elle les mains coupées comme trophées. Ces mains formèrent un gros tas, et certains soldats en jetaient quatre ou même cinq. Horemheb distribua des chaînes en or et des bracelets et il récompensa les plus braves en les promouvant sous-officiers. Il était couvert de poussière et ensanglanté et sa cravache dégoulinait de sang, mais ses yeux souriaient aux soldats et il les appelait ses chers bousiers et saigneurs.

J'avais beaucoup de travail, car les lances et les massues des Khabiri avaient causé des blessures effrayantes. Je travaillais à la lumière des incendies, et aux cris de douleur des blessés se mêlaient les plaintes des femmes que les soldats entraînaient et tiraient au sort pour se divertir avec elles. Je lavais et suturais des plaies béantes, je remettais en place les intestins jaillis des ventres fendus et je recousais les cuirs chevelus rabattus sur les yeux. A ceux qui devaient mourir, je donnais de la bière et des stupéfiants, pour que la mort leur fût douce pendant la nuit.

Je pansais aussi les Khabiri que leurs blessures avaient empêché de fuir, mais je ne sais pourquoi j'agissais ainsi, peut-être parce que je pensais que Horemheb en retirerait un meilleur prix en les vendant en esclavage, si je les guérissais. Mais beaucoup d'entre eux refusaient mes soins, d'autres arrachaient leurs pansements en entendant pleurer les enfants et gémir les femmes violées par les Egyptiens. Ils repliaient la jambe, se couvraient la tête et mouraient d'hémorragie.

En les regardant, je n'étais plus aussi fier de notre victoire, car ils étaient de pauvres habitants du désert, et le bétail des vallées et le blé les attiraient, parce qu'ils souffraient de la famine. C'est pourquoi ils venaient piller la Syrie, et leurs membres étaient maigres et beaucoup avaient les yeux malades. Cependant, ils étaient de rudes et redoutables combattants, et sur leurs pas montait la fumée des villages incendiés et retentissaient les pleurs et les gémissements. Mais malgré tout j'avais pitié d'eux, en voyant leurs larges nez pâlir, tandis qu'ils se couvraient de leurs haillons pour mourir.

Le lendemain, je rencontrai Horemheb qui me félicita, et je lui conseillai d'établir ici un camp fortifié où les soldats les plus grièvement blessés pourraient se guérir, car si on les transportait à Jérusalem, ils périraient en route. Horemheb me remercia de mon aide et dit:

– Je ne te croyais pas aussi courageux que je l'ai constaté hier de mes propres yeux, quand tu te lançais dans la pire mêlée sur un âne furieux. Mais tu ne savais certainement pas qu'à la guerre le travail du médecin ne commence qu'après la bataille. J'ai entendu que les soldats t'appellent le Fils de l'onagre, et si tu le désires, je te prendrai au combat sur mon propre char, car tu as de la chance, puisque tu es encore en vie, bien que tu n'aies eu ni lance ni massue.

– Tes hommes te célèbrent et promettent de te suivre où tu voudras, lui dis-je pour le flatter. Mais comment est-il possible que tu n'aies pas la moindre blessure, alors que je pensais que tu allais certainement te faire tuer en te jetant le premier au milieu des flèches et des lances?

– J'ai un conducteur habile, dit-il. En outre, mon faucon me protège, parce qu'on aura encore besoin de moi pour de graves missions. C'est pourquoi ma conduite n'a rien de méritoire ni de courageux, puisque je sais que les flèches et les lances et les massues de l'ennemi m'évitent. Je m'élance le premier, parce que je suis destiné à répandre beaucoup de sang, bien que déjà maintenant le sang versé ne me procure plus de joie et que les hurlements des soldats écrasés sous les roues de mon char ne me divertissent guère. Dès que mes troupes seront assez entraînées et qu'elles ne craindront plus la mort, je me ferai porter en litière derrière elles, comme le fait tout capitaine raisonnable, car un vrai capitaine ne souille pas ses mains à une besogne immonde et sanglante que le plus vil esclave peut exécuter, mais il travaille avec son cerveau et il utilise beaucoup de papier et il dicte à de nombreux scribes des ordres importants que toi, Sinouhé, tu ne comprends pas, parce que ce n'est pas ton métier, tout comme moi je ne comprends rien à l'art du médecin, tout en le respectant. C'est pourquoi j'éprouve plutôt de la honte à m'être souillé les mains et le visage avec le sang de ces voleurs de troupeaux, mais je ne pouvais agir autrement: si je n'avais pas précédé mes hommes, ils auraient perdu courage et seraient tombés à genoux en gémissant, car en vérité les soldats égyptiens qui n'ont pas vu la guerre depuis deux générations sont encore plus lâches et plus pitoyables que les Khabiri. C'est pourquoi je les appelle mes bousiers, et ils sont déjà fiers de ce nom.

Je ne pouvais croire qu'en se jetant dans la mêlée comme il le faisait, il n'avait réellement pas peur pouf sa vie. C'est pourquoi j'insistai:

– Tu as une peau chaude et le sang court dans tes veines, comme chez les autres hommes. Est-ce par l'effet de quelque sortilège puissant que tu évites les blessures, ou bien d'où vient-il que tu n'aies pas peur?

Il dit:

– J'ai entendu parler de sortilège à ce propos, et je sais que bien des soldats portent au cou des amulettes qui devraient les protéger, mais après le combat d'aujourd'hui on a ramassé parmi les morts bien des hommes qui en avaient, de sorte que je ne crois pas à cette sorcellerie, bien qu'elle puisse être utile, puisqu'elle inspire confiance à l'homme inculte qui ne sait ni lire ni écrire, et qu'elle le rend héroïque au combat. A la vérité, tout cela c'est de la fumisterie, Sinouhé, Pour moi, c'est différent, car je sais que je dois accomplir de grands exploits, mais je ne peux te dire comment je le sais. Un soldat a de la chance ou il n'en a pas, et moi j'ai eu de la chance depuis que mon faucon m'a conduit vers le pharaon. Certes, mon faucon ne se plaisait pas au palais, il s'est envolé et n'est plus revenu, mais pendant que nous traversions le désert du Sinaï pour venir en Syrie, et que nous souffrions de la faim et surtout de la soif, car moi aussi je souffre avec mes soldats pour savoir ce qu'ils sentent et pouvoir mieux les commander, j'ai vu dans une vallée un buisson ardent. C'était un feu vivant qui ressemblait à un gros buisson ou à un arbre, et il ne s'épuisait pas et ne baissait pas, mais il brûlait jour et nuit et autour de lui régnait une odeur qui montait à la tête et qui me donna du courage. Je l'ai vu durant une chasse aux fauves du désert, loin de mes troupes, et seul le conducteur de mon char l'a vu, il peut en témoigner. Et dès lors je sus que ni la lance, ni la flèche ni la massue ne pourraient m'atteindre, tant que mon temps ne serait pas venu, mais je ne peux dire comment je le sais, car c'est un mystère.

Je le crus et mon respect pour lui grandit, car il n'avait aucun motif d'inventer une pareille histoire pour m'amuser, et je ne pense pas qu'il en aurait été capable, car il ne croyait que ce qu'il avait vu de ses yeux ou touché de ses mains.

Il fit camper ses troupes dans le camp des Khabiri où elles mangèrent et burent, puis elles tirèrent à la cible et s'exercèrent à la lance, et elles prenaient pour cibles les Khabiri inaptes à être vendus comme esclaves à cause de leurs blessures ou trop farouches pour faire de bons esclaves. C'est pourquoi les hommes ne murmurèrent point contre ces exercices, au contraire, ils s'y livrèrent avec une vive joie. Mais le troisième jour, l'odeur des cadavres étendus dans la plaine devint terrible, et les corbeaux et les chacals et les hyènes faisaient un tel vacarme la nuit que personne ne pouvait dormir. La plupart des femmes des Khabiri s'étaient étranglées avec leurs cheveux, qu'elles portaient longs, et elles ne réjouissaient plus personne.

Le troisième jour, Horemheb leva le camp et renvoya une partie des troupes à Jérusalem pour y transporter le butin, parce que les marchands n'étaient pas venus assez nombreux sur le champ de bataille pour acheter tous les esclaves, ustensiles de cuisine et blé, et le reste alla paître les troupeaux. On dressa un camp pour les blessés qui restèrent sous la garde des soldats d'une queue de lion, mais beaucoup d'entre eux moururent. Horemheb partit avec les chars à la poursuite des Khabiri, car en interrogeant les prisonniers, il avait appris que les Khabiri avaient réussi à emporter leur dieu dans leur fuite.

Il me prit avec lui, malgré ma résistance, et je me tenais derrière lui sur son char, cramponné à sa ceinture et déplorant le jour de ma naissance, car il avançait comme un forcené et à chaque instant je pensais que le char allait culbuter et que je me casserais la tête sur les rochers. Mais il se moquait de moi et me disait qu'il voulait me faire voir la guerre, puisque j'avais désiré savoir si elle avait quelque chose à m'apprendre.

Il me fit goûter de la guerre et je vis les chars se précipiter sur les Khabiri comme un ouragan, tandis qu'ils chantaient de joie en chassant devant eux le bétail volé vers leurs cachettes du désert. Les chevaux écrasaient les vieillards et les enfants, au milieu de la fumée des tentes incendiées, et Horemheb apprenait aux Khabiri par le sang et les larmes qu'ils feraient mieux de rester pauvres dans leur désert et de crever de faim dans leurs repaires plutôt que d'envahir la riche et fertile Syrie pour oindre d'huile leur peau brûlée par le soleil et pour s'engraisser avec le blé volé. C'est ainsi que je goûtai de la guerre, qui n'était en réalité plus une guerre, mais une poursuite et un massacre, jusqu'au moment où Horemheb en eut assez et fit relever les bornes renversées par les Khabiri, sans se soucier de les reculer dans le désert. Il dit:

– Il me faut garder de la graine de Khabiri, pour que j'aie l'occasion d'entraîner mes soldats, car si je les pacifie en les tuant tous, il n'existera plus dans tout le pays un seul endroit où l'on puisse se battre. En effet, la paix règne depuis quarante ans dans le monde, et tous les peuples vivent en bonne harmonie et les rois des grands Etats se nomment dans leurs lettres frères et amis, et le pharaon leur envoie de l'or pour qu'ils puissent lui élever une statue en or dans les temples de leurs dieux. C'est pourquoi je veux garder de la graine de Khabiri, car dans quelques années la faim les chassera de nouveau hors de leur désert et ils oublieront ce qu'il leur en avait coûté la dernière fois.

Il réussit aussi à rejoindre sur son char le dieu des Khabiri et fondit sur lui comme un faucon, si bien que les porteurs jetèrent le dieu à terre et l'abandonnèrent pour s'enfuir dans les montagnes, loin des chars. Horemheb fit couper le dieu en morceaux et il le brûla devant Sekhmet, et les soldats se frappaient la poitrine et disaient avec fierté: «C'est ainsi que nous brûlons le dieu des Khabiri.» Le nom de ce dieu était Jéhou ou Jahvé, et les Khabiri n'en avaient pas d'autres, si bien qu'ils durent regagner leur désert sans dieu et plus pauvres encore qu'à leur départ, bien qu'ils eussent déjà chanté de joie et brandi des rameaux de palmier.

Horemheb rentra à Jérusalem où s'étaient réunis les fugitifs des régions frontières, et il leur revendit leur bétail et leur blé et leurs ustensiles de cuisine, si bien qu'ils déchiraient leurs vêtements et disaient: «Ce pillage est pire que celui des Khabiri.» Mais ils n'avaient pas à se plaindre, car ils pouvaient emprunter de l'argent à leurs temples et aux marchands et au bureau du fisc, et ce qu'ils ne purent racheter, Horemheb le vendit aux marchands accourus de toute la Syrie. C'est ainsi qu'il put distribuer aux soldats une récompense en cuivre et en argent, et maintenant je compris pourquoi la plupart des blessés étaient morts dans le camp en dépit de mes soins. Leurs camarades recevaient maintenant une part plus grande du butin, et en outre, ils avaient volé les vêtements des blessés et leurs armes et leurs bijoux, et ils ne leur avaient donné ni eau ni nourriture, si bien qu'ils étaient morts. Je compris aussi beaucoup mieux pourquoi des charcutiers ignares aimaient tant à accompagner les armées à la guerre et revenaient riches en Egypte, bien que leur savoir fût minime.

Jérusalem retentissait de bruits et de cris et de musique syrienne. Les soldats avaient du cuivre et de l'argent, et ils buvaient de la bière et se divertissaient avec des filles peintes que les marchands avaient amenées, et ils se disputaient et se battaient et se volaient entre eux, si bien que chaque jour des corps pendaient aux murs, la tête en bas. Mais les soldats ne s'en souciaient guère, ils disaient: «II en fut ainsi, il en sera toujours ainsi.» Ils gaspillèrent leur cuivre et leur argent pour de la bière et des filles, jusqu'au départ des marchands. Horemheb préleva un tribut sur les marchands à leur arrivée et à leur départ, et il s'enrichit, bien qu'il eût cédé sa part du butin aux soldats. Mais il ne s'en réjouit aucunement, car lorsque j'allai prendre congé de lui pour rentrer à Simyra, il me dit:

– Cette campagne est terminée avant même d'avoir commencé, et le pharaon me reproche dans une lettre d'avoir versé du sang malgré son interdiction. Je dois rentrer en Egypte et y ramener mes bousiers et les licencier et déposer dans les temples leurs faucons et leurs queues de lions. Mais je ne sais ce qui arrivera, car ce sont les seules troupes exercées en Egypte et les autres sont tout juste bonnes à chier sur les murs et à pincer les femmes. Par Amon, il est facile au pharaon de composer dans son palais doré des hymnes à son dieu et de croire qu'il gouvernera par l'amour tous les peuples, mais il devrait entendre les gémissements des hommes massacrés et les hurlements des femmes dans les villages incendiés, lorsque l'ennemi envahit le pays, et alors il changerait peut-être d'idée.

– L'Egypte n'a pas d'ennemis, car l'Egypte est trop riche et trop puissante, lui dis-je. Ta réputation s'est répandue dam toute la Syrie, et les Khabiri ne toucheront plus aux bornes. Alors, pourquoi ne pas licencier les troupes, car en vérité elles se saoulent et font du scandale, et leurs quartiers puent l'urine et la vermine y grouille.

– Tu ne sais ce que tu dis, répondit-il en se grattant rageusement sous les bras, car la cabane du roi était aussi pleine de vermine. L'Egypte se suffit à elle-même, mais ailleurs on fomente des révoltes. C'est ainsi que j'ai appris que le roi d'Amourrou se procure fébrilement des chevaux et des chars de guerre, alors qu'il ferait mieux de payer plus régulièrement son tribut au pharaon. Chez lui on raconte déjà ouvertement que jadis les Amorrites ont dominé le monde entier, et il y a là un fond de vérité, car les derniers Hyksos habitent chez eux.

– Cet Aziru est mon ami, et il est rempli de vanité, parce que je lui ai doré les dents, dis-je. Je crois aussi qu'il a d'autres préoccupations, car il a pris une femme qui lui épuise les flancs et lui affaiblit les genoux.

– Tu sais bien des choses, Sinouhé, dit Horemheb avec un regard songeur. Tu es un homme libre et tu décides toi-même de tes actes et tu voyages d'une ville à l'autre, en entendant bien des choses que d'autres ignorent. Si j'étais à ta place et libre comme toi, je me rendrais dans tous les pays pour m'instruire. J'irais à Mitanni et à Babylone, et je profiterais de l'occasion pour me renseigner sur les chars de guerre des Hittites et sur la manière dont ils exercent leurs troupes, et je visiterais aussi les îles de la mer pour voir quelle est la force réelle des navires de guerre dont on parle tant. Mais je ne peux pas le faire, car le pharaon me rappelle. En outre, mon nom est si connu dans toute la Syrie qu'on ne me raconterait pas ce que je désire apprendre.

Mais toi, Sinouhé, tu es vêtu à la syrienne et tu parles la langue des gens cultivés de tous les pays. Tu es médecin et personne ne croit que tu sois au courant d'autre chose que de ton art. Ton langage est simple et souvent enfantin à mes oreilles, et tu me regardes de tes yeux ouverts, mais pourtant je sais que ton cœur est renfermé et que tu n'es pas comme on le croit. Est-ce vrai?

– Peut-être, lui dis-je. Mais que veux-tu de moi?

– Si je te donnais beaucoup d'or, dit-il, pour que tu puisses aller dans les pays dont je t'ai parlé, afin d'y pratiquer ton art et diffuser la renommée de la médecine égyptienne et ta réputation de guérisseur, dans chaque ville les riches t'inviteraient chez eux et tu pourrais scruter leurs cœurs, et peut-être que les rois et les souverains t'appelleraient aussi et tu pourrais sonder leurs intentions. Mais tout en exerçant ton art, tes yeux seraient les miens et tes oreilles les miennes, et tu te graverais dans l'esprit tout ce que tu vois et entends, afin de me le raconter à ton retour en Egypte.

– Je ne rentrerai jamais en Egypte, dis-je. Et tes propositions sont dangereuses, je ne tiens nullement à être pendu aux murailles d'une ville étrangère, la tête en bas.

– De demain nul n'est certain, répondit-il. Je crois que tu reviendras en Egypte, car quiconque a bu l'eau du Nil ne peut étancher sa soif ailleurs. Même les hirondelles et les grues reviennent en Egypte chaque hiver et ne se plaisent nulle part ailleurs. C'est pourquoi tes paroles sont un bourdonnement de mouche dans mes oreilles. Et l'or n'est que poussière à mes pieds, et je l'échangerais volontiers contre des renseignements. Ce que tu dis de la pendaison est stupide, car je ne te demande pas de commettre des actes nuisibles ni de violer les lois des pays étrangers. Toutes les grandes villes n'attirent-elles pas les étrangers pour visiter leurs temples, n'organisent-elles pas des fêtes et des divertissements pour amuser les voyageurs, afin que ceux-ci laissent leur or aux habitants de la ville? Tu seras le bienvenu dans tous les pays, si tu as de l'or sur toi. Et ton art sera apprécié dans des pays où l'on tue les vieillards à coups de hache et où l'on mène les malades mourir dans le désert, comme je l'ai entendu dire. Les rois sont fiers de leur puissance et aiment faire défiler leurs troupes devant eux, afin que les étrangers aussi en conçoivent du respect pour leur puissance. Quel mal y aurait-il à ce que tu observes comment les soldats marchent et quelles armes ils ont, et si tu comptes le nombre des chars de guerre en notant s'ils sont gros et lourds ou petits et légers, et s'ils portent deux ou trois hommes, car on m'a dit que parfois un écuyer prend place à côté du conducteur. Il est également important de savoir si les soldats sont bien nourris et luisants de graisse ou s'ils sont maigres et rongés par la vermine et s'ils ont les yeux malades comme mes bousiers. On raconte aussi que les Hittites ont découvert magiquement un nouveau métal qui est capable d'ébrécher l'acier le mieux trempé, et ce métal est bleu et il s'appelle fer, mais je ne sais si c'est vrai, car il est possible qu'ils aient simplement trouvé un nouveau moyen de tremper le cuivre et de le mélanger, mais je voudrais connaître de quoi il s'agit. Mais ce qui est essentiel, c'est de savoir les dispositions du souverain et celles de ses conseillers. Regarde-moi!

Je le regardai, et il me sembla grandir à mes yeux et son regard avait un éclat sombre, et il était pareil à un dieu, si bien que mon cœur frémit et que je m'inclinai devant lui, les mains à la hauteur des genoux. Il me dit alors:

– Crois-tu que je suis ton maître?

– Mon cœur me dit que tu es mon maître, mais je ne sais pourquoi, répondis-je, et ma langue était épaisse dans ma bouche et j'avais peur. Il est probablement exact que tu es destiné à devenir un conducteur de foules, comme tu l'affirmes. Je vais donc partir et mes yeux seront les tiens et mes oreilles les tiennes, mais je ne sais si tu profiteras de ce que je verrai ou entendrai, car je suis bête dans les affaires qui t'intéressent, c'est seulement en médecine que j'excelle. Cependant, je ferai de mon mieux, et pas pour de l'or, mais parce que tu es mon ami et que les dieux en ont manifestement décidé ainsi, s'il existe des dieux.

Il dit:

– Je crois que tu ne te repentiras jamais d'être mon ami, mais je te donnerai en tout cas de l'or, car tu en auras besoin, si je connais bien les hommes. Tu n'as pas à te demander pourquoi les renseignements que je désire obtenir me sont plus importants que l'or. Je puis cependant te dire que les grands pharaons envoyaient des hommes habiles dans les cours des autres royaumes, mais les envoyés du pharaon actuel sont des imbéciles qui ne savent raconter que la manière dont on plisse les robes et comment on porte les décorations et dans quel ordre chacun est assis à la droite ou à la gauche du souverain. C'est pourquoi ne te soucie pas d'eux, si tu en rencontres, mais que leurs discours soient comme un bourdonnement de mouche à tes oreilles.

Mais quand je pris congé, il abandonna sa dignité et mit sa main sur ma joue et toucha mon épaule de son visage, en disant:

– Mon cœur est gros à ton départ, Sinouhé, car si tu es solitaire, je le suis aussi, et personne ne connaît les secrets de mon cœur.

Je crois qu'en disant ces mots il pensait à la princesse Baketamon dont la beauté l'avait ensorcelé.

Il me remit beaucoup d'or, plus que je ne pensais, et je crois qu'il me donna tout l'or qu'il avait gagné pendant la campagne de Syrie, et il ordonna à une escorte de m'accompagner jusqu'à la côte pour me protéger des brigands. Je déposai l'or dans une grande maison de commerce et l'échangeai contre des tablettes d'argile plus commodes à transporter parce que les voleurs ne pouvaient les utiliser, et je pris le bateau pour rentrer à Simyra.

Je tiens à mentionner encore qu'avant mon départ de Jérusalem, je trépanai un soldat qui avait reçu un coup de massue sur la tête dans une rixe devant le temple d'Aton, et le crâne était fracturé et l'homme agonisait et ne pouvait remuer ni les bras ni les jambes. Mais je ne pus le guérir, son corps devint brûlant et il se débattit, et il mourut le lendemain.