39710.fb2 Stupeur et tremblements - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 18

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Décembre arriva, mois de ma démission. Ce mot pourrait étonner: j' approchais du terme de mon contrat, il ne s'agissait donc pas de démissionner. Et poùrtant si. Je ne pouvais pas me contenter d'attendre le soir du 7 janvier 1991 et de partir en serrant quelques mains. Dans un pays où, jusqu'à il y a peu, contrat ou pas contrat, on était engagé forcément pour toujours, on ne quittait pas un emploi sans y mettre les formes.

Pour respecter la tradition, je devais présenter ma démission à chaque échelon hiérarchique, c'est-à-dire quatre fois, en commençant par le bas de la pyramide: d'abord à Fubuki, ensuite à monsieur Saito, puis à monsieur Omochi, enfin à monsieur Haneda.

Je me préparai mentalement à cet office. Il allait de soi que j'observerais la grande règle: ne pas me plaindre.

Par ailleurs, j'avais reçu une consigne paternelle: il ne fallait en aucun cas que cette affaire ternisse les bonnes relations entre la Belgique et le pays du Soleil-Levant. Il ne fallait donc pas laisser entendre qu'un Nippon de l'entreprise s'était mal conduit envers moi. Les seuls motifs que j'aurais le droit d'invoquer – car j'aurais à expliquer les raisons pour lesquelles je quittais un poste aussi avantageux – seraient des arguments énoncés à la première personne du singulier.

Sous l'angle de la pure logique, cela ne me laissait pas l'embarras du choix: cela signifiait que je devais prendre tous les torts sur moi. Une telle attitude ne manquerait pas d'être risible mais je partais du principe que les salariés de Yumimoto seraient reconnaissants de me voir l'adopter pour les aider à ne pas perdre la face et m'interrompraient en protestant: «Ne dites pas de mal de vous, vous êtes quelqu'un de très bien!»

Je sollicitai une entrevue avec ma supérieure. Elle me donna rendez-vous en fin d'après-midi dans un bureau vide. Au moment de la rejoindre, un démon murmura dans ma tête: «Dis-lui que, comme madame Pipi, tu peux jgagner plus ailleurs.» J'eus beaucoup de peine à museler ce diable et j'étais déjà au bord du fou rire quand je m'assis en face de la belle.

Le démon choisit cet instant pour me chuchoter cette suggestion: «Dis-lui que tu restes seulement si on met aux chiottes une assiette où chaque usager déposera cinquante yens.»

Je mordis l'intérieur de mes joues pour garder mon sérieux. C'était si difficile que je ne parvenais pas à parler.

Fubuki soupira:

– Eh bien? Vous aviez quelque chose à me dire?

Afin de cacher ma bouche qui se tordait, je baissai la tête autant que possible, ce qui me conféra une apparence d'humilité dont ma supérieure dut être satisfaite.

– Nous approchons du terme de mon contrat et je voulais vous annoncer, avec tous les regrets dont je suis capable, que je ne pourrai le reconduire.

Ma voix était celle, soumise et craintive, de l'inférieure archétypale.

– Ah? Et pourquoi? me demanda-t-elle sèchement.

Quelle question formidable! Je n'étais donc pas la seule à jouer la comédie. Je lui emboîtai le pas avec cette caricature de réponse:

– La compagnie Yumimoto m'a donné de grandes et multiples occasions de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Hélas, je n'ai pas pu me montrer à la hauteur de l'honneur qui m'était accordé.

Je dus m'arrêter pour me mordre à nouveau l'intérieur des joues, tant ce que je racontais me paraissait comique. Fubuki, elle, ne semblait pas trouver cela drôle, puisqu'elle dit:

– C'est exact. Selon vous, pourquoi n'étiez-vous pas à la hauteur?

Je ne pus m'empêcher de relever la tête pour la regarder avec stupéfaction: était-il possible qu'elle me demande pourquoi je n'étais pas à la hauteur des chiottes de l'entreprise? Son besoin de m'humilier était-il si démesuré? Et s'il en était ainsi, quelle pouvait donc être la nature véritable de ses sentiments à mon égard?

Les yeux dans les siens, pour ne pas rater sa réaction, je prononçai l'énormité suivante:

– Parce que je n'en avais pas les capacités intellectuelles.

Il m'importait moins de savoir quelles capacités intellectuelles étaient nécessaires pour nettoyer une cuvette souillée que de voir si une aussi grotesque preuve de soumission serait du goût de ma tortionnaire.

Son visage de Japonaise bien élevée demeura immobile et inexpressif, et il me fallut l'observer au sismographe, pour détecter la légère crispation de ses mâchoires provoquée par ma réponse: elle jouissait.

Elle n'allait pas s'arrêter en si bon chemin sur la route du plaisir. Elle continua:

– Je le pense aussi. Quelle est, d'après vous, l'origine de cette incapacité?

La réponse coulait de source. Je m'amusais beaucoup:

– C'est l'infériorité du cerveau occidental par rapport au cerveau nippon.

Enchantée de ma docilité face à ses désirs, Fubuki trouva une repartie équitable:

– Il y a certainement de cela. Cependant, il ne faut pas exagérer l'infériorité du cerveau occidental moyen. Ne croyez-vous pas que cette incapacité provient surtout d'une déficience propre à votre cerveau à vous?

– Sûrement.

– Au début, je pensais que vous aviez le désir de saboter Yumimoto. Jurez-moi que vous ne faisiez pas exprès d'être stupide.

– Je le jure.

– Êtes-vous consciente de votre handicap?

– Oui. La compagnie Yumimoto m'a aidée à m'en apercevoir.

Le visage de ma supérieure demeurait impassible mais je sentais à sa voix que sa bouche se desséchait. J'étais heureuse de lui fournir enfin un moment det volupté.

– L'entreprise vous a donc rendu un grand service.

– Je lui en serai pleine de gratitude pour l'éternité.

J'adorais le tour surréaliste que prenait cet échange qui hissait Fubuki versi un septième ciel inattendu. Au fond, c'était un moment très émouvant.

«Chère tempête de neige, si je puis, à si peu de frais, être l'instrument de ta jouissance, ne te gêne surtout pas, assaille-moi de tes flocons âpres et durs, de tes grêlons taillés comme des silex, tes nuages sont si lourds de rage, j'accepte d'être la mortelle perdue dans la montagne sur laquelle ils déchargent leur colère, je reçois en pleine figure leurs mille postillons glacés, il ne m'en coûte guère et c'est un beau spectacle que ton besoin d'entailler ma peau à coups d'insultes, tu tires à blanc, chère tempête de neige, j'ai refusé que l'on me bande les yeux face à ton peloton d'exécution, car il y a si longtemps que j'attendais de voir du plaisir dans ton regard.»

Je crus qu'elle avait atteint l'assouvissement car elle me posa cette question qui me parut de simple forme:

– Et ensuite, que comptez-vous faire?

Je n'avais pas l'intention de lui parler des manuscrits que j'écrivais. Je m'en tirai avec une banalité:

– Je pourrais peut-être enseigner le français.

Ma supérieure éclata d'un rire méprisant.

– Enseigner! Vous! Vous vous croyez capable d'enseigner!

Sacrée tempête de neige, jamais à court de munitions!

Je compris qu'elle en redemandait. Je n'allais donc pas sottement lui répondre que j'avais un diplôme de professeur.

Je baissai la tête.

– Vous avez raison, je ne suis pas encore assez consciente de mes limites.

– En effet. Franchement, quel métier pourriez-vous exercer?